76 – roman d’Oxford

Mardi 13 juillet

1 – « Tout ce qui nous arrive, tout ce dont nous parlons ou qui nous est relaté, ce que nous voyons de nos propres yeux ou qui sort de notre bouche ou entre nos oreilles, tout ce à quoi nous assistons (et dont, par conséquent, nous sommes en partie responsables), doit avoir un destinataire extérieur à nous-mêmes, et ce destinataire nous le sélectionnons en fonction de ce qui nous arrive ou de ce que l’on nous dit, ou encore de ce que nous disons. Chaque chose doit tôt ou tard être racontée à quelqu’un – pas toujours à la même personne, pas nécessairement -, et chaque chose est mise en réserve comme on le fait lorsqu’on examine et qu’on éliminte et qu’on attribue de futurs cadeaux un après-midi d’emplettes. Tout doit être raconté au moins une fois, même si, comme l’avait décrété Rylands avec toute son autorité littéraire, il y a un temps pour cela. Ou, en d’autres termes au bon moment et parfois pas du tout, si l’on n’a pas su reconnaître ce moment ou si on l’a délibérément laissé passer. Ce moment se présente parfois (le plus souvent) de façon immédiate, pressante et sans ambiguïté, mais bien d’autres fois, il se présente confusément et seulement après des lustres et des décennies, comme c’est le cas pour les plus grands secrets. Quoi qu’il en soit, aucun secret ne peut ni ne doit être gardé à jamais envers quiconque, et il doit absolument trouver ne serait-ce qu’un destinataire une fois dans la vie, une fois dans sa vie de secret.

C’est pourquoi certaines personnes réapparaissent. »

2 – « Mais comme je ne sais pas qui elle est et qu’il est possible que je ne la revoie jamais, je crois que je pourrais commencer à penser ausi à ton amie Clare.

‘Quel idiot me dis-je, pourquoi ne puis-je pas penser à des choses plus fructueuses et plus intéressantes ? Les relations non-consanguines ne le sont jamais, la variété possible des conduites est minime, les surprises sont feintes, les pas sont des démarches, tout est puéril : les approches, les accomplissements, les éloignements ; la plénitude, les combats, les doutes ; les certitudes, la jalousie, l’abandon, le rire ; tout fatigue avant de commencer.' »

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4 – « Et je ressentis la grande consolation (peut-être même un immense plaisir) de proposer l’impossible dont on sait qu’il ne sera pas accepté : car ce sont justement l’impossibilité évidente et le refus assuré – le refus que ne fait rien d’autre qu’attendre celui qui propose et prend la parole le premier – qui permettent de parler sans réserve et d’être véhément, de se montrer plus sûr en exprimant ses désirs que s’il existait la moindre chance de les voir satisfaits. Et Clare Bayes feignit de me croire – je crois -, de me prendre au sérieux, et elle me donna des explications comme si elles étaient vraiment nécessaires et qu’un non ne suffisait pas, comme s’il fallait qu’elle s’efforçât de ne pas me blesser et qu’il était important que je comprenne (elle se comporta avec délicatesse). « 

Texte d’un Javier Marías alors débutant – le dernier trouvé en traduction française.

75 – yórgos lánthimos

Dimanche 11 juillet

J’ai récemment regardé The Lobster de Yórgos Lánthimos, attirée par Colin Farell, que j’avais découvert peu de temps avant dans un film fantastique intitulé Mise à mort du cerf sacré (1). Car avant ce film, de cet acteur je ne connaissais à peu près rien, disons même je ne lui trouvais à peu près rien de notable, si ce n’est une vague ressemblance avec Xavier Bertrand et une fâcheuse tendance à jouer dans des films hyper-commerciaux pour lesquels il n’avait pas le physique adéquat (Minority Report, Alexandre, Miami Vice). Mais Mise à mort… avait pulvérisé depuis tous mes a priori, tant le jeu de l’acteur y apparaissait à la fois sobre et intense. Et comme rien n’est plus agréable que de passer de l’indifférence, voire de l’antipathie à l’admiration, je me suis laissée aller à cette dernière avec un plaisir non feint.

Ce que je ne savais pas, c’est que The Lobster et Mise à mort… sont du même réalisateur. Je ne l’ai compris qu’à la toute fin de The Lobster, pour une raison sur laquelle je reviendrai. Pourtant, dans les deux films, le ton et le rythme sont très proches, donnant le sentiment que l’absurde est inexorable. C’est je crois un trait majeur du cinéma de Yórgos Lánthimos. Le propre de l’absurde est de montrer que les choses sont ainsi mais qu’elles pourraient tout aussi bien être différentes. L’absurde est le lieu de la gratuité, de l’illogisme (ou de l’a-logisme), il affirme que rien ne justifie que le récit et ses circonstances s’agencent de cette façon. Mais il acquiert une puissance particulière lorsque de l’absurde naît son inverse, à savoir le sentiment de la fatalité. Or, Yórgos Lánthimos le fait d’une manière originale et absolument déroutante : il ajoute de l’absurde à l’absurde.

The Lobster de Yórgos Lánthimos

Le réalisateur fait ainsi dévier son propre dispositif narratif (absurde au premier degré) en introduisant d’autres éléments incohérents à cette trame de départ (absurdes au deuxième degré). Par exemple, dans The Lobster, le héros David a rejoint les Solitaires dans la forêt où il faut toujours rester aux aguets. Il s’entraîne quotidiennement, car au sein du groupe chacun lutte pour sa survie. Or, on voit la femme dont il est tombé amoureux, rendue aveugle par la cheffe du groupe, l’attendre régulièrement, peut-être longtemps, immobile sous un arbre. Chez les Solitaires toute marque de tendresse est proscrite, les sanctions envers ceux qui y cèdent sont épouvantables, et pourtant, la jeune femme peut bien demeurer au même endroit et attendre la visite de David en toute tranquillité. Évidemment, à ce moment-là, celle-ci est devenue une figure, un être-là-pour-suivre-sa-destinée, équivalent de Hamm, Nell et Nagg de Fin de partie ! de Samuel Beckett. Comme eux elle n’agit plus mais est agie. Il fallait ce petit décalage dans le récit pour que la condition de chacun devienne, cette fois, tout à fait patente. La puissance tragique qui opère s’en trouve dédoublée. Tout pourrait être différent, on le sent en permanence, mais dès le moment où le récit a pris tel tour, puis tel autre, ou bien tel autre (les contradictions pouvant se superposer) les personnages n’auront aucun moyen de se soustraire à l’issue qui les attend déjà. Le piège s’est fermé sur eux dès que les circonstances de l’histoire, quoique arbitraires, indifférentes et totalement loufoques, ont été posées.

Et malgré le comique de nombre de situations, cette issue est de l’ordre du sacrifice, d’une perte que le héros finit lui-même par désirer. Il sacrifiera quelque chose qui lui est cher, évidemment. Mais là encore peu importe quoi exactement, l’essentiel n’étant pas tant dans la nature du sacrifice que dans l’acte sacrificiel. C’est cet élément qui m’a fait réaliser la paternité commune aux deux films. Il n’y a plus d’autre choix que de donner (son fils, peut-être ses yeux, peut-être son amour, comme l’ont fait Médée et Oedipe). Donner, mais à qui ? On s’en doute, chez Yórgos Lánthimos ne se trouve nulle trace de dieux demandant vengeance pour rétablir un quelconque équilibre. Résumons : donner quoi, peu importe, à qui peu importe, poussé par quelles forces, peu importe. Mais donner irrémédiablement.

Yórgos Lánthimos est souvent critiqué pour son cynisme. Il me semble qu’il est tout le contraire d’un artiste immoral (a-moral) ou désabusé comme j’ai pu le lire, et ce n’est pas parce que ses personnages laissent peu couler leurs larmes que l’émotion est absente de ses films. L’amour qui pousse David à fuir les Solitaires avec la femme aveugle est d’une force rare au milieu de l’horreur froide qui les entoure. Ce contraste qui va s’intensifiant rend magnifique toute la dernière partie. On ne saura pas si le héros parviendra à s’aveugler et se rendre ainsi « compatible » avec sa bien-aimée aux yeux de la société, mais rien ne fera que cet amour n’aura pas été. Il est vrai, et c’est sans doute cela qui semble si inacceptable, que ce ne sont pas tant les sentiments humains qui structurent les comportements que le caractère lui-même totalement gratuit des règles (l’expression est, de fait, étrange) qui les déterminent. Quand on évolue dans un monde dominé par l’absurde, les logiques que l’on suit – aussi solides semblent-elles – obéissent en réalité tout autant aux lois de l’arbitraire. Le miroir tendu par Yórgos Lánthimos a de quoi faire trembler, peut-être vaciller. Remuer, indéniablement.

(1) Ce film m’avait tellement marquée que lors de ma lecture récente de De sang froid, la scène du crime familial de 1959 s’était déroulée dans ce dont je me souvenais du sous-sol aménagé de la maison contemporaine de ses personnages principaux.

74 – travail, capital

Jeudi 8 juillet

Quand on travaille sous une économie capitaliste, on ne rêve pas, on cauchemarde. La violence subie peut être non seulement immense, mais qui plus est constante : celui qui se fait sucer le sang le jour ne semble pas toujours pouvoir trouver la nuit de répit véritable. Peut-on se remettre de rêver chaque soir qu’on travaille dans un bureau sans fenêtre ? Mais d’ailleurs, peut-on jamais se remettre de travailler le jour dans un bureau où il est établi que le nombre des fenêtres correspond à sa place dans la hiérarchie ? Qui peut rester indemne à la vue de son cerveau mangé à la petite cuiller par une dizaine de collègues ? Mais peut-on de toute façon survivre à un emploi où l’on donne tout, tout en se sachant inutile ? Le cauchemar, dans ce cas, n’est pas une simple illusion, désagréable certes mais temporaire. Il ne se déchire pas au réveil. Il devient le miroir grossissant, cruel et impossible à fuir d’une réalité tout aussi prégnante et dont les milliers de petites touches, quant à elles indicibles, n’en sont pas moins insupportables.

C’est en cela que le documentaire Rêver sous le capitalisme de Sophie Bruneau est fort et particulièrement marquant : rien du travail n’y est montré, sinon quelques lieux bruxellois fantomatiques, quelques espaces qui, alors qu’on les suppose pensés pour le bien-être des salariés, semblent au contraire les déshumaniser, les parquer et déterminer jusqu’à leurs comportements et leurs mouvements les plus simples. À ce titre, le passage avec un long travelling latéral dans une salle de restauration révèle une sociabilité prémâchée absolument terrible à observer. Même sur le temps de la pause, pendant le déjeuner, hors des tâches à accomplir, nulle échappatoire n’est à espérer. Pire encore : se nourrir est une tâche à accomplir à part entière. Pour le reste, lorsqu’un protagoniste parle devant la caméra pour raconter son cauchemar, la réalisatrice ne laisse entrevoir qu’un ou deux murs monochromes, un bout de table et de dossier de chaise. Ce presque rien, précisément, devient ainsi un gouffre, un gouffre d’angoisse il n’y a pas d’autre mot.

Tous les non-dits du travail, les horaires absurdes, le stress accumulé et la fatigue permanente, les gestes répétitifs, l’ennui et l’urgence qui vont de pair, la somme des contraintes inutiles, les remarques faites pour écraser – écraser l’autre en même temps que sa propre misère – , les coups d’oeil mauvais, les systèmes hiérarchiques dissociés des compétences réelles, les temps (mortellement) morts, la laideur des espaces, autrement dit ce qui n’a qu’à être suggéré dans le film car chacun en a fait l’expérience dans sa propre vie, se trouve ici redoublé par la souffrance individuelle, concrète et exposée en détail dans le récit onirique. On n’en saura pas plus. Mais chaque fois l’on sent que le témoin est arrivé au bout de ses forces. Et que s’il peut parler, c’est que quelque chose en lui a définitivement été cassé, qu’il ne pourra plus travailler comme avant. Ne lui reste que la force de dire, comme réciter le songe qui l’obsède. Voilà de bien étranges rêves que le capitalisme nous aura finalement vendus.

Je ne suis pas complètement sûre que le documentaire soit accessible aux non-abonnés. Pour s’en faire une idée et en savoir plus, j’ajoute une interview de Sophie Bruneau dont l’accès est gratuit (il est à noter que la réalisation du film a elle-même été un travail éprouvant).

73 – lost

Dimanche 4 juillet

Lost in Traplanta de Mathieu Rochet

Lost in Traplanta est une petite série documentaire qui a de quoi réjouir. Non seulement elle est pleine d’humour, mais elle montre un monde auquel on a peu accès, à savoir la communauté noire du sud des États-Unis. Le documentaire retrace le parcours d’Outkast, le célèbre groupe formé à Atlanta en 1992 par Andre 3000 et Big Boi et dont l’influence plâne encore sur toute la ville. Eux sont partis vivre ailleurs depuis longtemps, mais Larry enquête et retrouve des collaborateurs occasionnels et des proches, en même temps qu’il découvre l’actuelle vie musicale d’Atlanta. Malgré le ton comique du film, on perçoit parfaitement comment les jeunes hommes – peu de femmes apparaissent si ce n’est les danseuses de la boîte à la mode de la ville : le sexisme visiblement fait loi – se sont débrouillés il y a vingt ou trente ans, à l’époque où les membres d’Outkast se sont rencontrés, et comment les générations suivantes ont dû se débrouiller elles aussi par le deal et la musique. Toute cette communauté est depuis longtemps livrée à elle-même. Et la pauvreté de ses membres n’est pas que matérielle, elle est aussi et surtout intellectuelle. Pour autant, et c’est ce qui rend ce film si enthousiasmant, certains ont su développer une expertise propre, une pratique musicale dont ils tirent une sorte de joie désillusionnée. Ils ont inventé la trap music, apparentée au reggae mais qui, par son côté à la fois glauque, fatigué et érotique, me semble avoir davantage à voir avec le trip-hop. Il ne s’agit pas de faire preuve d’une naïveté béate. Ici c’est le mélange constant de dénuement extrême, d’abrutissement – nombre des interlocuteurs de Larry sont défoncés – et malgré tout, d’énergie qui est le plus touchant. Les plus jeunes, explique un vétéran, ne parviennent plus à faire évoluer leur musique. Il assure qu’aujourd’hui la trap d’Atlanta piétine car les instruments ont cédé la place à des beats pré-enregistrés. Mais on n’est pas obligé de croire ce discours pessimiste, qui est le propre des gens nostalgiques de leur propre jeunesse. La vie est bien là, toujours palpable. Et l’on peut espérer que le sud ait toujours quelque chose à dire.

71- éclaboussures

Samedi 3 juillet

On peut imaginer un amour (ou une amitié, peu importe le détail) d’une telle force qu’il rejaillirait non seulement sur celui qui est aimé, mais aussi sur celui qui aime. Un amour tel qu’il donne le sentiment de toucher son emetteur à travers l’amour pour l’autre. Non pas que cet amour de l’autre serait en fait un amour de soi ou qu’il ne s’agirait au fond que de se regarder le nombril – l’autre est réellement aimé, pour ce qu’il est -, mais plutôt qu’il serait si débordant qu’on en serait soi-même éclaboussé. En étant tant aimé, l’autre ne peut que vous aimer, et peu importe qu’il vous aime vraiment ou mal ou non car il vous aime au moins de votre amour. Étrange, mais pas tout à fait délirant. Demanderait du moins à être raconté. Raconté à nouveau, car l’a déjà été.

70 – visage

Vendredi 2 juillet

Deux choses saisissent dans Le petit lieutenant de Xavier Beauvois : le visage de Nathalie Baye et les dialogues. Le visage de Nathalie Baye n’était pas encore retravaillé par la chirurgie en 2005, ou à peine. Il ne me viendrait pas à l’idee de reprocher à quelqu’un, et encore moins si c’est une femme, de vouloir modifier, quitte à réduire leur puissance expressive, les traits de sa figure pour atténuer les signes de vieillissement. Mais le fait est que dans ce film, la manière dont le visage de l’actrice s’emplit de la douleur supposée du personnage est proprement fascinante. Ce qui est fascinant c’est qu’il lui arrive de s’affaisser sous nos yeux. On le regarde faire. Ainsi, dans la scène où la commandante qu’elle campe se remet à boire, à partir de 1:15:02 notamment, elle n’a pas tant l’air d’une femme vieillissante que d’une femme alcoolique, ou abstinente (1). Plus tard dans cette scène, elle semble parfaitement soûle quand elle se lève, et définitivement abattue quand elle se rassoit. Tout ce moment est extraordinaire, il faut le voir. Et on ne peut que ressentir alors une véritable gratitude à l’égard de Nathalie Baye, d’habitude si classe, si distinguée, qui ailleurs y compris dans le film se tient souvent si droit, d’avoir su jouer ici l’affaissement avec tant de justesse. Le personnage n’a cure de son apparence, elle ne pense plus qu’à son malheur totalement intriqué dans celui de son enfant mort et du petit lieutenant, alors l’actrice elle aussi veut bien s’en foutre le temps du film. C’est là que réside son grand talent, dans cette acceptation (ou bien ce renoncement) intérieure.

Et puis il y a les dialogues, eux aussi d’une rare justesse. L’intérêt que je porte à cet aspect des oeuvres est encore récent. Plus exactement il a fini par me sauter au visage depuis que je compte travailler sur les différents discours que plusieurs personnages pourraient tenir sur un même événement (comme ici et ). Or si le diable est dans les détails, le réalisme, lui, se trouve résolument dans les dialogues. Il faudra y revenir plus longuement.

Nathalie Baye dans Le petit lieutenant de Xavier Beauvois

(1) En réalité, et par un phénomène difficile à expliquer si ce n’est par une très légère hésitation dans la bouche, on voit poindre l’alcoolique que le personnage est censé avoir été dès sa première apparition dans le film. C’est très furtif, une ou deux secondes, tandis que la commandante Vaudieu affirme : « Je n’ai pas bu une goutte depuis deux ans » (05:44).