Mercredi 2 juin
Ce n’est un secret pour personne – mais pour moi une exaltation sans cesse renouvelée -, les auteurs américains écrivent des romans qui sont à peu près des films. Avec le magistral De sang Froid, publié en plein milieu des années 1960, Truman Capote n’échappe pas à la règle ; plus probablement encore fait-il partie de ceux qui l’auront instaurée.
« Il défit sa ceinture, une ceinture Navajo, à boucles d’argent, et garnie de perles bleu turquoise : il l’enleva, la plia et la posa sur ses genoux. Il attendit. Il regatrda la plaine du Nebraska se dérouler, il tripota son harmonica, il inventa un air et le joua en attendant que Dick prononce le signal sur lequel ils s’étaient mis d’accord : « Eh, Perry, passe-moi une allumette. » Sur quoi Dick devait s’emparer du volant tandis que Perry, maniant sa pierre enveloppée dans le mouchoir, devait frapper à coups redoublés la tête du vendeur, « lui ouvrir le crâne ». Plus tard, le long d’un chemin de traverse bien tranquille, il serait fait usage de la ceinture aux perles bleu ciel.
Pendant ce temps, Dick et le condamné échangeaient des histoires sales. Leur rire irritait Perry ; il détestait particulièrement les éclatrs de rire de Mr. Belle, de vigoureux aboiements qui résonnaient tout à fait comme le rire de Tex John Smith, le père de Perry. Le souvenir du rire de son père augmenta sa nervosité ; il avait mal à la tête et les genoux lui élançaient. Il mâcha trois aspirines et les avala sans une goutte d’eau. Bon Dieu ! Il pensa vomir ou s’évanouir ; il était certain que ça lui arriverait si Dick retardait « cette histoire » encore longtemps. La lumière baissait, la route était droite, pas une maison ni un être humain en vue, rien d’autre que la plaine nue de l’hiver, aussi sombre qu’une feuille de tôle. Il fallait y aller maintenant. Il regarda fixement Dick comme pour lui faire prendre conscience de ce fait, et quelques petits signes – le clignotement d’une paupière, une moustache de gouttes de sueur – lui indiquèrent que Dick était déjà arrivé à la même conclusion.
Et pourtant, quand Dick ouvrit la bouche de nouveau, ce fut pour se lancer dans une autre histoire. « Voici une devinette : quel rapport y a-t-il entre aller aux chiottes et aller au cimetière ? » Son visage s’épanouit en un large sourire. « Vous donnez votre langue au chat ?
– Je donne ma langue au chat.
– Quand il faut y aller, il faut y aller ! »
Mr. Bell éclata de rire.
« Eh, Perry, passe-moi une allumette. »
Mais, juste comme Perry levait la main et que la pierre était sur le point de s’abattre, une chose extraordinaire se passa, ce que Perry appela par la suite « un sacré miracle ». Le miracle fut l’apparition soudaine d’un troisième auto-stoppeur, un soldat noir, pour qui le vendeur charitable s’arrêta. « Dites donc, elle est pas mal, celle-là, dit-il comme son sauveur accourait vers la voiture. Quand il faut y aller, il faut y aller ! » (Truman Capote, de Sang-froid)
Décidément on les a bien en face, ces routes droites, dans les romans comme dans les films, comme on voit parfaitement la ceinture aux perles bleues gentiment posée sur les genoux, la sueur et la paupière qui cligne. Avec, en bonus, dans le roman, la scène du meurtre sordide telle qu’elle aurait dû avoir lieu. Ici, l’horreur c’est cadeau.
Pour rappel, j’avais évoqué il y a peu cette dimension cinématographique omniprésente chez « le plus américain des écrivains français« .
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