23 – à bras le corps

Mercredi 21 avril

Je viens de lire une interview de l’écrivain Joseph Andras, qui explique ne pas avoir « un rapport de très grande proximité avec la fiction » et préférer partir du réel, s’appuyer sur le document. Je ne connais pas cet auteur – mais de toute façon, ce blog a vite pris l’allure d’une brocante où j’accumule le fratras joyeux de mes découvertes en matière de littérature contemporaine, je ne fais donc ici que poursuivre fidèlement la voie qu’il s’est donnée. Je ne saurais dire de quelle manière Joseph Andras retranscrit le réel dans ses textes. Mais déjà, je relève dans ses propos quelques flèches qui me plaisent :

« On a trop souvent tendance à faire de la droite et de la gauche des catégories morales, des « sensibilités » : la droite est méchante, la gauche est sympa. […] On continue d’entendre, ici et là, que la colonisation serait de droite et que si la gauche l’a parfois appuyée, ce fut malgré ses « valeurs ». Bien sûr, c’est faux.

Victor Hugo et ses envolées sur la conquête au nom du progrès, c’est la gauche. Mitterrand qui ratifie l’exécution de Fernand Iveton et donne l’ordre final de frapper Ouvéa, c’est la gauche. Hollande qui chante son amour à Netanyahou, c’est la gauche. C’est que, ramenée à l’os, la question coloniale est celle de l’accumulation du capital. Des matières premières. De la force de travail. Après, on enrobe : les Lumières, le petit Jésus, la possession d’une âme, la modernité, le tout-à-l’égout et les Gaulois. »

Puis, au sujet du détournement du sens des mots opéré notamment par les politiques :

« C’est une question compliquée. Je veux dire, ce qu’il faut faire des mots salis. Doit-on garder « socialisme » après les crédits de guerre votés par le SPD allemand en 1914 ? « Communisme » après Douch et son programme de tortures ? « Démocratie » après Bush et Blair ? « Féminisme » après Femmes puissantes de Léa Salamé ? Faut-il les abandonner, en trouver de nouveaux, les laver puis les brandir avec orgueil ? Il n’y a que dans les dictionnaires que les termes soient intacts. À l’air libre, ils ont tous du noir sous les ongles. »

Irak

C’est vrai que c’est une question difficile que celle du traitement des mots quand ils ont été galvaudés. Mais en réalité, il en est des mots comme du reste, je veux dire tout le reste : se coltiner le réel, c’est regarder la contradiction, les torsions internes dont les faits sont faits. Se coltiner les mots, c’est aussi se confronter à leur polysémie, à leurs connotations comme leurs insuffisances. Aucun concept ne peut englober en son sein un morceau d’existant, mais le mot est lui-même un morceau d’existant. C’est une matière, un espace de manipulation.

Un mot ne peut donc se suffire à lui-même car un mot seul, toujours, mentira. Le mot est par nature totalitaire et trompeur, il prend de la place, s’impose, tonitruant, comme un homme sandwich pour ne montrer que ce qu’il veut selon le contexte. En se faisant jour il déploie sa propre propagande, la facette parmi d’autres dont on croit naïvement qu’elle nous arrange, là, à ce moment précis. Ces dernières années plus particulièrement, on a appris à se méfier de l’image, à ne pas s’arrêter à ses effets immédiats. Pourtant la situation des mots est la même. Je les aime comme j’aime le réel pour cela très exactement. Pour cette béance qu’ils présentent, la manière dont leur sens nous glisse entre les doigts alors même que nous croyons les attraper. Prendre le réel à bras le corps est ainsi le but de la littérature, mais en tant qu’impossible visée.

Voici un documentaire passionnant sur la guerre d’Irak de 2003 et ses conséquences jusqu’à aujourd’hui. Il présente uniquement des témoins et des acteurs directs du conflit (aucun dirigeant de l’époque, dont la bêtise et l’arrogance s’avèrent au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer). En plus du récit d’actes incroyablement courageux de certains civils et de destins tragiques, c’est des militaires américains que je me souviendrai. Parce que leur position, vingt ans encore après leur mission est absolument intenable ; que tout leur discours est constitué d’indémêlables noeuds et qu’on les voit, là, face à la caméra, composer comme ils le peuvent avec les contradictions qui les habitent. Les slogans dans lesquels ils ont grandi et les absurdités qu’ils ont vues, les horreurs qu’ils ont commises, tout ce qui est en train de les ronger. Plus encore qu’ailleurs, les mots – leurs mots – ne suffisent pas. Et dans leur regard on lit : il nous faudra tenir dans notre guerre interne, les innombrables collisions dont nous sommes désormais tissés.

22 – (amour) anachronique

Mardi 20 avril

Dans un anachronisme honteux j’ai toujours pensé que la princesse de Clèves était une cruche soumise aux convenances et qu’elle aurait dû céder aux avances du duc de Nemours. Mais je comprends soudain les choses autrement, et il est possible de croire que ce qu’elle a fui en se refusant à lui, c’est son propre amour. Sa démesure. Ce n’est pas du regard des autres ni de l’homme qu’elle aimait qu’elle a eu peur, mais d’elle-même. Car un amour pareil, d’une puissance inconcevable, ce n’est pas humain. Un tel vertige. Un tel vertige pourrait tout dévaster en elle. Un tel vertige pourrait tout dévaster.

M87* Event Horizon Telescope Collaboration

21

Lundi 19 avril

Je termine à l’instant le roman de Tanguy Viel. Ce n’est peut-être pas une très bonne idée de me mettre à écrire tout de suite mais j’ai des horaires à tenir. Je suis encore dans le rythme du monologue du personnage principal Martial Kermeur, encore imprégnée de son histoire, de la longue tirade qu’il tient devant le juge et de la cascade d’images qu’il convoque pour mieux s’en faire comprendre, les laissant s’accumuler, ces images, tout au long de son récit, s’empiler les unes sur les autres comme dans un jeu de Tetris, avec certes, pense-t-on au début, une certaine maîtrise, si bien qu’en tombant en bas de l’écran elles se rangent proprement et font disparaître comme par magie les amas d’incertitude, puis de façon de plus en plus confuse. Tout finit par s’emballer. Et dès lors, quand Martial Kermeur parle de ce qui l’a amené à commettre un crime, c’est comme s’il regardait impuissant les couleurs et les formes envahir son écran, parvenant encore de temps en temps à emboîter deux ou trois morceaux et ralentir quelques instants l’arrivée de la catastrophe ; puis plus rien, quelque chose en lui lâche une bonne fois, quelque chose cesse de lutter et on jurerait alors qu’en racontant son histoire il veut en précipiter la fin, accélérer l’inévitable débordement du malheur.

J’ai adoré ce roman. Tout d’abord à cause de cette accumulation de métaphores et de comparaisons. Bien sûr elles sortent de la bouche du personnage, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en les multipliant ainsi au-delà de l’imaginable, l’auteur a voulu faire une expérience littéraire, voir ce que ça fait de laisser proliférer ainsi les images, au point d’en écrire quatre, cinq, six par page – certaines avec une fulgurance rare, certaines plus maladroites, presque empâtées, mais cela aussi c’est d’évidence volontaire. Je n’avais jamais vu ça.

Et en l’occurrence, ça marche : oui c’est possible de plonger dans cette démesure-là, ça ne charge pas le sens, bien au contraire. Et si Kermeur semble s’affaisser au fil du texte alors qu’il enchaîne les comparaisons pour signifier ce qui lui échappe, toutes les pièces du puzzle, elles – les événements qui composent cette histoire de vengeance – s’emboîtent parfaitement. Je suis reconnaissante à l’auteur (et je note que c’est la deuxième fois que j’emploie cette expression à son égard) d’avoir osé mettre autant d’images dans un texte si dense. Il a répondu à une question que je me posais depuis longtemps : jusqu’à quel point ?, en me disant que j’en laissais toujours trop. Or, on dirait bien que pour les images comme pour tant d’autres choses, la réponse est : pas de limite.

Ensuite il y a l’ambiance très cinématographique de ce roman. Les effets visuels sont très puissants dans ce texte :

« Et il a fait cette sorte de quart de tour comme quelqu’un qui serait sur le point de s’en aller mais qui sait déjà qu’il ne partira pas avant d’avoir été au bout de son idée, et il s’est arrêté dan son mouvement, il a tourné la tête vers moi, et il a dit : Si un prochain jour ça vous tente, on pourrait aller pêcher ensemble. »

La scène, je la vois. On la voit tous. J’ai reconnu là la fonction démiurgique ou de metteur en scène que Tanguy Viel cède ponctuellement à ses narrateurs. Les personnages sont souvent mus par des représentations communes, pour ainsi dire des clichés. L’auteur semble s’en amuser.

Un autre élément important que développe particulièrement bien le roman est la question du rapport de force entre les personnages. De mon côté, je veux dire dans mes textes, je ne me suis jamais vraiment attelée à ce qui est pourtant un énorme morceau de compréhension de la psychologie humaine. Pas de manière frontale, du moins. Je sais que je devrai le faire, toute la question étant de savoir comment. En littérature, tant qu’on ne met pas en évidence les rapports de pouvoir et de domination qui existent entre, non : qui façonnent les groupes sociaux comme les individus, on ne rentre pas dans le dur des relations humaines. Or, Tanguy Viel le fait ici de manière assez géniale, montrant dans le même temps une compréhension aussi juste que précise de ce qui se joue. À mon sens, et toujours avec ses images qui n’appartiennent qu’à lui, il ouvre une voie :

« Et franchement, j’ai dit au juge, franchement c’est impossible de savoir, quand un type comme ça vous invite à boire une bière, s’il le fait seulement parce qu’il est seul ce soir-là ou bien s’il a une idée derrière la tête ou bien s’il est seulement fier de lui parce que vous êtes comme la dernière personne qu’il aurait pensé amener là, fier de condescendre en somme, parce qu’un type comme ça, j’ai compris depuis, un type comme ça veut toujours le beurre et l’argent du beurre, eh bien, l’argent du beurre c’est que pendant un temps, Lazenec, il s’est senti ami avec moi. Et moi d’une certaine manière, je l’ai accompagné dans son amitié. »

« Et vous n’imaginez pas, j’ai dit au juge, à cette idée de mener sa barque, soudain, dans un cerveau comme le mien, il y a des vagues de trois mètres qui s’érigent comme des murs d’eau sous mon crâne, moi, dans la barque en question, c’est comme si je m’étais retrouvé seul perdu au milieu de l’océan avec à côté de moi un paquebot géant qui file vers l’Amérique. Alors à cause de ce sentiment même, sous mon crâne, ce fut comme une balle magique qui frappait d’un côté l’autre et cassait toutes les vitres. Et en même temps qu’il y avait cette balle rebondissante qui faisait plus de dégâts qu’une pierre dans un lac, je dis bien « en même temps », il y avait quelque chose en moi qui se gonflait d’orgueil ou je ne sais pas, de souveraineté, quelque chose qui disait, oui, c’est vrai, tu sais mener ta barque – et sans savoir que lui, Lazenec, dans mon orgueil, dans ma résistance, dans mon libre-arbitre, bientôt il pourrait s’y vautrer comme dans un canapé en cuir dont il aurait lui-même consolidé les coutures. »

20 – mots

Dimanche 18 avril

Comme je me l’étais promis je commence Article 353 du code pénal, roman qui sonne comme un polar américain de Brest. J’en suis au tout début donc, mais ce qui me frappe assez vite, c’est à quel point ici les mots et les idées sont traités comme une matière (encombrante) :

« Et ça m’a fait bizarre d’entendre ça dans la bouche du juge, comme de l’ironie ou je ne sais pas, un couteau dans une plaie qu’il rouvrait en moi sans que je distingue s’il le faisait par amusement ou si seulement il suivait la ligne droite des faits, si la ligne droite des faits, c’était aussi la somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies, si la ligne droite des faits, c’était comme l’enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire. »

« dans ces instants-là, on cherche ce qui autour de nous pourrait accrocher nos pensées comme à un portemanteau. »

« Toutes ces fois où j’ai lancé des phrases comme des flèches dans l’air en cherchant où exactement elles retomberaient, sur quel dossier elles viendraient se planter ou rebondir et s’étendre sur la surface de son bureau comme autant de récits futurs, non, il n’a pas réagi. »

Rabelais avait imaginé le récit de paroles gelées qui se libèrent en « dragées perlées de diverses couleurs » lorsque monte la température. Charles Perrault avait repris le conte des jeunes filles qui faisaient sortir de leur bouche diamants ou crapauds selon leur nature profonde. Ces images disent toutes à leur manière quelle est la réalité de l’écrivain : pétrir des mots. Les manipuler et les jeter, en espérant qu’ils rebondissent ou au contraire, tombent pile dans le panier.

En une valse discrète elle slalommait entre les pierres blanches qui jonchaient le chemin. Elle marchait avec un balancement serein, au rythme duquel se greffa peu à peu une sorte de chant religieux, une incantation improvisée. Elle était seule mais fredonnait tout bas. Les unes après les autres, les syllabes s’échappaient de sa gorge et de son palais. Cette prière n’appartenait qu’à elle, elle seule la comprenait : elle était son secret. Et elle regardait alors les mots qui la composaient se transformer aussitôt qu’ils échappaient de ses lèvres au contact de l’air, en perles précieuses et en joyaux, puis tomber dans le décolleté de son ample chemise rentrée dans son jean où ils restaient coincés. Tandis qu’elle avançait, les mots tintaient.

19

Samedi 17 avril

Je comptais faire un billet sur le mouvement dans Salambo de Flaubert, mais j’ai entendu la conférence passionnante de l’écrivain Arno Bertina sur « la cavalcade » de Stendhal, de celles qui donnent immédiatement cette envie d’aller relire les livres de celui dont on parle. Aujourd’hui ce sera donc Stendhal.

Bien évidemment je suis particulièrement sensible à la fougue stendhalienne. Et comme je crois le comprendre en le lisant, car moi non plus (en bonne héritière de la modernité. Mais quand on y songe elle commence à dater, la modernité… disons en disciple de Laurence Sterne et amie de Diderot), je n’aime pas les livres parfaits, ceux qui donnent le sentiment d’être trop bien menés de bout en bout. Ce n’est nullement une décison de ma part. Il me semble que ce genre de données s’imposent pour des raisons qui pour l’essentiel nous échappent, mais ceux qui avancent par à-coups me paraissent souvent dire davantage, laisser quelque chose d’ouvert, et enfin peut-être, sceller un pacte plus fort avec le lecteur. Et c’est alors dans les moments où (ré)apparaît la vitalité qui soutient ces textes que je trouve mon véritable bonheur de lectrice. Sarga !

Concernant les fins de romans, il me semble qu’il n’y a que deux possibilités réellement viables pour l’écrivain :

– ou bien l’auteur écrit son texte en ayant en tête sa fin – ou plus exactement : parce qu’il a en tête sa fin qu’il considère comme un point d’orgue, l’aboutissement du livre. C’est vers ce lieu du dénouement qu’est alors tendue l’énergie qu’il mettra à écrire ce qui précède.

– ou bien, comme Stendhal dans la Chartreuse de Parme, il considère que l’essentiel est dit bien avant, n’est pas dupe et ne veut surtout tromper personne, par conséquent ne prend pas la peine de se plier aux conventions les plus élémentaires d’écriture (et la conférence montre bien comme cette manière de faire permet aussi à Stendhal de réinventer la langue). Il trouvera alors une pirouette plus ou moins habile pour achever l’oeuvre. À moins qu’il ne meure avant de l’avoir trouvée.

Entre les deux, il y a bien sûr la fin sobre et correcte. La fin qui conclut honorablement. Mais pour ma part, je ne veux pas de fin sobre, correcte et concluante. Je préfère que l’auteur me dise d’aller la chercher ailleurs. En moi par exemple.

Parfois lorsqu’on écrit, on peut aussi avoir de bonnes et précieuses surprises. Connaître quelques révélations à force de creuser le texte. À titre d’exemple, ce qui m’est arrivé récemment. Comme souvent, je me suis lancée dans l’écriture de mon dernier manuscrit sans avoir une idée très claire de la façon dont j’allais le terminer. Alors que j’approchais du terme et sentant une angoisse m’étreindre chaque jour un peu plus, j’ai fini par me poser pour de bon pour y réfléchir Pour choisir une fin. Au bout de deux heures, je commençais à désespérer sérieusement de trouver quelque chose de satisfaisant. Je commençais à somnoler d’ennui. Je m’apprêtais à m’assoupir pour de bon quand soudain, la dernière page s’est mise à se dérouler dans ma tête. À la phrase près. Je n’avais plus qu’à me mettre (immédiatement, avant de tout oublier !) devant mon ordinateur et retranscrire ce qui venait.

Ces moments sont rarissimes. D’ailleurs quand l’inspiration vient trop vite il vaut mieux s’en méfier : l’expérience m’a montré qu’elle est souvent emplie d’effets faciles. Mais là non, j’étais certaine de la justesse de ce qui arrivait. Après tous ces mois de travail, j’ai eu alors un drôle de sentiment. Celui que si j’avais écrit les 150 pages précédentes, c’était pour vivre ce moment. Pas pour la fin du texte, non, pas pour le texte ; mais pour ce moment de vie, l’expérience unique où l’on ne peut que regarder défiler des mots sans avoir rien à y redire. J’ignore si ce qu’ils disaient était bouleversant, juste ou même correct. Mais cette soudaine bouffée de puissance vécue dans un pli de conscience ne saurait être oubliée.

18

Vendredi 16 avril

Bahman Mohassess est un peintre et sculpteur iranien reconnu internationalement. En 2010, quand la réalisatrice Mitra Farahani le retrouve dans un hôtel à Rome pour faire un documentaire dont il est le sujet, il vit en exil depuis 40 ans. Peu après avoir quitté l’Iran, il a quasiment cessé de travailler. Il n’expose plus depuis longtemps. Surtout, il a détruit les unes après les autres l’essentiel de ses oeuvres.

Le documentaire montre un homme qui ne sort plus de chez lui, se dit écoeuré par les relations humaines et menant une existence paisible. Contre toute attente il n’a pas l’air malheureux. Il rit souvent de ses remarques caustiques tel un personnage de cartoon. Avec la réalisatrice, il tisse une relation faite de taquineries et de complicité tacite, de franchise, de jeu et de postures, de clopes, de gaîté. Ce documentaire colle fort au réel. Il est fait de temps longs, de temps morts, de bavardages et de routines. Or, ce réel a ceci de particulier qu’il est à la fois extraordinaire et d’une extrême banalité. Cela fait un drôle de mélange, qui sème le trouble et le prolonge bien au-delà du temps du film. Il montre un homme extraordinaire, au talent fou et insolent, qui s’est volontairement placé, précisément parce qu’il est ainsi, dans une vie banale, sourde aux tumultes du monde comme aux promesses de gloire.

Installé sur son canapé en tissu ringard trône ainsi du soir au matin ce très vieil homme isolé et pourtant aussi cabotin qu’un comédien à la fleur de l’âge ; un homme à la fois mysanthrope et rigolard, au dégoût enjoué, satisfait de sa réussite autant que de la cassure qu’il a opérée, de lui-même, dans sa carrière. La seule chose qui lui manque, finit-il par reconnaître, c’est de ne plus travailler. Il acceptera de peindre une dernière fois pour offrir à Mitra Farahani l’image de l’artiste inspiré, labourant sa toile – et renflouer son compte en banque au passage. Il en mourra. Mais sans doute savait-il pertinemment ce qu’il était en train de faire en acceptant cet ultime effort.

Bahman Mohassess, Sans titre, 1966, détails de l’oeuvre et lieu d’exposition

Or justement. L’autre chose banale et extraordinaire que montre le film est bien la mort du peintre. Banale, parce qu’elle concerne un vieillard aux poumons encombrés. Dès les premières images et les premiers mots entendus, on sent parfaitement que c’est vers cette issue que va le film. Il ne s’agit ici de rien d’autre que d’accompagner les derniers jours d’un corps exténué sous l’air du Requiem de Mozart. Mais bien sûr, la mort est toujours un phénomène insondable, absolument impossible à saisir. Dans cet atelier de peinture c’est elle qui nous saisit. Et l’on est d’autant plus reconnaissant à la réalisatrice d’avoir su capter le moment de cette manière-là, d’avoir réussi à nous figer le coeur en une sensation inouïe de terreur et de quiétude. Plus encore : de nous faire partager avec elle cette terreur et cette quiétude flottant alors, palpable, et nous supéfie, tandis qu’agonise Bahman Mohassess. On ne voit rien de cette mort, on l’entend simplement : « Ouvre les portes ! Ce n’est pas une simple hémorragie. Je suis en train de mourir. » Pendant ces quelques instants, dix ans après le tournage du documentaire, le monde s’arrête.

Je ne sais pas si c’est parce que j’en ai vu défiler un certain nombre dans mon enfance, de ces artistes habités par leur travail tout autant que par la certitude de leur propre talent (à juste titre ou non, ce n’est pas le lieu d’en juger), mais pendant toutes ces heures de conversation entre la réalisatrice, les deux frères commanditaires de la toile à venir et Bahman Mohassess, j’avais le sentiment d’y être, dans ce petit salon, assise face au canapé. Je jurerais connaître cette atmosphère étrange, chargée de nicotine et d’odeur de café, où le temps s’est suspendu depuis longtemps. Où il faut être prêt à attendre parfois des heures pour ramasser quelques bribes de paroles mémorables. Où les longs silences contribuent pleinement à l’élaboration du mythe. Mais c’est peut-être là toute la performance du documentaire, de faire sentir aussi bien la condition profondément humaine de ce personnage à la fois truculent et ressassant. Alors que l’immense majorité de ses toiles a disparu, finalement ne restent de lui que ces images témoignant de son attitude vis-à-vis de ses oeuvres puis face à la mort.

« Tiens, mets-le (dans le film), c’est splendide. Tu aimes bien ?

– Très beau.

– Je l’ai détruit. J’ai demandé à mon chauffeur de le déchirer au couteau. C’est la vie ! »

J’ignore aussi pourquoi ce choix spécifique qu’a fait Bahman Mohassess de détruire ses oeuvres me semble si beau et si juste. Pourtant à l’évidence, faire « décéder », comme il le dit lui-même en farsi, ce que l’artiste a bâti n’empêchera pas sa propre mort d’arriver. Peut-être était-ce là le but profond et inavoué de ce geste d’effacement. Peut-être Bahman Mohassess se disait-il dans une sorte de pensée magique, à contre-courant de la croyance d’usage en la postérité, quelque chose comme : tant que je peux détruire j’échappe à la mort. Décéder les oeuvres, c’était alors les donner en sacrifice au néant. Du moins peut-on imaginer que cet acte radical et systématique l’aura aidé à l’accueillir quand celui-ci est venu le prendre.

« Décédé. Il était rien qu’à moi. Je l’adorais. »

15

Mercredi 14 avril

J’ai trouvé le roman que je cherchais, un roman sur la peau. C’est Sciences de la vie, de Joy Sorman.

Je n’avais rien lu de cette auteure, juste entendu il y a quelques mois une lecture publique qu’elle avait faite. Or tout d’abord, j’avais l’impression une partie de ma lecture (silencieuse) de ce roman d’entendre sa voix neutre, plutôt grave, parfaitement calée et habituée au rythme de ses propres phrases. Ce n’est pas si fréquent, une voix qui imprime autant son texte. C’est que la cadence de ces phrases, cette voix doit bien les connaître tant elles avancent de façon singulière. Elles sont comme celles de l’héroïne Ninon, « longues », nous dit-on, et avec « de multiples rebonds ». En plus des phrases qui font le style de l’auteure, il faut aussi noter cet usage très particulier qu’elle y fait de l’adjectif « fou », qui arrive ici toujours curieusement et avec une certaine violence, comme chargé de toute son histoire, de ses multiples connotations. Écrit, « fou » résonne, son écho se prolonge, vaste, menaçant.

Concernant la peau, tout y est ou quasi. Le titre seul, aussi improbable semble-t-il, cristallise impeccablement ce sur quoi je me penche depuis ces dernières semaines. Et c’est à la fois passionnant et amusant de voir comment un thème et les motifs qui l’accompagnent, peut-être de manière fatale – sur lesquels on ne peut pas faire l’impasse si l’on veut traiter sérieusement ce thème – auront pris corps chez tel ou tel auteur. Tout est là, donc. En effet, de ce que j’avais commencé à percevoir, j’ai retrouvé, disséminés tout au long du livre et entre autres choses : l’évocation des différentes fonctions de la peau (enveloppe des organes internes, réceptacle des affects, protection contre les agressions extérieures et palimpseste où s’écrit l’histoire de chacun) ; celle, longue, parfois pénible (dans le sens où la lecture finit par faire un peu mal au ventre) des innombrables maladies et douleurs que connaît l’épiderme ; mais en même temps, le constat de l’impossibilité de les nommer convenablement ; la nécessité de la douleur corporelle dans le processus d’édification de soi ; le lien entre intelligence et sensibilité, les deux ayant augmenté pendant la maladie de Ninon ; le refus de l’ascendance familiale ; la fuite d’une identité prédéfinie, déterminée, à laquelle on se sent assigné et qui continue de coller à la peau malgré soi.

Alors Ninon cherche. Et c’est évidemment cette quête, qui prend l’allure d’une désaffection de soi, d’une sécession intérieure jusqu’à « défaire sa vie », d’un refus obstiné de son état, que celui-ci soit finalement douloureux ou bien apaisé, qui constitue l’apprentissage dans ce roman.

Je n’en dirai pas plus. Ou plutôt : je n’affirmerai rien de plus. Simplement qu’il est donc passionnant de voir comment des motifs incontournables se combinent, ici dans ce roman contemporain, qui semble avancer avec la même détermination, le même mélange étrange de patience et de rage rentrée, de dépression et de volontarisme que la jeune femme. Et sans en avoir l’air, sous le prétexte de la douleur paralysante, il avance peut-être finalement comme un rouleau compresseur, ce texte, jusqu’à la délivrance, si c’en est bien une.

J’ajouterai encore quelques belles citations, des passages que j’aimerais retenir avec les mots-clés qui les habitent :

Fêlure : « toute vie est bien entendu un processus de démolition.

Ninon ne peut pas rester insensible à une telle sentence, la voilà la fêlure originelle, logée dans le principe même de la vie, l’existence fait faillite comme n’importe quelle entreprise, avec le temps, car depuis le début quelque chose se trame, avance, s’amplifie discrètement, sans bruit, c’est une minuscule fissure, présente à la naissance, qui craquelle et effrite déjà la matière terreuse de nos existences, et qui va s’élargir, creuser dans l’ombre, nous miner, jusqu’à la fin. Si c’est joué d’avance, alors à quoi bon se débattre ? Si c’est joué d’avance, il n’y a pas de cause au mal, pas d’autre explication que la vie elle-même. Quelle aubaine pour Ninon, quelle consolation cette phrase, une invitation à la légèreté, à l’indifférence, elle imprimerait bien ces mots sur un tee-shirt ; en attendant ça lui fait sa journée, mais guère davantage car que peut la littérature pour un corps endommagé ? »

Illisible (ou Barbare) : « Il est entendu depuis des mois que la médecine a échoué à traiter le symptôme brûlant, à déchiffrer le corps malade, sa grammaire cryptée ; Ninon est demeurée illisible, les médecins n’ont pas su traduire les borborygmes de sa douleur en une phrase lumineuse et sensée. »

Enveloppe : « Tout commence avec l’image de la peau comme enveloppe, écorce, sac – être un sac de peau qui contient le corps et ses humeurs, restent à l’intérieur les pulsions et les flux, qui sinon s’écouleraient de toutes parts, et le sang se déverserait à gros bouillons sur les tapis afghans du docteur Kilfe, et les poumons, les intestins rouleraient à terre.

Si les grands brûlés meurent c’est bien qu’ils ne sont plus étanches, ils fuient et s’éparpillent, le vide se fait en eux. »

Peau/manteau/centre (!) : « […] la peau n’est pas un manteau mais un centre. »

B. K. S. Iyengar disait que la véritable raison d’être du yoga est de déployer la peau. Entre asanas, lectures, peintures, films et sciences naturelles, je commence à peine à mesurer tout le travail qu’il me reste à accomplir avant de parvenir à la déployer tout-à-fait (et c’est heureux).

14 – lépidoptères

Mardi 13 avril

Pour que l’ensemble paraisse plus esthétique et naturel, il faudra prendre le temps de placer chaque élément de la composition avec la même rigueur. La naturalisation est un art de la patience. Concernant la mise à mort, cependant, les préférences divergent, et c’est heureux : chacun peut dans ce domaine exercer son libre-arbitre. Peu importe la technique adoptée parmi celles qui ont fait leur preuve, et l’expéreince montre que chacun trouve rapidement le modus operandi qui lui convient le mieux. Il faut cependant garder en tête que le papillon doit toujours être tué avant qu’il ne s’abîme. Sur ce point notre insistance n’est pas superflue, tout particulièrement quand l’insecte est destiné à être placé au sein d’une collection.

Si l’on craint de mal faire, on peut le placer dans le congélateur où on le sortira au bout d’une heure mort et intact. C’est un avantage non négligeable. Mais il faudra être ensuite très prudent : la décongélation est un moment où le corps est fragilisé. On peut aussi décider de l’endormir à l’éther acétique, voire au cyanure de potassium. Mais la technique la plus simple et permettant de faire pour ainsi dire d’une pierre deux coups est sans nul doute celle de la piqûre à l’ammoniaque directement dans le thorax.

Pour agir en toute sérénité, le thorax aura été transpercé sans à coup mais d’une main ferme, à l’aide d’une fine aiguille, dès qu’on aura sorti le papillon de son bocal. L’épingle doit être enfoncée aux trois quarts et à la verticale. En outre, si lors des étapes de l’étalage des ailes, le papillon pivote autour de l’épingle, on pourra sans problème ajouter une ou deux aiguilles supplémentaires pour le planter une bonne fois et l’immobiliser.

Mais là encore attention : avant de fixer définitivement le corps, il est indispensable de vérifier qu’il est correctement positionné, parfaitement placé dans la rainure de l’étaloir. Une erreur à ce niveau serait difficilement rattrapable. Combien de lépidoptéristes en herbe auront vu leurs premières tentatives ruinées en quelques secondes à cause d’un doigt mal posé, d’une pression mal maîtrisée sur une aile fragile ? L’expérience a prouvé que faire coïncider en tout premier lieu les lignes de l’abdomen et du support avant de déployer les ailes à l’aide de deux épingles est de loin le plus adéquat.

Nous n’insisterons jamais assez : aussitôt piqué, alors que les ailes ont définitivement cessé de bouger, le corps inerte perd vite de son allant et nécessite des doigts particulièrement experts. Plus encore que dans les minutes précédentes tout tremblement, toute hésitation sont à proscrire.

Comme les ailes (voir ci-dessous) et sans doute plus souvent encore, les deux antennes nécessiteront d’être repositionnées, toujours avec la plus grande douceur cela va sans dire, car elles se seront sans doute enroulées pendant les divers gestes qui précèdent, ainsi que par un réflexe animal caractéristique. Lorsque l’opération d’épinglage sera tout à fait terminée, il faudra les ouvrir avec amour, de préférence à l’aide d’une pince aux proportions parfaitement adaptées.

Auparavant, les deux paires d’ailes auront aussi été remontées, à commencer par les grandes, les ailes primaires, de façon à ce que leur contour interne forme un angle droit avec le corps. Aussitôt placées il est prudent de fixer alors les ailes primaires avec deux épingles, car celles-ci ne seront plus irriguées du fait de la mort de l’insecte. Or, les ailes desséchées se cassent avec une facilité déconcertante. Vous ne voulez pas voir vos efforts ainsi ruinés.

Rappelons-le : pendant cette manipulation hautement sensible il est préférable de ne pas toucher les ailes avec le bout des doigts pour éviter que des écailles colorées s’en décollent même si l’envie vous démange. Bas les pattes, l’animal s’en trouverait instantanément privé d’une grande part de sa superbe. Cette fois, c’est l’emploi de deux bandelettes, (une pour maintenir les ailes séparées, l’autre pour les écarter), plus souples que la pince, qui est fortement préconisé.

Lorsque le spécimen est bien en place sur l’étaloir, on inscrira dans la foulée la date de la capture et non de la mort du papillon, puisque cette seule notion ne saurait rendre compte de la somme de travail que demande aussi bien en amont qu’en aval la préparation, la fixation et l’exposition du corps. Par ailleurs, le temps de séchage de celui-ci variera quant à lui selon des éléments divers, par exemple sa taille et l’humidité de la pièce, quand la capture reste une donnée qui n’est pas à interroger.

Tous ces gestes, qui font pleinement partie du travail autant que du plaisir d’un collectionneur véritablement passionné, font de la mise à mort de l’animal, qui reste, au demeurant, difficile à dater précisément – après tout, qui s’est sérieusement penché sur la durée d’agonie du lépidoptère ? Soyons raisonnables. – un détail. Tout l’art de la naturalisation consiste à fixer la beauté du vivant et de ce point de vue, à empêcher le pourrissement inévitable sinon de l’animal, il est une négation, une annulation même de la mort. Voilà toute une philosophie !

Ainsi, seul le résultat visible sera pris en compte, à la fois la réussite des manipulations et l’harmonie de la composition obtenue. Car c’est toute l’ingratitude de l’art du lépidoptériste, n’est apprécié que ce qui apparaît. Son travail sourd et laborieux ne doit pas se voir ni même se deviner. Et l’exposition qu’il fait d’une vie animale riche, disciplinée, inaltérable enfin, doit sembler quasi « naturelle ». Sous nos yeux : un petit échantillon de perfection. Capté pour le bonheur des petits comme des grands.