Dimanche 10 juillet
Énorme, de Sophie Letourneur. Je me demande si nous sommes nombreux à avoir tant pleuré pendant le dernier quart d’heure. Le reste du film m’a plutôt fait sourire. Je ne le trouve pas aussi hilarant qu’espéré mais le résultat est un objet bien étrange. Je me suis surtout dit en le regardant que le scénario demandait vraiment beaucoup aux acteurs. Que le film n’a pas dû être facile à faire pour eux. Je me trompe peut-être complètement.
J’ai aussi beaucoup apprécié la texture de documentaire de certaines scènes, plus spécifiquement celles avec des professionnels (gynécologues, infirmières, psychologues, professeure de piano, etc). Ces personnages parlent toujours juste, parce qu’ils parlent comme ils ont l’habitude de le faire. Le tout a de quoi plaire. L’idée de la musique amérindienne dans le studio du chaman était sans nul doute l’élément tordant du film.
Mais pour être tout à fait sincère, désormais que ma lecture est finie, de ce reste, tout ce reste, je me fiche un peu. C’est que la fin, qui n’est pas autre chose qu’un extraordinaire surgissement de matière, à savoir l’accouchement, fait tout valser. Bon dieu quelle émotion. Et par conséquent, quel contraste entre cette scène ultime et l’ensemble du film, ses situations cocasses, qui nous amusent, où Fred l’exalté occupe tout le terrain tandis que Camille semble s’éteindre un peu plus à chaque apparition. Précisément : cette prolifération de scènes, bien que pleines de trouvailles, ne fait pas le poids face à ce dont elle préparait la venue. Le film se termine étouffé par lui-même. La délivrance finale l’écrase. Et Fred avait raison. Son exubérance était juste : il y avait de quoi exploser. La naissance d’un être valait bien de devenir un autre.
Alors, face à ce spectacle capable de tout, d’arrêter le temps comme de remettre à zéro les relations au sein du couple, capable soudain de faire taire un homme trop volubile et de bouleverser une femme jusqu’alors entièrement dévouée à la musique, on prend la mesure d’une vérité aussi simple qu’elle est sans appel. Tout artiste aura beau essayer de créer tous azimuts, d’inventer des milliers de formes, son acte n’atteindra jamais la force d’une naissance vécue de l’intérieur ou même regardée de près. Et je crois que Sophie Letourneur, tout en tissant son film autour de problématiques sociales, féminines, féministes, de couple et ontologiques, au fond le pressent parfaitement.
On la voit, on voit la réalisatrice – satiriste, à juste titre – baisser les armes, alors que la sage-femme (« celle qui sait », quelle science admirable encore montre l’accoucheuse dans cette scène !) rythme la respiration de Camille tel un chef d’orchestre. Quand le petit corps apparaît on ne peut que s’incliner. Et pour certains, des larmes d’émotion couleront.
Je m’en doute. De tels propos pourraient sembler pour le moins étonnants de la part d’une femme. D’ailleurs, c’est à première vue un drôle de paradoxe que de penser comme je le fais que les femmes, pas plus que quiconque, ne doivent être limitées dans aucune fonction, qu’elles peuvent être d’immenses artistes exactement au même titre que les hommes, ou les non binaires, ET que rien ne surpasse l’accouchement d’un enfant. Pourtant c’est un fait. C’est la pure vérité.
Je n’évoque pas ici la concurrence supposée entre pratiquer son art et avoir des enfants (l’artiste occupée par sa progéniture ne pouvant plus exercer son art autant qu’il/elle le voudrait). Ce sujet, qui est en apparence celui du film et a focalisé le discours (pitch, critiques) à sa sortie m’apparaît comme un trompe l’oeil. Énorme parle en réalité d’autre chose.
Si l’on va plus loin, si l’on cherche à savoir quel véritable problème pose l’enfantement à une artiste, il serait plutôt celui-ci : pourquoi vouloir créer quand on peut enfanter ? Quel sens cela a-t-il quand on a conscience, de surcroît une conscience engendrée par l’expérience, qu’aucune œuvre d’art n’aura jamais la catégorique puissance d’un accouchement ? Car c’est là la claque dont il faut se remettre. L’étonnante révélation, le bien « étrange bonheur ». Et je ne vois pas comment les artistes femmes qui ont fait cette expérience pourraient l’ignorer. Plus exactement : ne pas le reconnaître.
Mais précisément, et je crois que c’est tout l’enjeu de la fin du film : il n’y a pas d’incompatibilité. Là encore l’affirmation paraît presque trop simple. Et pourtant, il est possible de faire les deux. Le film le montre même : Camille accouche puis va jouer du Ravel. Et l’on peut trouver que le premier geste domine le second en intensité sans que ce dernier s’en trouve nullement diminué. Faire un enfant, et alors ? pense probablement Camille. La vie a pris place, un enfant est entré dans ma vie mais la vie continue. Il faut se concentrer et essayer. Comme avant.
N. B. : pour certaines précisions, voire le billet du 12 juillet 2022.
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