Il faut dire ce que c’est que de se réveiller avec l’idée qui vous manquait depuis des semaines. Ça commence par une question arrivée là sans crier gare. On sort à peine d’un rêve déjà presque entièrement oublié, les paupières sont encore closes, et l’on se demande soudain : bon sang mais comment est-ce que je vais bien pouvoir l’écrire la fin de mon roman ? On ressort le cahier des charges, sa liste de désirs, de ce qu’il faut absolument fairepasser dans l’écriture, se heurte à nouveau aux impasses, les mêmes, et dans le même ordre, s’en agace. Bref on a beau être encore tout brumeux on refait le match. S’apprête à le perdre à nouveau mais ce matin, sans raison apparente, arrive une solution. Limpide. Plus que cela : elle est l’évidence même. Et l’on regarde cette fois aller comme une vache le train qui passe le fil arrêté par un défaut d’imagination mille fois auparavant. On peut enfin voir la scène, comment elle sera racontée. Comment il faudra procéder. Le travail d’écriture ne sera peut-être pas plus facile mais là vraiment, aucune importance : la vision est nette. À six heures du matin, non sur un coin de table mais sur mon oreiller se produit parfois un petit miracle. Il justifie tout le reste.
Impossible de me concentrer en ce moment sur un livre, un film ou même un documentaire. Un cycle musique-sport-danse s’est ouvert il y a une bonne semaine, qui débouchera avec un peu de chance sur une nouvelle et salvatrice poussée d’écriture (car il serait grand temps). Les billets de critiques se feront sans doute plus rares dans Sarga, je m’en excuse auprès de mes innombrables bien qu’hypothétiques lecteurs. C’est ainsi, après tout l’énergie peut bien aller où elle veut.
Donc. Musique et comme à chaque fois qu’il faut se retrancher (aller puiser), répétition. Plus précisément : boucles de musiques répétitives. Exemples :
Le morceau de Buck 65 de la veille amène à cette vidéo :
qui amène à ce cher vieux morceau :
qui amène, alors qu’on est en droit de se demander tiens au fait mais que devient Tricky, à cette interview.
Quel dépaysement d’entendre la voix cassée, désormais bel et bien vieillissante, la voix magnifique car impossible de Tricky, avec en guise de cerise cet accent britannique. Quel plaisir également d’entendre sa voix ainsi doublée de celle, à peine moins singulière, de sa traductrice.
Moi qui, on l’aura compris, pour l’instant voudrais laisser aller les choses, je ressens une réelle gratitude en écoutant la manière si simple qu’a le musicien d’aborder son travail. Il faut aussi saluer la volonté d’effacement qu’il manifeste et qui, je crois, touche toujours quelque chose de très juste dans l’acte créatif :
J’adore jouer en deuxième partie dans une tournée parce que ce n’est pas moi qui suis la vedette, ce n’est pas moi qui suis mis en valeur. Et quand on ne doit penser qu’à soi, avoir les projecteurs sur soi seulement, c’est difficile. Il y a tant de talents. Vous savez, quand on vient du milieu du reggae, du sound system, on est habitué à travailler avec d’autres.
Et pour finir, à retenir, l’idée que l’écriture de Tricky se tient selon lui davantage du côté du féminin (sur le sujet, compliqué, lire ce billet). Combien d’hommes sont capables de dire cela ?
L’interview par Arnaud Laporte pourrait m’amener à cette émission plus récente dont l’invité était Christophe Fiat. L’auteur est en effet l’un des meilleurs représentants de la littérature répétitive contemporaine, déclamée de surcroît. Mais non, dans cette émission (et sans doute dans son roman autobiographique) on pense encore trop : ça c’est vraiment la plaie de la littérature.
Alors passons plutôt à cet excellent morceau de Chinese man, qui accomplit la prouesse de donner l’impression de ralentir encore et encore alors qu’il ne le fait, en réalité, qu’une ou deux fois :
qui amène enfin à ça :
, histoire de s’assurer que ce long détour – ce retour – par le rythme (car c’est d’abord cela que produit la répétition : du rythme) procède avant tout d’un élan fondamentalement ludique. Après tout, ne faut-il pas imaginer Sisyphe heureux ?
Note : J’accueillerai avec la plus grande curiosité toute suggestion de morceau ressassant !
Drôle de voir comme certaines personnalites médiatiques, silencieuses pendant les remous que connaissait la FI il y a quelques mois, se présentent désormais comme des soutiens indéfectibles, et de la première heure s’il vous plaît, du mouvement. Par exemple Michaël Foessel, qui prenait soin ce mardi de glisser dans une interview qu’il est un « fidèle » depuis 2017. Faisait passer l’air de rien un « nous » pour « Mélenchon » en feignant le lapsus. Ce même Foessel, qui a toujours bien veillé à cultiver l’ambiguïté sur ses opinions politiques, qui n’a cessé jusqu’ici de contrebalancer aussitôt son point de vue par son exact opposé afin de plaire à tous, ou de ne gêner personne. Ce Foessel qui le mois dernier, lors de la promo d’un livre où il appelait à construire une gauche de « plaisir », notion abstraite et fourre-tout s’il en est, trouvait le moyen de déclarer qu’on ne pouvait pas ne pas reconnaître à Blanquer d’avoir fait beaucoup pour l’éducation nationale.
Très peu de haines m’habitent. Elles sont en général de courte durée. Dans dix jours ce sera fini et je passerai à l’indifférence. Cependant elles brassent large. Je déteste tous ces gens qui s’engouffrent dans les vagues du moment.
Cela dit, à bien y réfléchir je ne méprise pas moins ceux qui créent ces vagues comme on crée des labels, puis mettent toute leur énergie à les faire prospérer. En quoi vaudraient-ils mieux : ce mensonge mercatique leur convient. Les deux – objet de la mode et fashion victims – ont besoin les uns des autres. C’est ensemble qu’ils grossissent. Ils s’entre-nourrissent. Ils doivent être quelque chose comme les deux faces d’une crêpe.
Alors plus je les regarde faire, plus je m’éloigne du monde : ce sont eux qui le font. Ils font le monde, et pourtant portent en eux le contraire de la vie. Sa négation. Pour maintenir la vie en soi il faut se tenir ailleurs. Toujours, c’est-à-dire sans flancher.
Le titre du billet est un trompe-l’oeil, car de Kadosh découvert ce week-end je n’ai pas grand-chose à dire. Je retrouve un scénario assez proche de LaVie invisible d’Eurídice Gusmão, vu peu avant, avec une scène de viol conjugal cette fois sans aucune équivoque possible, et les parcours parallèles de deux sœurs dont l’une s’avérera plus forte ou plus déterminée que l’autre.
Ce qui est saisissant, dans Kadosh, c’est le rituel des religieux, auquel on a d’habitude si peu accès. Les prières, les accessoires. Entre ce film, l’extrait de danse contemporaine de la BatshevaDanceCompany et Philip Roth, voilà donc que des souvenirs refont surface. Ceux d’une vie en plein quartier juif, à l’étranger. La jeune mère de famille rousse que je croisais tout le temps mais qui ne me parlait jamais. La fois où, tandis que nous nous étions retrouvées par hasard côte à côte sur la plage la plus proche, elle avait envoyé discrètement l’un de ses enfants me donner un pansement pour mon fils blessé au pied. Elle avait répondu à mes remerciements par un signe de tête à peine perceptible avant de regarder, à nouveau, la mer droit devant elle.
Les voisins d’en face, un couple de personnes âgées absolument charmants qui m’avaient invitée dans leur appartement pour me faire comprendre sans jamais le dire explicitement qu’ils souhaitaient que j’éteigne pour eux une lumière oubliée le vendredi soir.
La femme, fantasque et triomphale, qui avait fait venir avec elle et s’inscrire une dizaine de ses copines au cours d’arts martiaux d’un ami laïc : elle voulait le suivre et devait s’assurer qu’il ne serait pas mixte (la salle avait une capacité d’élèves limitée).
La communauté qui chaque jour faisait jouer ses enfants dans le petit parc dès 15h30 puis s’en allait au compte-goutte pour laisser la place, à 17h tapantes, aux familles musulmanes du quartier.
Et dans les rues pavées, parfois dès l’aube, les hommes toujours impeccablement habillés, tout de noir et de blanc vêtus, avec leur très long manteau, leur feutre haut et leurs papillotes.
Le corps à terre. Le corps sous son manteau. Les doigts de mains attachées dans le dos. Des doigts fripés, mais pas à la dernière phalange comme après la piscine. Fripés de la base et jusqu’au bout des ongles. Comme si la peau se détachait de la chair, comme s’il n’y avait plus de chair du tout. La peau gris-bleu, pourrie par la pluie puis séchée par les rayons. Comme prête à craquer sous les pas.
Alors même que je m’apprêtais à abandonner avant sa fin et pour la deuxième (seconde ?) fois la lecture d’un roman de Philip Roth, parce qu’à mon goût trop morose (le roman), voilà que j’arrive à une scène hilarante, au pied du mur des Lamentations, entre un écrivain et un fan un peu agité. Je vais donc persévérer. Mais au cas où je n’irais pas beaucoup plus loin, voici une première (dernière ?) salve de citations :
« Si chacun y met du sien, je ne vois pas le moindre problème. En une semaine, dix jours, vous serez sorti de l’hôpital et vous aurez retrouvé votre famille – remis à neuf. » (c’est le médecin qui parle à Henry). Mais voilà, à en juger par la suite des événements, il fallait croire que Henry ne s’était pas assez appliqué sur la table d’opération.
Bill Goff se mit à fermer et ouvrir le poing régulièrement, comme si sa main droite était une pompe à courage, ou un drain contre l’angoisse.
Zuckerman se remémorait le temps où… la vie était le plus innocent des passe-temps.
Quand je me regarde dans la glace, le matin, c’est toute la famille qui me regarde.
Pour la chaîne de causalités : Si la femme qui avait éveillé en lui le désir de vivre différemment, qui représentait pour lui une rupture avec le passé, une révolution contre l’ancien régime qui l’avait mené au point mort des émotions – et aussi contre l’idée que la vie est une série de devoirs à accomplir sans faille -, si cette femme devait se réduire au souvenirhumiliant de sa première (et dernière) grande frasque parce qu’elle fêtait Noël et pas nous. Si Henry avait vu juste quant aux origines de sa maladie, si elle résultait bien du stress occasionné par cette défaite ruineuse et ce mépris de soi qui l’avait poursuivi avec opiniâtreté bien après son retour à Bâle, alors, oui, curieusement, c’était bien d’être juif qu’il était mort.
Un passage génial avec ce qui aurait pu ou dû être dit et ce qui est dit finalement entre les personnages, p. 71-72 dont voici un extrait :
Il n’était pas costaud, mais ses mains étaient puissantes, ses mains étaient le centre de sa personne, le détail véritablement exceptionnel de son apparence.
Un sourire qui ne devait plus rien à l’amusement.
» Je suis venu de Londres tout seul.
– Comme ça, sur un coup de tête ?
– Et si je te disais d’y retourner sur un coup de tête ?
– Pourquoi tu me dis ça ?
– Parce que j’ai pas besoin qu’on vienne voir si je ne suis pas marteau. Parce que j’ai déjà donné les explications qu’il fallait. Parce que… « Quand je l’entendis partir sur sa lancée, je compris qu’il finirait par me voir.
Trois coups brisèrent le silence de la chambre. La porte s’ouvrit aussitôt, la femme eut à peine le temps de se redresser sur son lit. De refaire son expression comme on refait sa coiffure. Un homme en blouse blanche entra d’un pas assuré suivi d’un essaim d’autres blouses d’où sortaient des têtes aux mines sérieuses, des mains prolongées par des fiches et des doigts crispés sur des stylos bic. Le groupe encombré et docile s’engouffra à petits pas. Il parvint tant bien que mal à se faufiler dans l’espace exigu pour se figer juste derrière le panneau de pied du lit métallique. Quant à l’homme, il avait dès son entrée jeté son dévolu sur l’angle qui donnait sur la fenêtre. S’était arrêté à hauteur des genoux de la femme. Il sentait l’after-shave, à moins que ce ne fût l’odeur de menthe glacée de son chewing-gum. Son teint était hâlé. Il tourna la tête vers elle et exhiba ses dents blanches. Comme s’il s’agissait là d’un signal, quelques membres du groupe esquissèrent à leur tour des sourires, plus timides. Ils regardaient par en-dessous. Ils regardaient leurs fiches. Les agrippaient nerveusement. Lui plongea ses yeux entre les sourcils de la femme. Il ne semblait pas vraiment la voir. S’il lui avait serré la main il l’aurait fait mollement. Ses yeux étaient d’un bleu sublime quasi transparent. Ils avaient la froideur de celui qui jouit chaque jour de son pouvoir, accoutumé désormais à trouver en tout lieu la servitude dans le regard de l’interlocuteur. Une indifférence à ce qui n’était pas lui. Il était absent à elle et pourtant bien présent. Se présenta. Chef de service. Bonjour Madame. N’attendit pas la réponse de la femme. N’avait à l’évidence pas le temps de tergiverser. Prendrait donc et comme partout la direction du moment. Son corps svelte et ses épaules larges – la blouse – tenaient toute la place. Pour s’élargir encore un peu l’homme se mit à parler fort et clair.
Bon alors. Tout s’est bien passé. Il écartait les jambes il se croisa les bras.
Vous l’avez porté quelques instants ?
À ces paroles la femme eut une hésitation. Sans doute était-il en train de tenter une plaisanterie ? Pour détendre l’atmosphère. Elle cherchait. Ou bien un jeu de mot.
Vous avez voulu le voir tout de même ?
Mais elle avait beau chercher. Non ? Vous ne l’avez pas vu ? Elle ne voyait pas. Pourtant vous auriez dû. Peut-être une contrepèterie.
Mais quel dommage. Vous ne vous rendez pas compte. Sans doute le regretterez-vous un jour.
Elle se contentait de l’écouter en regardant ses tempes grisonnantes. De là où elle se tenait, la droite était bien visible. Ses petits frisottis. Tout en s’adressant à la femme il se tourna vers le groupe. Dans l’élan sa figure s’ouvrit soudain. L’éclat de ses dents apparut aux yeux de tous, il étendit les bras et tout entier sembla s’illuminer. Enfin voyons Madame ces bébés-là ne sont pas des monstres. Point d’exclamation. Top-départ. Les stylos griffonnèrent sur les fiches. Les bras du chef de service se croisèrent à nouveau. Ses mâchoires mâchonnaient. Un ange passa.
Alors il voulut abréger la visite. Elle ne tournait pas en sa faveur autant qu’il l’aurait attendu. La femme d’ailleurs lui semblait bien ingrate. Il avait fait le déplacement tout de même. Elle répondait à peine. Le regardait à peine. Il s’ennuyait maintenant. L’informa qu’elle pourrait partir le lendemain dans l’après-midi. Si elle n’avait besoin de rien il lui souhaitait une bonne fin de séjour. Et aussi bon courage pour la suite. Courage. Le mot fut aussitôt répété depuis le panneau de pied. Se répandit comme une traînée de poudre. L’homme lança un coup de menton aux blouses près de la porte. Elles bloquaient le passage. Toutes quittèrent la pièce en une vague clapotante. Car beaucoup de gouttes font un océan. Il sortit en dernier. La femme vit sa main saisir et tirer vivement la poignée. Des poils lui sortaient de la manche. La porte claqua et laissa la femme seule entre les quatre murs étroits. Elle trouva qu’il y régnait une odeur de javel mentholée.
Dans un tout autre genre, cette compagnie, de danseurs je crois, le Galactik Ensemble:
En plus d’être drôle, tout y paraît très malin. C’est que la technique sert parfaitement le dispositif narratif (ce qui se raconte).
Au passage, il est amusant aussi de constater que spontanément, et pour une raison qui m’est inconnue, le cerveau est plus prompt à imaginer le sol bouger que les murs.
Il existe un autre groupe très fort pour ça, pour « faire raconter la technique » (et la mener droit au lancer de peinture). Musique moyenne mais clips géniaux : c’est OK go.