Mercredi 21 avril
Je viens de lire une interview de l’écrivain Joseph Andras, qui explique ne pas avoir « un rapport de très grande proximité avec la fiction » et préférer partir du réel, s’appuyer sur le document. Je ne connais pas cet auteur – mais de toute façon, ce blog a vite pris l’allure d’une brocante où j’accumule le fratras joyeux de mes découvertes en matière de littérature contemporaine, je ne fais donc ici que poursuivre fidèlement la voie qu’il s’est donnée. Je ne saurais dire de quelle manière Joseph Andras retranscrit le réel dans ses textes. Mais déjà, je relève dans ses propos quelques flèches qui me plaisent :
« On a trop souvent tendance à faire de la droite et de la gauche des catégories morales, des « sensibilités » : la droite est méchante, la gauche est sympa. […] On continue d’entendre, ici et là, que la colonisation serait de droite et que si la gauche l’a parfois appuyée, ce fut malgré ses « valeurs ». Bien sûr, c’est faux.
Victor Hugo et ses envolées sur la conquête au nom du progrès, c’est la gauche. Mitterrand qui ratifie l’exécution de Fernand Iveton et donne l’ordre final de frapper Ouvéa, c’est la gauche. Hollande qui chante son amour à Netanyahou, c’est la gauche. C’est que, ramenée à l’os, la question coloniale est celle de l’accumulation du capital. Des matières premières. De la force de travail. Après, on enrobe : les Lumières, le petit Jésus, la possession d’une âme, la modernité, le tout-à-l’égout et les Gaulois. »
Puis, au sujet du détournement du sens des mots opéré notamment par les politiques :
« C’est une question compliquée. Je veux dire, ce qu’il faut faire des mots salis. Doit-on garder « socialisme » après les crédits de guerre votés par le SPD allemand en 1914 ? « Communisme » après Douch et son programme de tortures ? « Démocratie » après Bush et Blair ? « Féminisme » après Femmes puissantes de Léa Salamé ? Faut-il les abandonner, en trouver de nouveaux, les laver puis les brandir avec orgueil ? Il n’y a que dans les dictionnaires que les termes soient intacts. À l’air libre, ils ont tous du noir sous les ongles. »
C’est vrai que c’est une question difficile que celle du traitement des mots quand ils ont été galvaudés. Mais en réalité, il en est des mots comme du reste, je veux dire tout le reste : se coltiner le réel, c’est regarder la contradiction, les torsions internes dont les faits sont faits. Se coltiner les mots, c’est aussi se confronter à leur polysémie, à leurs connotations comme leurs insuffisances. Aucun concept ne peut englober en son sein un morceau d’existant, mais le mot est lui-même un morceau d’existant. C’est une matière, un espace de manipulation.
Un mot ne peut donc se suffire à lui-même car un mot seul, toujours, mentira. Le mot est par nature totalitaire et trompeur, il prend de la place, s’impose, tonitruant, comme un homme sandwich pour ne montrer que ce qu’il veut selon le contexte. En se faisant jour il déploie sa propre propagande, la facette parmi d’autres dont on croit naïvement qu’elle nous arrange, là, à ce moment précis. Ces dernières années plus particulièrement, on a appris à se méfier de l’image, à ne pas s’arrêter à ses effets immédiats. Pourtant la situation des mots est la même. Je les aime comme j’aime le réel pour cela très exactement. Pour cette béance qu’ils présentent, la manière dont leur sens nous glisse entre les doigts alors même que nous croyons les attraper. Prendre le réel à bras le corps est ainsi le but de la littérature, mais en tant qu’impossible visée.
Voici un documentaire passionnant sur la guerre d’Irak de 2003 et ses conséquences jusqu’à aujourd’hui. Il présente uniquement des témoins et des acteurs directs du conflit (aucun dirigeant de l’époque, dont la bêtise et l’arrogance s’avèrent au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer). En plus du récit d’actes incroyablement courageux de certains civils et de destins tragiques, c’est des militaires américains que je me souviendrai. Parce que leur position, vingt ans encore après leur mission est absolument intenable ; que tout leur discours est constitué d’indémêlables noeuds et qu’on les voit, là, face à la caméra, composer comme ils le peuvent avec les contradictions qui les habitent. Les slogans dans lesquels ils ont grandi et les absurdités qu’ils ont vues, les horreurs qu’ils ont commises, tout ce qui est en train de les ronger. Plus encore qu’ailleurs, les mots – leurs mots – ne suffisent pas. Et dans leur regard on lit : il nous faudra tenir dans notre guerre interne, les innombrables collisions dont nous sommes désormais tissés.