190 – et perle en plastique

Jeudi 28 avril

La perle du jour :

« Enclavé dans la zone industrielle et fort laid, le stade de Zlin se trouve en face de l’usine électrique : le vent y chasse la fumée de cheminée, la suie et la poussière qui retombent dans les yeux des sportifs. »

(Jean Echenoz, Courir)

Et là aussi, en gras, un mouvement qui va du large au petit : les particules diffusées dans l’atmosphère se concentrent et se logent sous les paupières des coureurs. Le mouvement recrée au passage ce sentiment que l’on a parfois que les éléments extérieurs, les éléments naturels, se concertent pour influencer nos actes. Tantôt pour nous aider, tantôt pour nous nuire.

Ce procédé d’amplification/rétrécissement est d’une immense richesse. Cela fait trois jours qu’il occupe mon attention. En vrai je le trouve magnifique.

189 – pierre blanche

Jeudi 28 avril

Je viens d’avoir une idée de génie.

Sérieusement.

Un truc de fou, l’éclair de l’année, qui m’est venu avec l’achat d’un livre de Jean Echenoz suite aux conseils de Perrine Leblanc dans cette petite interview.

Je suis ravie. Je ne sais pas si ça va être facile mais assurément, ce sera drôle. Il faut m’y mettre dès aujourd’hui. Autant mon roman en cours peut se faire lentement, s’étaler sur plusieurs années (pas moins de deux ans je m’étais dit), autant une telle idée demande que j’y réponde séance tenante. Ça me fera donc deux textes en cours. Jamais fait ça avant. Encore plus excitant. Intense curiosité. Joie.

188 – cognitif (biais)

Mercredi 27 avril

Vu un documentaire montrant grâce à plusieurs expériences scientifiques comment nous formons nos jugements et nos opinions à travers des biais cognitifs. Comment, lors d’une conversation y compris avec des proches, des intimes, ou au détour d’articles ou de documentaires (!), notre premier mouvement consiste à ne retenir (au sens propre du terme : le cerveau n’enregistre) que ce qui confirme nos idées préalables et rejeter (il élimine de notre champ de perception) ce qui les contredit. Cela je le savais, j’ai tendance à penser qu’on ne convainc jamais les autres, du moins pas au terme d’un simple argumentaire, aussi solide soit-il. Mais voir, IRM à l’appui, la mauvaise foi au travail, la voir agir de façon automatisée et, disons-le, indépendamment de toute volonté de la personne, c’est carrément déprimant. Surtout, chose étrange pendant ce film à portée générale, volontairement impersonnelle : je me suis vue soudain agir de la sorte, dans des circonstances tres précises. Mes propres réflexes, mes arrangements avec certains faits du quotidien m’ont sauté à la face. Quelle claque.

D’accord. On se ment : pas bien. Mais en allant tout à fait au bout, c’est (plus) compliqué, cette affaire. Car si on est réceptif à toute opinion contraire à la nôtre, si on se tourne toujours, telle une girouette affolée, vers le dernier avis articulé, alors on ne croira en rien. Et si on ne croit pas à certaines choses de manière un peu soutenue, quitte c’est vrai à se mettre des œillères, alors, me semble-t-il, on ne pourra plus agir. Ces biais cognitifs, aussi haïssables soient-ils à qui souhaite sincèrement comprendre le point de vue de l’autre et se montrer lucide en toutes circonstances, n’ont-ils pas tout de même une utilité ? Le documentaire ne l’évoque pas. Pourtant c’est une évidence.

Si je m’en tiens là, je risque de donner le sentiment que mes biais cognitifs me font rejeter une information qui me dérange. Ainsi en niant l’existence d’un problème je je reproduirais le problème en question. En le niant j’illustrerais ce que je nie. Alors on va dire les choses autrement. La véritable question est désormais de savoir quel ratio lucidité/mauvaise foi constitue un bon équilibre – un équilibre idéal – pour la pensée.

187 – petit

Mardi 26 avril

Lu Gens du nord, d’une traite. C’est vraiment très réussi : l’intrigue, le découpage des scènes, l’alternance politique/histoire d’amour. De ce point de vue, purement narratif, le récit s’avère un peu trop classique à mon goût, même s’il faut reconnaître que les conditions dans lesquelles naît la relation sont originales. Disons que d’une certaine façon, toute histoire d’amour a quelque chose d’entendu, de prévisible, et à quoi il doit être difficile, voire impossible d’échapper lorsqu’on écrit. Le tout, indéniablement, est de qualité. Et il n’y a aucun faux pas, rien qui coince, jamais.

En outre, le contexte du roman – l’Irlande du Nord au début des années 1990 – et le talent de Perrine Leblanc pour dresser une ambiance en quelques mots permettent une réelle plongée dans des zones sensitives très spécifiques (ciel, pluie, lumière, mœurs, « gueules » locales, particularités linguistiques, etc).

Mais ce que l’auteure réussit particulièrement bien, je l’avais finalement noté dès hier, dès les premiers chapitres. C’est cette manière de partir du petit pour élargir à une vision globale de la scène (ou l’inverse : partir du grand et terminer sur un resserrement).

En allant encore un peu plus loin, on pourrait imaginer des scènes où l’ensemble se positionne totalement en fonction d’un détail. Il ne faudrait pas grand chose alors pour que celui-ci donne le sentiment d’agencer tout le reste. Ce n’est pas tout à fait ce qu’on trouve dans le roman, ou du moins pas souvent (l’extrait d’hier en est en réalité l’exemple le plus flagrant que j’aie repéré), mais chaque fois que l’auteure opère un rétrécissement soudain et inattendu se produit un puissant effet. Voici quelques autres exemples du procédé :

–  » Mais le mégot n’avait rien à livrer, c’était un vulgaire bout de cigarette fumée par une bouche maquillée. »

– « Il lui a demandé : As-tu peur de ton sujet ?

Elle lui a répondu : Et toi ?

Tout le temps.

Il a dégagé avec son petit doigt la mèche de cheveux qui s’était engluée dans le gras du baume dont elle s’enduisait machinalement depuis une demi-heure. »

– « Si à 15h30 il n’est pas venu te chercher, tu siffles ta bière et tu sors.

Anne a décollé avec l’ongle une gomme à mâcher qui avait durci sous la table. »

Et j’ajoute, pour le plaisir, cette superbe image :

« Elle a survolé le désert de calcaire où ont poussé la mort et la famine, au XIXème siècle. »

186 – air

Lundi 25 avril

« À 13 heures rue de Rivoli, au premier étage de la librairie WSSmith section History, l’air déplacé par un homme pressé a tourné la page d’un ouvrage d’histoire coloniale des Indes occidentales que François ne lisait pas. » (Perrine Leblanc)

Intéressant, cette manière de partir du détail inattendu, du petit et du léger, pour élargir à la scène.

Mais à vrai dire la phrase entière, pour l’attention qu’elle fait porter à cet inconnu qui passe (dont on peut s’attendre à ce qu’il joue un rôle dans le récit), à l’état d’esprit du héros (attentif à ce qui l’entoure tout en faisant semblant de lire), en plus de cette entrée visuelle, tout en mouvement, dans la scène, est d’une très grande habileté.

Dans l’écriture fictionnelle on peut avancer en se posant ces deux seules questions :

1) quelles informations sont nécessaires (et donc, en creux, lesquelles ne le sont pas) ?

2) comment les combiner ?

Le reste, si reste il y a, se fera par rapport aux réponses qu’on leur aura données. Cela signifie que tout surcroît d’information est possible. Mais alors, il doit se faire en connaissance de cause.

185 – alice

Samedi 23 avril

Contre toute attente c’est un film français que j’ai réussi à regarder, moi qui pourtant rêve de me retrouver devant un Die Hard afin de rendre hommage à ce bon vieux Bruce Willis. Pour l’un comme pour l’autre et pour des raisons différentes, la période s’y prête.

Sur Alice et le maire, quelques éléments notables :

– le talent et sans doute le charme d’Anaïs Demoustier – ou le personnage qu’elle incarne -, qui transpirent dès lors qu’est filmé son visage, plein de vie et de taches de rousseur ; intelligent, volontaire, en contraste avec son corps de trentenaire très parisien, ou grandes écoles, dans une sorte de cliché, trop sage et polissé (il est longuement filmé, sans doute à dessein, dans la toute première scène).

– l’effacement étrange de Luchini, quasi absent même, alors qu’il aurait pu nous donner à voir un Georges Frêche ou même un Jean Lassalle, dans la plus pure tradition des baronnies locales. J’imagine qu’il a dû vouloir jouer ainsi le désarroi de son personnage un peu dépressif. Mais c’est mal mesurer la dimension « auto-imitative » des hommes politiques : chez eux, quoi qu’il arrive (et sans vouloir faire de mauvais esprit) le spectacle doit continuer.

Globalement, on a là un film qui flirte avec le banal, voire une certaine fadeur, mais crée régulièrement des percées heureuses. Mais le personnage du maire, il me semble, n’y parvient jamais.

– la scène de l’écriture du discours, d’autant plus forte que le discours ne sera finalement pas prononcé à cause du soudain défaut de courage du maire (« On avait une fenêtre de tir, on l’a ratée »). Cette idée, la préparation longue et tendue d’un discours suivie de sa tombée aux oubliettes, est potentiellement géniale.

La scène d’écriture me rappelle celle qui m’avait tant marquée dans Amadeus, où naît Le requiem. Il faudra sans doute que je trouve un lieu où écrire une scène de ce type puisqu’ils me plaisent tant, ces récits d’élaboration collective. Ici, ce qui marche très bien est la mise en place d’un jeu de parole entre Alice et le maire. L’alternance des locuteurs permet d’avancer dans la lecture du brouillon, sa correction, la nouvelle version, les retours, les hésitations et les choix définitifs en une sorte de chorégraphie. Le rythme produit est très intéressant. On est emporté par la parole comme si elle était une musique, le sens en sus. Il y a dans ce passage une attention portée aux mots, qui pourrait, je crois, être encore plus précise, aller encore plus loin, jusqu’à atteindre une forme de paroxysme. Un roman en tout cas se prêterait parfaitement à une telle tentative.

184 – un effort

Vendredi 22 avril

N’aplatissez pas le bas du dos.

Pardon ?

Vous êtes en train d’écraser votre bas du dos contre la planche. C’est pas bon, ça. Vous allez vous blesser.

Ah ?

Oui, sur cette machine il faut garder sa courbure naturelle. Vous voyez ? Là vous faites une rétrocession du bassin. Vous allez solliciter les mauvais muscles et vous déchirer quelque chose.

D’accord. Là c’est mieux ?

Ouais. Mais pas trop dans l’autre sens non plus. Faut être à l’aise. Restez comme ça si vous vous sentez bien.

Ok, oui ça va. Merci !

Et puis mettez vos pieds plutôt au milieu.

Les pieds ?

Ceux-là, oui.

Hé hé !

Au milieu des plaques. Ça permet de travailler toute la jambe, et pas juste les quadriceps. Vous venez ici pour quelque chose de particulier ? Pour raison de santé ?

Non, non. Juste pour me muscler. Enfin j’ai des problèmes de clavicule, mais le kiné a eu l’air de dire que si je voulais pas que ça recommence, je devais me remuscler de haut en bas.

Ah oui c’est ce qui s’appelle être précis… parole d’expert, hein.

J’en profite pour me remettre un peu au sport, quoi.

Hmm. Les pieds au milieu alors. Au début en tout cas.

Ok.

La pointe un chouïa écartée.

Ah.

Et les genoux aussi. Les genoux vers l’extérieur. Normalement ça vient naturellement avec les pieds, mais apparemment vous, il faut forcer le trait.

Ah. Ça m’inquiete ce que vous dites.

Aha ! Moi aussi ! Non je déconne. Au début faut y penser, et petit à petit ca devient naturel.

Bon… Comme ça ?

Plus. Encore un peu. Regardez : le tout doit être aligné avec les fémurs. Voilà. Vous voyez la différence ?

Oui, clairement.

Ça fait une belle ligne.

Une belle, oui.

Là vous allez sentir le travail sur toute la cuisse. Demain vous aurez mal partout, et pas qu’à l’extérieur.

Oh, cool ! Ah oui je sens déjà, là. Oh putain c’est dur !

Si c’est trop faut retirer des poids.

Non non, c’est bien.

Super.

Merci.

Et c’est l’inverse, la respiration.

Hein ?

Vous inspirez en descendant, et vous expirez en remontant. Vous expirez dans l’effort.

Je faisais pas attention.

Hésitez pas à exagérer la respiration, surtout quand on commence. Comme ça vous prenez direct de bonnes habitudes. Ça aide pas mal pendant l’effort en fait. Et puis faut pas être gêné pour le bruit. Vous pouvez même gueuler, tout le monde s’en fout : on a tous nos casques.

Ah ! Ah ! C’est vrai ! Il faudra que j’en achète un alors, si je veux m’intégrer.

Voilà.

Vous êtes prof de sport ?

Non, j’aimerais bien !… Disons que je suis un ancien, ici. Ici faut un peu aller les chercher, les coatchs. Ils ciblent ceux qui sont prêts à leur payer des cours particuliers. C’est eux qu’ils aident en priorité. Je sais pas comment ils font mais ils ont l’œil pour les repérer.

Ah oui. C’est sûr, je dois pas trop avoir la tête du client, moi… Nickel vos explications, en tout cas. Ça fait longtemps que vous venez ?

Oui.

Merci beaucoup, hein…

Stéphane.

Merci beaucoup Stéphane. Moi c’est Tom.

Pas de souci, Tom. Je remets mon casque mais si t’as besoin, je suis pas loin.

183 – interpréter

Mercredi 20 avril

Qu’est-ce qu’une interprétation littéraire ? On pourrait dire : un point de vue subjectif, preuves à l’appui. Un travail qui consiste à faire d’une intuition personnelle une révélation pour l’autre. La première fois où j’ai vu une interprétation à l’oeuvre, de mes yeux vu se dérouler, elle a débarqué sans prévenir, comme le ferait un OVNI aperçu du jardin, un soir d’été.

C’était en seconde. J’étais tout au fond de la classe à côté de ma meilleure amie de l’époque, Irène, avec qui je passais mes journées de cours à me bidonner. Ce jour-là, on lit une tirade du Tartuffe, je ne sais plus laquelle, peut-être celle où Dorine enjoint les jeunes amants contrariés de feindre l’obéissance à leur père tyrannique pour gagner du temps. Ou peut-être celle, plus connue, à l’acte III, où Tartuffe dévoile enfin toute sa tartufferie tandis qu’Orgon bout sous la table.

Cela fait une bonne demi-heure que la prof nous interroge sur le texte. Ça ne va pas. Ce n’est pas assez. On tourne autour de quelque chose sans parvenir à l’attraper. La prof trépigne, écarlate. Elle est ainsi : animée. Oui mais encore ? Et alors. Qui est hypocrite ? Ben Tartuffe ? Pas seulement ! Cherchez. Cherchez. Orgon ? Cherchez.

Puis Irène lève un index timide. Elle est tout près, juste à ma gauche. Son bras frôle presque le mien. Je connais son visage de profil. Par cœur : les contours, chaque pore de sa peau. Nous avons fusionné il y a de cela quelques mois. Or je crois bien que c’est la première fois que je la vois lever le doigt. D’habitude elle se cache derrière ses mèches, son eye-liner noir et son rire contagieux, un drôle de cliquetis dans la gorge, un tapotement de pic-vert. D’habitude c’est plutôt moi qui lève le doigt et j’ai des trucs à dire, je parle pour deux. Mais là, non seulement je sèche, mais en plus je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle a en tête.

Tartuffe c’est un personnage hypocrite. Sa voix est tellement douce que tout s’arrête. À présent il faut écouter, dans la classe chacun le sent. Je le sens en tout cas. On ne fait plus un bruit. Ma respiration cesserait presque. Je regarde la prof tout au bout de la salle, devant le grand bureau. Elle observe mon amie avec confiance. Quelque chose en elle aussi reste suspendu. Elle sait peut-être déjà qu’Irène a la solution. La voix tremble un peu. En grec hupocritès. On entend à peine. En grec hupocritès est le comédien. Tend l’oreille. En faisant un éloge du mensonge. Les yeux de la prof bleu perçant s’illuminent. De l’hypocrite. Les lèvres se tendent. Molière fait l’éloge des comédiens. Sourire franc. Reconnaissant. De son métier. Il célèbre le théâtre et les gens qui le peuplent. Fait une déclaration d’amour aux siens. Aux membres de sa troupe il clame qu’il est des leurs. À la face du public, la foule des courtisans. Un public qui les méprise tout en allant les voir pour se divertir. Les applaudit tous les soirs quand l’église les condamne à la fosse commune. Il y a des hypocrites qui font du bien parce qu’ils ne cachent pas ce qu’ils sont. Et puis il y a les vertueux prétendus, les faux dévots, qui baîllonnent le plaisir. Les porteurs de masque ne sont pas ceux qu’on croit. Molière dit tout ça sans le dire. En quelques vers rieurs. Sans agressivité. Il parle avec la douceur de la voix d’Irène.

182 – flèches (version drôlement améliorée)

Dimanche 17 avril

Dans le commentaire d’un spectateur de l’émission Hors série de ce samedi portant sur la question de l’abstention, je lis :

L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire sont les deux extrémités de mon arc.

Je suis très reconnaissante au commentateur de m’avoir fait découvrir ce vers de René Char. Il dit en trois mots comme le labeur d’écriture s’impose au poète : dur, tendu, quotidien. Un labeur dont il ne faut en aucun cas se laisser détourner. Dans ces conditions, les questions plus abstraites, les phénomènes collectifs, la formation de l’histoire – l’histoire « avec sa grande hâche » aurait dit Perec – ne peuvent plus être une préoccupation pour l’écrivain. Il n’y a plus place en lui.

Ce vers est sublime. Cependant, après réflexion il ne me semble pas tout à fait coïncider avec la pensée de F. Begaudeau telle qu’il la développe lors de l’émission du 16 avril. Je ne crois pas que l’auteur soit indifférent à l’histoire, mais plutôt au fonctionnement de la société et des institutions qui l’ordonnent. Indifférent aux institutions, fondées sur le jeu politique, fondé sur la recherche de la prise de pouvoir elle-même fondée sur les rapports de force.

Ce que les militants ne semblent pas comprendre – pour des raisons louables, mais qui les condamnent à un dialogue de sourds avec ceux qui se retirent volontairement des enjeux électoraux – c’est qu’on peut considérer que le véritable pouvoir consiste à ne pas chercher à l’obtenir. On peut désirer ne pas combattre, non par indifférence, paresse ou lâcheté, mais parce que seul compte de diriger son énergie et son temps vers l’amour de la vie.

Les militants, qui sont souvent eux-mêmes des retraités ou bien des gens installés dans un confort petit bourgeois (comme je le suis, culturellement du moins : ce n’est pas un jugement de valeur mais un constat objectif ; je reviendrai sur ce point) adorent opposer que les plus précaires, eux, n’ont pas de temps pour profiter de loisirs ; qu’ils ne peuvent pas se permettre de se laisser écraser par le capitalisme ni, plus concrètement, exploiter toujours davantage par leurs patrons. La tranquillité d’esprit serait donc un luxe.

J’affirme au contraire que la capacité à profiter de son temps, à aimer sa vie et à connaître la joie au quotidien n’a aucun lien avec les conditions sociales d’existence. Cela ne signifie absolument pas qu’on ne doive pas se battre pour améliorer ses conditions de travail ou lutter pour le partage des richesses, mais qu’il est possible pour une femme de ménage, pas moins que pour un cadre supérieur, de connaître le plaisir de laisser couler le jus d’une pêche le long de son cou (1). Ce que le capitalisme nous vole, ce n’est pas le temps ou l’accès à des activités aimables, mais l’envie, ou plutôt la force intérieure de s’y adonner. Ce que la société nous ôte c’est notre propre jus.

Une société non fondée sur le profit et qui ne fasse pas de l’emploi un indicateur de valeur personnelle serait évidemment le meilleur moyen de garantir à chacun une existence pleine et paisible. C’est cette certitude qui fait de nous des anticapitalistes.

Pour autant, en attendant et faute de mieux, il reste possible de trouver des failles dans l’existant. La faille consistant toujours à s’extraire de tout commerce, au sens propre du terme. Ne peindre les plus défavorisés que comme des défavorisés est un mensonge, une facilité. Si je militais pour ma propre chapelle je dirais que c’est même une insulte. Le monde occidental n’est pas divisé entre les très riches heureux et les pauvres malheureux (attention : je ne viens pas d’écrire qu’il n’existe pas, en France y compris, de pauvres malheureux pour des raisons sociales). L’immense majorité barbote au milieu, avec des avantages et des difficultés, des RTT et des crédits, ainsi que le sentiment très juste que remplir son caddy coûte de plus en plus cher. Mais surtout, et c’est cela qu’il faut aussi entendre, cette majorité, au même titre que les riches et les pauvres, doit se battre au quotidien pour sauver sa propre aptitude à se satisfaire de richesses qui n’ont rien à voir avec l’argent.

J’affirme également que le nombre de trahisons et de reniements nécessaires à la prise de pouvoir par la gauche ne peut que la faire passer de l’autre côté de ce qui est censé faire d’elle « la gauche ». J’ai déjà esquissé une réflexion – enfin, un mouvement d’humeur – à ce sujet il y a quelques jours. Mais le fait que, tout en s’affolant de la menace fasciste et des taux d’abstention on soit déjà tout occupé à faire fructifier son hégémonie nouvelle et à diriger en leader absolu des transactions (oui) avec ceux qu’on conspuait il y a encore deux semaines en vue des législatives, a à mes yeux quelque chose de profondément – profondément – problématique.

Mais bien sûr, se présenter à des élections que l’on sait perdues d’avance en entraînant dans sa défaite ceux de son camp qui auraient pu les gagner n’est guère mieux. Dans tous les cas, on le voit, ce qui fait exister les forces de gauche est dans le même temps ce qui la fait perdre. La politique politicienne fait tourner la tête à bien du monde. Plus précisément, les enjeux, en devenant électoraux perdent leur caractère noblement politique. De ce point de vue également, la politique se désintègre dans l’élection. On pourrait dire aussi : l’élection est de droite. Celle-ci n’est en effet rien d’autre que l’autorisation ponctuelle donnée au groupe (un parti, un mouvement) de se laisser aller à la pulsion d’écraser ce qui diffère de lui.

À partir de là, il est permis de refuser, très simplement, en conscience comme aiment tant à dire les électeurs éclairés dans une sorte d’homélie douteuse, de participer à ce qui ne peut être qu’un piège. Cela ne fait pas de nous des bourgeois, indifférents aux autres ou à l’état du monde. Cette accusation systématique s’avère d’ailleurs assez insupportable, car elle veut faire taire en décrédibilisant. Tout cela, au contraire, détermine à agir là où on le peut, à faire par exemple que les relations avec les autres soient fortes et belles, que nos occupations, individuelles, collectives, professionnelles ou associatives demeurent joyeuses, aussi éloignées que possible de l’obsession des hiérarchies et de la rentabilité.

D’aucuns, je le sais, trouvent ces actes dérisoires au regard de la prise du pays par les voies électorales, pourtant sans cesse repoussée pour une raison ou une autre. Ces actes sont au contraire d’une importance majeure. D’une grande puissance car effectués hors – et souvent en dépit – des institutions. Ils existent ici et maintenant, loin des stratégies tordues et des spéculations sur un futur qui n’arrive jamais. Simplement ils s’effectuent à bas bruit. Ne font pas la une des journaux. Ne se traduisent pas par une avalanche de tweets. N’alimentent pas le feuilleton. Ils échappent à cette autre plaie de l’époque, fruit et nourriture du capitalisme qu’est la quête permanente de la médiatisation de soi, l’autopromotion qui rend à peu près dingues tous ceux qui s’y adonnent.

À bien y regarder, cette dimension-là de la politique s’avère la plus essentielle à tenir et la plus difficile. Elle exige un renoncement profond que l’autre, celle qui se mesure en sondages payés par les agences de communication, ne connaîtra jamais. François Bégaudeau a parfaitement raison : écrire est gratuit. Procure à titre grâcieux de la jubilation. D’innombrables activités de ce type existent. Elles sont la vie même, son sel. Alors certes, nous ne votons pas. Grand bien nous fasse : l’abstention est une saine routine.

(1) cf la fin de la discussion dans Hors serie, où la journaliste Louisa Yousfi cite les dernières lignes de Comment s’occuper un dimanche d’élection.