Samedi 7 mai
J’écris « le cas » car je n’ai jamais su si j’aimais ou pas ce réalisateur, tant ses films m’ont toujours inspiré des sentiments contraires. À l’exception d’Esther Kahn cependant, qui m’avait bouleversée à sa sortie puis accompagnée pendant des années sans que j’y trouve le moindre défaut. J’adorais le personnage, la façon dont cette jeune femme allait, droit, sans protection, sans renoncer à rien, quitte à briser quelques verres sur son chemin ; le mélange de maladresse et de détermination qui l’animait. Cette femme était à mes yeux une invention magnifique et, je crois bien, un modèle à l’époque. M’avait beaucoup plu aussi le tableau de la vie de famille, juive et sans le sou, travaillant dur dans l’Angleterre de la fin du XIXème siècle. La misère et la promiscuité subies de ses membres étaient singulièrement palpables.
En revanche, pour les autres films de Desplechin, ceux que j’ai vus du moins, c’était une autre affaire. Je parle de la longue série de ceux qui se passent dans un milieu – toujours, mais pourquoi pas – bourgeois, parisien d’abord, de province ensuite ; plus exactement dans des familles bourgeoises de province (Rois et reine, Un conte de Noël), dont 1) la progéniture monte à Paris faire ses études ou entamer sa carrière (La Sentinelle, Comment je me suis disputé), et 2) l’un des rejetons, nommé le plus souvent Paul Dedalus et joué par Mathieu Amalric, fait office de vilain petit canard. Égoïste, torturé, du genre fou mais pas trop. Et surtout : fruit pourri de son éducation. Quelqu’un pour qui, pourrait-on croire en poussant un peu la logique, la vie aurait été plus simple s’il avait grandi dans une famille plus prolétaire et moins lettrée… D’où le contraste, saisissant, entre un personnage comme Esther Kahn, muette, quasi autiste, et Paul Dedalus.
Ces films-là sont plus compliqués à appréhender, mais aussi à juger et donc aimer et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce sont des films-romans, fondés sur du discours, une voix de narrateur ou tout comme. Les dialogues y sont très écrits. Les péripéties sont celles de gens en proie à des angoisses existentielles. Ils font face à la maladie et à la mort, à des peines de coeur et des rivalités (sentimentales et/ou professionnelles). Alors c’est sûr, on nage là en plein art à la française : psychologisant et potentiellement bavard. Pour autant, il y a une très grande justesse dans nombre des scènes de Desplechin. Sans cette justesse, le ton érudit et souvent prétentieux, les personnages atrocement cabotins et les nœuds au cerveau qu’ils semblent se plaire à se faire seraient difficilement supportables. Par conséquent une question s’impose : en quoi consiste cette justesse ?
Comme toujours peut-être, dans un sens suraigu de la complexité. On ne trouvera pas une situation où ne soit exprimé par chacun des personnages un double sentiment. L’univocité dans ces films-ci est tout simplement absente. Au contraire, la dualité affective, constante. Elle pourra s’exprimer via ce même discours. On trouvera par exemples de classiques équivalents des « je t’aime, moi non plus » ou « famille je te haime » qui peuplent les oeuvres d’art. Mais ce n’est pas tout. Dans les conversations des divers protagonistes se mêlent en permanence et avec un délice non feint les registres grossier et soutenu, les remarques triviales et les citations d’écrivains. Chez Desplechin, tout cela va de soi : la vérité, semble-t-il nous dire, ne peut se révéler que dans l’accolement de deux modulations du langage. Mais la dualité (la « dualisation » serait plus juste) ne se contente pas du discours. Plus encore, elle s’exprimera par une contradiction entre ce qui est dit et ce qui est montré. Dans ce geste esthétique, et éminemment cinématographique – on sort ici du simple roman filmé -, le réalisateur excelle. Car c’est dans ce geste même qu’il pourra produire de la tension, du drame, de la relation. Et, par ricochet, l’émotion de son spectateur. Comprendre cela, c’est comme comprendre un truc (au sens de « trick »). C’est comprendre comment la magie opère.
Il faut le souligner : la prise de risque est grande à aller dans ces zones. Pas seulement dans ces zones de la psychologie humaine, mais dans ces zones artistiques. C’est donc la réceptrice heureuse, peut-être même reconnaissante au réalisateur qui écrit ici. Mais quand on y songe il est presque inévitable qu’un tel cinéma, entièrement fondé sur l’oxymore (1), tombe parfois à côté, ou mal. C’est que malgré sa capacité exceptionnelle à faire un cinéma réaliste, Desplechin ne veut pas faire un cinéma réaliste. Il veut faire plus (à ses yeux) que cela. Il veut faire quelque chose comme du cinéma qui fait de la vie qui devient du cinéma.
Je m’explique. Dans la vraie vie, on aime toujours le frère qu’on vient à engueuler. L’affirmer dans une oeuvre, c’est faire preuve de réalisme. Mais « dans la vie », on ne caressera pas la joue de son frère tout en lui hurlant dessus (geste pourtant récurrent dans Rois et reine). Cela, seul le cinéma, ou le théâtre le peut – Desplechin est très proche du théâtre, comme Esther K.
Dans la vie, il arrive d’embrasser de loin, par un souffle léger, l’adolescent difficile. Mais pas d’étouffer ce baiser en recouvrant sa bouche de sa main quand il est suicidaire (telle Élizabeth dans Un conte de Noël).
Un père peut aussi trouver sa fille mauvaise, gâtée, lui dire qu’elle a mal tourné. Mais il ne lui laissera pas une lettre posthume où il lui expliquera qu’il aurait préféré qu’elle meure à sa place (Louis dans Rois et reine). Pas plus que cette lettre, aussitôt cachée sous sa chemise par la fille déchue ne brûlera sa peau.
On le comprend, dans ces choix prédomine la recherche d’effets visuels (parfois accentués par un usage abusif de la caméra à l’épaule). Ainsi, dans la vie, une amoureuse invitée par son amant à Noël et peu sensible aux problématiques de sa belle-famille ne se mettra pas coup sur coup à pouffer, cynique, devant une bagarre entre deux de ses membres, et à embrasser avec la plus grande émotion un troisième au moment de partir (Faunia dans Un conte de Noël). Mais après tout, ce qui compte, c’est qu’on voie, et qu’on voie bien.
Tout ou presque est ainsi chez Desplechin : le vrai, le fort et le franc se retrouvent traduits, mis en images par un artifice revendiqué. On pourrait parler d’outrance. Quand c’est de cela qu’il s’agit, les scènes sont drôles – et de telles scènes sont fréquentes. Mais de l’outrance, l’artifice et la théâtralité sont les pendants plus graves. Plus sérieux. Et alors ce qu’on donne à voir me semble moins aimable. Je me souviens notamment de la dernière image de Comment je me suis disputé avant un générique à la musique sublime. Marianne Denicourt (Sylvia) y jouait aux échecs avec Amalric (Paul), assise par terre et nue… mais prenant soin de toujours se couvrir la poitrine de sa main. Cette image m’avait passablement agacée, tant elle est un mensonge volontaire, ostensible. Le geste est insensé. Par conséquent, tout en montrant à la fois la cohabitation, dans le couple, de l’intimité et d’une forme de pudeur, ce qui est en soi une vérité très belle, cette image parvient à produire du faux. Du faux en surplus. Elle se charge de quelque chose dont je ne parviens décidément pas à saisir l’intérêt.
On peut, je crois, aller plus loin. En réalité ce n’est pas Sylvia qui se cache ici à Paul, mais Marianne Denicourt jouant Sylvia qui se cache au spectateur. Les films de Desplechin ont en permanence conscience d’un public qui les observe. Et à cause de ce savoir qui ne se relâche jamais, ce sont moins les acteurs qui jouent la comédie que les personnages eux-mêmes, tels qu’ils sont incarnés. Voilà d’où vient cette réticence persistante chez moi, cette dualité de sentiments que Desplechin aime tant créer chez ses personnages que je le soupçonne de chercher à la provoquer aussi chez ceux qui regardent son cinéma. Machiavélique.
Notes :
(1) oxymore : nom masculin – figure de style consistant à accoler deux mots de sens contraires, ou en apparence incompatibles. Ex : dans Ferragus, Balzac dit de Paris qu’il est « le plus délicieux des monstres « .
Et en complément ce commentaire, plus ancien mais pas obsolète sur un passage de Comment je me suis disputé.
Un commentaire sur “196 – le cas desplechin”