Le hasard relatif de Twitter m’a amenée à écouter une série de morceaux de musique en réponse au tweet d’un abonné. Ils étaient de styles très différents mais se sont avérés tous assez, voire très bons. Ça fait partie des surprises dont sont capables les réseaux sociaux quand pour une raison ou une autre, une communauté éphémère s’y forme et produit à la fois du jeu et de la qualité. Mais parmi la masse des chansons une se distinguait. Alors en tirant un peu une pelote est venue. La pelote s’appelle Ratatat. J’ai donc découvert un groupe, qui existe probablement depuis 25 ans et passe sans doute sur Faubourg Simone à rythme régulier, bref un summum de branchitude, mais peu importe, c’est magnifique et ça me fera au moins les dix prochaines années. Quel bonheur d’avoir trouvé cette manne.
Compliqué, de dire ce qu’on aime dans telle ou telle musique. Là ce serait disons le côté profond, ancré, et le côté aérien. L’absence de paroles. Ainsi que la capacité à donner progressivement et sans en avoir l’air, dans l’espace de la répétition, de l’intensité aux morceaux. Il y a une grande finesse dans la composition.
Trois propositions, mais à vrai dire tous les morceaux entendus pour le moment sont plus beaux les uns que les autres. Plus exactement, c’est comme une variation infinie sur un même son. Si on n’aime pas l’un, alors il me semble que c’est qu’on n’en aime aucun : 1) Cream on chrome, celui par lequel je suis rentrée – 2) Lex et 3) Gettysburg ou Wildcat. Et puis celui-là également et le plus remuant Nightclub Amnesia dans l’album Magnifique. Mais aussi globalement tout l’album Classics.
Ça y est, je l’ai ma scène, en tout cas je la vois. Et par la même occasion tiens enfin la preuve que matière et pensée sont une seule même chose : toutes deux obéissent pareillement à la loi de Lavoisier (dont j’apprends qu’il est mort guillotiné en 1794) ! Il est toujours un peu magique, ce moment où l’on découvre que tout était là depuis plusieurs jours, n’attendant plus qu’à se combiner à l’intérieur de son cerveau (mrci Marías, Nelle et Nagg, merci Semmelweis, merci James Corden et Tom Cruise).
Ce ne sera pas une description par le vide mais par découpes.
Relu la géniale scène du suicide qui ouvre Un coeur si blanc : j’en avais besoin pour une scène (pas de suicide) de mon texte en début de chantier. Deux éléments importants :
1 – l’acte et le corps de la jeune femme sont à peine évoqués. Le narrateur raconte en réalité tout ce qui gravite autour de la mort(e) : la plaie au coeur n’est pas décrite mais seulement l’autre sein, intact ; puis c’est au tour des gens qui s’affairent ; suivent les petites mesquineries des personnages présents, jamais évoquées comme telles mais comme de simples faits en trop et qui viennent en quelque sorte se plaquer sur le corps gisant : un invité se recoiffe devant le miroir, le jeune commis boit le verre de vin tout juste rempli avant de s’éclipser. Surtout, c’est le désarroi de la bonne qui est excellent à lire. On a alors un pied dans la gestion routinière de la vie de cette famille et un autre dans l’irruption dramatique, exactement comme elle tient un pied dans la salle de bain et l’autre encore dans le couloir.
2 – en complément : tous les gestes inutiles et un peu incohérents qui sont effectués par les membres de la famille au moment de la découverte du corps. La scène rend parfaitement le sentiment d’une improvisation devant l’inimaginable. Le père, la soeur et le mari apparaissent à la fois comme des machines fonctionnant de manière automatique et comme des animaux acculés et qui ne savent pas dans quelle direction aller pour échapper à la terrible réalité qui est train de s’imposer. Là encore, le croisement normal, habituel/anormal, exceptionnel est particulièrement intéressant.
Pour ma scène ce type de description par le vide me paraît assez idéal.
En revanche il n’est pas censé y avoir d’improvisation de la part des personnages (puisqu’il s’agit d’un acte médical). Réfléchir tout de même à des micro-éléments qui, malgré tout le caractère protocolaire de l’opération, pourraient brouiller le cours ordinaire des choses.
Ce blog avait pour principal but d’évoquer des oeuvres et des procédés de création qui me semblaient intéressants. Pour faire exclusivement de la critique positive, si l’on veut. Il y a tout de même un domaine qui mérite vraiment qu’on s’y penche : c’est celui de l’esbroufe. L’esbroufe concerne le film ou le roman qui marche et est célébré parce qu’il a les signes, non pas de la qualité, mais du succès. Il est intéressant de se demander si, de même qu’il y a une infinité de possibilités de créer un objet artistique fort et bon, il existe une infinité de manières de faire de l’esbroufe. Peut-être pas, le nombre des codes faciles à une époque précise s’avérant peut-être limité. Il est possible également que cette question soit en lien avec le vocabulaire étonnamment restreint de la critique que je constatais il y a quelques billets de ça, et qui nous fait formuler en des termes similaires l’éloge à un chef d’oeuvre et à une véritable daube. Comme si l’on pouvait, finalement, distribuer les bons points au hasard. Il faut voir, donc. Et il faut voir même absolument pour une raison simple, à savoir que la tentation de l’esbroufe est immense, permanente et toujours séduisante lorsqu’on travaille à une oeuvre. Il faut tout le temps lutter pour ne pas y céder. C’est pour cela que la création véritable implique un constant mouvementderefus. Malgré l’élan indispensable à tout geste créateur et la nécessité de se sentir concerné par ce qu’on fait, l’art quand il est grand se veut contre-pulsionnel.
Je ne vais pas revenir très longtemps sur Sonoma, de Marcos Morau. Non que j’aurais mieux à faire, mais parce que c’est très difficile d’expliquer en quoi faire clamer à de belles femmes, ici typées (espagnoles), des affirmations insensées mais vaguement propĥétiques sous des chants à la Goran Bregović, même dans le cadre sublime du Palais des Papes d’Avignon, ne peut en aucun cas constituer une oeuvre exceptionnelle. C’est d’autant plus dommage que certaines parties du spectacle sont superbes, celles notamment où les femmes gigotent comme des automates déréglés, le visage recouvert. Ça pourrait être douteux mais le fait est que là, il se passe quelque chose.
Malheureusement, comme nombre de chorégraphes, Marcos Morau est malade de vouloir absolument injecter du sens à son oeuvre. On trouve trop souvent chez eux ce désir de dire quelque chose. Dans ce cas, et très logiquement, beaucoup d’artistes font appel à ce qui produit le plus immédiatement et le plus facilement des idées, du concept, à savoir la parole. La chorégraphie court ainsi après le théâtre qui a acquis ses lettres de noblesse bien plus tôt qu’elle, comme si elle voulait régler un vieux complexe d’infériorité. Mais c’est une erreur, une énorme erreur. Car ce qui est beau dans la danse, c’est précisément son absence totale de sens. Cet art ne peut devenir puissant que lorqu’il s’astreint à exposer des corps, quand il se concentre sur ce seul geste pour en exploiter les formes, individuelles et collectives, et les possibilités infinies. La chorégraphie doit rester une pure jouissance du mouvement et de la transformation. Ce faisant elle doit faire du spectateur une bête : un être sensible recevant des stimulis visuels et auditifs. Et c’est tout. Surtout, qu’aucune prétention ne vienne s’ajouter à cette ambition déjà immense ou c’est le ratage assuré.
Dans ce spectacle, au milieu des paroles pompeuses sans pensée consistante, sous une musique aux accents religieux vidée de toute mystique, ne reste qu’une sorte de boursoufflure. C’est un premier point, mais il me semble que ça ne suffit pas ; que quelque chose m’échappe encore. Car comment prouver de façon imparable que le cliché est un cliché (ce spectacle n’en manque pas) ? Et que le mauvais goût, ou du moins un peu limite ne saurait basculer du bon côté même avec la meilleure volonté du public ? Ce sont de vraies questions : plus encore que pour ce qui est réussi, il me semble que toute démonstration d’un échec esthétique renvoie irrémédiablement à la subjectivité du récepteur. Sauf à expliquer que ces choix esthétiques posent problème sur un plan politique. Mais ce n’est pas le cas ici.
Dans Le passé d’Asghar Farhadi, il y a cette scène où le père de Fouad veut le priver du cadeau que lui avait apporté Ahmad sous le prétexte que l’enfant était allé le prendre en cachette quelques heures plus tôt. Samir exige qu’il s’excuse à plusieurs reprises, et le faisant l’humilie. Depuis le début du film, le réalisateur disséminait des éléments rendant les adultes tous un peu antipathiques. Mais là c’était le summum, pensez donc : priver un enfant du cadeau qui l’attend. D’autant que le petit Fouad avec sa rage, sa petite voix et sa douleur est le seul personnage auquel il nous est véritablement donné de nous attacher. Mon parti était donc pris : Asghar Farhadi raconte l’histoire de gens mal-aimables, de là : on n’a pas envie d’être avec eux et de là : ils méritent leurs malheurs. Et puis je me suis arrêtée quelques instants. Force est de reconnaître : des moments comme ceux-là, où l’on est un peu nul avec ses enfants ; et aussi des moments où on l’est tout autant – mais en usant d’autres moyens – avec les adultes que l’on côtoie au quotidien, qui n’en connaît pas ?
Ces moments font partie de la vie. Dès lors qu’on s’installe dans des inter-relations d’ordre intime, on est voué à provoquer et subir de tels instants un peu minables où il faudra écraser l’autre. Certes pas l’écraser définitivement ni le mettre à terre pour de bon, mais réagir, se raconter qu’il ne s’agit de rien de plus, que c’est la situation qui impose de marquer le coup, de ne pas se laisser faire, ne pas laisser l’affront ou la faute se reproduire et pour cela, répliquer un peu plus fort que nécessaire. Sauf que ces moments-là se reproduiront immanquablement. Que l’on montre un visage ouvert et doux comme Ahmad ou beaucoup moins comme Marie et Samir, on finit toujours par basculer quelques instants dans la facilité mauvaise envers ses proches. De ce point de vue-là, l’intimité s’agite d’une personne à l’autre comme une boule de flipper. Pour opérer elle devient toujours légèrement hargneuse. Et dans ces conditions, si l’on doit s’identifier aux personnages du Passé, c’est – prouesse véritable du réalisateur – par cette perpétuelle intranquillité et qui constitue précisément ce qu’ils ont de moins glorieux.
Ainsi Asghar Farhadi place-t-il son (quasi) huis clos au coeur d’une tragédie sans coupable. Chacun y amène sa touche de nullité. Alors que le film avance, des éléments de vérité apparaissent, la tension monte, quelques étaux ici et là se resserrent. Certes, dans la vraie vie, la plupart du temps il n’y a pas de suicide au détergent. Pas d’employée sans papier harcelée par la femme du chef dépressive et jalouse. Pas d’adultère commis avec sa pharmacienne. On ne tombe pas non plus amoureux du patron du pressing d’en face. On ne cache pas sa grossesse à sa fille de quinze ans. Encore moins un sur temps ramassé et selon une logique de cause à effet. Sauf quand cela arrive. Mais que cela advienne ou non est (presque) secondaire, car à coup sûr d’autres détails, qui quant à eux ancrent parfaitement la fiction dans le réel, sont présents : les inévitables ratages, les punitions disproportionnées, les petites phrases blessantes, les mesquineries regrettables, et puis ces dialogues, tous ces dialogues, encore. C’est bien cette masse de détails venant tous azimuts qui permet à un film de devenir (presque) de la vie. Qu’il parvient du moins si justement à la faire résonner en lui.
Reprise de l’essai1. Drôle de voir comme je noie les informations dans des non-informations qui me semblent pourtant absolument indispensables sur le coup. Mais à la relecture, elles ne disent rien. J’ai essayé de retirer ces non-infos, j’en ai sans doute ajouté d’autres. À ce titre le dernier paragraphe sera (évidemment) à reprendre. Mais un peu plus tard. Au moins le paragraphe en l’état donne une idée de ce avec quoi il faut parfois se bagarrer pour enchaîner trois idées…
Le passage sur les existences/destins/combinaisons/hasards/déterminismes est à revoir aussi (je l’aime bien mais c’est trop de mots).
Changer « dont j’ai mis des années à me remettre » : l’expression est assez mauvaise.
Pas tout à fait convaincue par « Élodie L » ! Pas de panique, je trouverai peut-être à la fin, comme on rédige l’introduction après avoir fini sa dissertation.
Blackroc est le nom d’un album (que je découvre) du groupe de blues rock The Black Keys (que je découvre), qui a réuni quelques grosses pointures de hip-hop (d’où son nom). Le résultat est vraiment très bon ; et c’est amusant de reconnaître comment chacun apporte sa touche dans les chansons : riffs de guitare omniprésents, rythmes, voix, etc. Il y a quelque chose d’extrêmement sympathique dans cette assemblée de musiciens.
On trouve aussi facilement en ligne des extraits de répétitions et d’enregistrements, comme ici avec RZA ou Mos Def. Belle surprise.
Lu la (courte) thèse de médecine de Louis Ferdinand Céline sur Philippe Ignace Semmelweis. Je n’ai plus le texte sous les yeux, voici ce que j’en ai retenu.
L’homme a eu une existence digne d’un personnage de roman, on comprend sans mal que le futur auteur de Voyage au bout de la nuit s’en soit emparé avec autant d’enthousiasme et de verve alors qu’il passait ses diplômes de médecin, puis l’ait publiée douze ans plus tard, une fois devenu écrivain à succès – au passage, la préface de l’édition que j’avais, rédigée par Philippe Sollers, m’a révélé le grand talent d’écriture de ce dernier, je suis curieuse de lire l’un de ses romans. Semmelweis fut obstétricien à Vienne dans la première moitié du 19ème siècle. Par ses observations, il fit le lien entre la fièvre puerpérale des femmes qui accouchaient dans les hôpitaux de la ville et l’absence totale de règles d’hygiènes au sein du personnel soignant. Cinquante ans avant les découvertes de Pasteur (et de Robert Kock, que notre chauvinisme a tendance à faire oublier), ceux-ci étaient totalement ignorants en la matière, au point de passer de la dissection des cadavres à l’accouchement des femmes sans se laver les mains. À l’époque les septicémies étaient légion, malgré la beauté du mot elles tuaient en couche un tiers des femmes. Or, sans pouvoir donner d’élément théorique, Semmelweis comprit que ceux qui se blessaient au cours des dissections étaient victimes du même mal que les femmes mourant de fièvre quelques jours après l’accouchement. Dès lors, il se battit pour imposer la désinfection des mains des médecins. Mais ce n’est que très tard, au terme d’une carrière absolument chaotique que ses conclusions furent reconnues à leur juste valeur. Brisé par le rejet, la guerre et ses ennemis, Semmelweis finit par sombrer dans la folie.
Dans cette vie trois éléments narratifs à retenir :
1) la manière dont l’ensemble des médecins et scientifiques contemporains de Semmelweis se sont acharnés, malgré l’évidence, à étouffer ses découvertes. Comme l’exprime souvent Céline dans son mémoire, ilfautdire que Semmelweis s’en prenait de manière virulente aux chefs de service et le paya cher socialement). Céline insiste ainsi, mi-fasciné, mi-réprobateur, sur l’incapacité chronique de Semmelweis à faire preuve de diplomatie au sein des hôpitaux où il exerçait. À ce titre, l’obstétricien pourrait apparaître comme le Jean-Jacques Rousseau de la médecine.
2) à l’inverse, le soutien sans faille qu’il a reçu d’une poignée d’amis, dont celui de Skoda, le médecin qui l’a formé. Ils ont formé comme un mur de protection autour de Semmelweis, qui subissait les pires humiliations et rétrospectivement, montra sans doute assez tôt des signes de fragilité psychologique. De telles amitiés existent dans la vraie vie, on peut donc en évoquer dans la fiction. Pendant des années ses amis sont parvenus à : lui trouver des places in extremis ici ou là, quand plus personne ne voulait entendre parler de lui ; le défendre envers et contre tous, même quand il avait quitté l’Autriche ; le retrouver en Hongrie (je crois) pour lui annoncer que la communauté scientifique le croyait enfin ; et pour finir le ramener à Vienne (je crois) pendant sa longue agonie.
3) sa mort – ironie du sort – par ce qu’il a toujours voulu éradiquer – il suffit de peu d’éléments pour composer une tragédie. On n’est pas loin ici d’une forme d’unité, non plus de temps et de lieu, mais d’action voire de contexte. À la suite d’une coupure faite lors d’une dissection, l’une de ses mains de Semmelweis, puis tout son corps, s’infectèrent.
Il faut imaginer la scène. Semmelweis a 47 ans. Il a perdu la raison. Il a toujours un poste lui garantissant un petit revenu dans la clinique où il a atterri, mais il ne travaille plus depuis des mois. Un jour il sort de sa torpeur, quitte sa chambre, descend rejoindre les jeunes soignants agglutinés autour d’un cadavre, en pousse quelques-uns pour prendre place, ôte le scalpel des mains de l’un d’eux, s’agite de plus belle, plonge ses doigts avec de grands gestes dans la chair en voie de putréfaction, le scalpel dérape, le blesse, Semmelweis meurt trois semaines plus tard dans d’horribles souffrances après que Skoda l’a ramené en fiacre (il me semble) à ses côtés.
Je reviens sur la fin du film The lobster que j’ai évoqué plus tôt. Cette fin est très belle en fait et continue à me travailler. J’ai revu la dernière scène, elle ne dure que quelques minutes. Les procédés de dramatisation qu’elle présente sont d’autant plus intéressants que le ton y semble de prime abord plutôt froid, au diapason de tout le reste du film. On peut noter plusieurs éléments :
les dialogues : très simples, ils permettent rapidement de comprendre que le personnage principal (David) a l’intention de se crever les yeux dans la cafétéria où lui et la femme se sont installés après avoir fui les Solitaires. Tout en revanche y est implicite. Sans qu’on en sache davantage, la femme explique à David que ses autres sens se trouveront affinés. Il répond Je sais. Il dit qu’il ne sera pas long (mais il sera long). Détail poignant, avant que l’on comprenne ce qu’il s’apprête à faire, il a demandé à voir le profil, mais aussi les mains, les coudes et le sourire de la femme (voir, c’est-à-dire une dernière fois. Mais ce qui est très fort, c’est que ni le verbe ni cette expression ne sont prononcés : David se contente de lister les parties du corps que la femme doit lui montrer). En revanche, il dit très bien se rappeler son ventre (et par conséquent ne pas avoir besoin de le revoir. Mais évidemment il aurait pu profiter de cette occasion. Une telle économie de plaisirs, mêlée à une spontanéité presque enfantine est un des éléments qui émeuvent : le ventre, non il est déjà mémorisé ; mais les coudes oh oui, encore un peu).
l’action : David demande un couteau à steack au serveur (il n’y a que deux verres d’eau et du sel disposés sur la table – l’économie me semble du même ordre que précédemment). Puis il se rend dans les toilettes. On le voit se préparer devant le grand miroir. Seule la boule de mouchoirs en papier qu’il cale dans sa bouche montre qu’il s’apprête à souffrir (et l’appréhende). Puis on retourne à la table où attend, seule et silencieuse, la femme. Derrière elle, le monde continue à s’agiter, des voitures passent, tout semble normal. Le film s’arrête là.
Ce qui m’intéresse, c’est ce procédé qui consiste à ne pas montrer ce qu’on attend : ici David revenant s’asseoir après s’être rendu aveugle. J’ai fait un schéma qui montre en 1 ce qu’on « aurait dû voir », et en 2 le choix du réalisateur et l’effet produit.
On ne verra donc pas David retrouver la femme qu’il aime, mais alors qu’on l’attend avec elle, impossible de ne pas l’imaginer en train de se crever les yeux (en réalité on a déjà la scène en tête : on quitte le personnage devant un lavabo, se regardant dans le miroir, couteau pointé vers l’oeil droit. L’effort d’imagination à faire est minime, aussi léger qu’un petit coup sec). L’attente déclenche la vision de l’aveuglement, si l’on me passe l’expression, puis celle du retour de David auprès de la femme. Habitué au ton neutre du film, presque dressé au même titre que tous ses protagonistes, on s’attend à le voir revenir de la gauche en tâtonnant, et surtout sans rien laisser paraître de sa douleur pour ne pas être repéré par les gens alentour. L’absence crée la visualisation (en plus : de la perte de la vue). Et comme chacun sait, le fait d’imaginer (au lieu de voir) intensifie les sentiments du spectateur. La scène telle qu’elle est filmée apparaît comme un appel appuyé à arrêter de regarder pour faire place au travail de l’esprit.
Mais ce n’est pas tout : l’effet dramatique est encore décuplé par la possibilité que David ne parvienne pas à s’aveugler. Auquel cas l’histoire d’amour prendrait fin. Le couple ne serait pas assorti et il se ferait repérer par une patrouille de police. David pourrait aussi décider de ne jamais revenir et de laisser la femme errer jusqu’à ce qu’elle se fasse arrêter et probablement tuer. Mais le danger est exactement le même pour David, la dimension tragique demeurant dans le fait que le premier renonçant à sacrifier ses yeux se perdrait et entraînerait aussitôt la seconde à sa perte.
En choisissant de ne pas montrer ce qu’on brûle de voir et qui clorait le film, Yórgos Lánthimos a sensiblement augmenté la charge émotive de la dernière scène. Les secondes défilent, rien ne se passe, mais en réalité tout – y compris l’issue – le fait hors cadre. Qui plus est, par cette soustraction finale, les possibilités se multiplient, plus tragiques les unes que les autres. Ce procédé s’avère particulièrement efficace. On le trouve à la toute fin de la série TheSopranos. Il doit être présent dans bien d’autres films, dont je ne me souviens cependant pas (et aurais aimé me souvenir).
Note : une analyse nettement plus politique du film m’a été communiquée par son auteur, à découvrir sur ce lien.