Interview par Olivier Lamm (Libération)
publié le 23 septembre 2022 à 17h22
Andrew Dominik: «“Blonde” est un film feel bad du début à la fin»
Le captivant réalisateur de «Blonde», vrai faux biopic sur Marilyn Monroe, visible sur Netflix mercredi 28 septembre, évoque les rapports complexes de la star à sa propre image, et le désintérêt des studios pour les projets d’auteur.
Hargneux, laborieux, brillant : l’Australien Andrew Dominik est le contraire d’un cinéaste aimable. Les rares longs métrages qu’il a réussi à terminer l’ont tous été sur le temps long, et dans la douleur, et tous ont déçu, décontenancé, autant qu’ils ont impressionné. Mais quel intérêt de faire des films qui emballent tout le monde ? Face à nous, dans une chambre d’hôtel deauvillaise, ce jour de septembre, Dominik, rauque, butor sur les bords, nous toise autant qu’il converse avec nous. Il n’entend presque rien, souffrant de surdité chronique, et donne toujours le sentiment de nous engueuler, au moins autant qu’il fait honneur à nos réflexions, en nous répondant, clope au bec, regard fuyant. Mais il est aussi d’une redoutable intelligence, et pense avec générosité, pesant ses mots pour ressusciter quelques-unes des méditations, nombreuses, qui ont mené à l’aboutissement de Blonde, son film le plus dérangeant, le plus précis et le plus impressionnant.
Blonde se base sur un paradoxe : il raconte la vie privée de Marilyn Monroe en se référant à des images parmi les plus iconiques qui existent d’elle.
Laissez-moi vous expliquer (il attrape son téléphone, et nous montre la fameuse série de photos de Monroe et Joe DiMaggio dans une chambre d’hôtel au Canada, prise par John Vachon). Vous voyez ? Je voulais utiliser la mémoire collective. Je suis allé chercher les photos. Une imagerie moderne. Beaucoup de photos prises à la lumière naturelle, au grand-angle. Blonde est un grand trafic d’images. Ce qui m’intéressait n’était pas de jouer à l’archéologue, mais de mettre la vie hors-champ de Marilyn en scène, en la basant sur ces moments photographiques.
Ces images ont tout autant participé à l’édification de l’icône Marilyn que celles des films. Et vous en changez la nature, en détournez le sens, comme celles de Marilyn dans son lit, prises par Douglas Kirkland, auxquelles vous retirez tout leur glamour.
C’est un film sur la signification de Marilyn Monroe. Comment on pense à elle, comment on la pense. C’est le projet visuel de Blonde. Est-ce que ça vous pose un problème ?
On peut dire au moins que c’est un projet beaucoup plus audacieux qu’il n’y paraît. Comment avez-vous découvert le roman de Joyce Carol Oates ?
J’ai lu le livre. Un gros roman. Qui m’a beaucoup intéressé : chaque chapitre se concentre sur un moment de sa vie, pour tenter de décrire tout ce qui l’entoure. Et puis tout vole en éclats, comme dans un film de Nicolas Roeg. Comme si le livre imitait des processus de pensée, qui tournent en rond autour d’obsessions. En l’adaptant, j’ai dû aplatir un peu tout ça. Mais je voulais garder ce feeling.
A quel moment avez-vous songé que ça ferait un film intéressant ?
Je pense depuis longtemps à un film qui détaillerait un drame fondateur de l’enfance, de ceux qui nous empêchent de voir le monde correctement. J’ai pensé un moment me lancer dans un film sur un tueur en série – horrible enfance, horrible adulte, vous voyez le topo. Puis je me suis dit que je pourrais adapter Blonde exactement de cette façon. Et que ça ne traiterait pas d’une personne insensible, mais de quelqu’un d’infiniment sensible à la place… Et une fille. Les films sont des machines désirantes, et Marilyn est un objet de désir. La liaison de tout le désir qui se portait sur elle, qui l’a détruite psychiquement.
A quel moment votre propre désir a-t-il agi dans la décision de faire le film ?
J’ai fait beaucoup de films sur les hommes. Et pourtant, je passe les trois quarts de mon existence à penser aux femmes. J’ai compris que je prendrais plus de risque en réalisant un film sur une femme. Ça m’oblige à impliquer mon cœur, mes plaies. C’est un chant d’amour.
C’est très peu un film sur le cinéma.
Vous avez raison. Beaucoup des artistes que j’admire créent des œuvres qui servent de paravent à ce qui les anime, ce qui les inquiète. Souvent des choses très banales d’ailleurs. La carrière de Marilyn n’était pas la chose la plus importante à ses yeux séminaire selon moi.
Pourtant elle n’est pas devenue actrice par hasard. Ou alors considérez-vous que c’est seulement lié au fait que sa mère, Gladys Pearl Baker, qui travailla comme petite main à la RKO, était liée de loin au cinéma ?
Devenir une actrice était le moyen d’échapper à sa condition. Mais aussi de fuir son moi. Le moi mal-aimé. «Peut-être m’aimera-t-on plus si je deviens quelqu’un d’autre ?» C’est un leurre cruel. C’est cet autre moi qui sera aimé, pas vous.
Blonde est-il une tragédie ?
Ça semblait inévitable. Un film brutal, et noir. Un film feel bad du début à la fin (rires).
J’ai un autre paradoxe à vous soumettre. Le film expose bien de quelle manière Marilyn fut utilisée par l’industrie, autant son corps que sa psyché. Mais vous faites aussi un choix qu’on peut estimer discutable en revenant lourdement sur l’insistance de Norma Jean à se démarquer de son double – elle passe son temps à revendiquer qu’elle n’est pas Marilyn. Est-ce que vous ne lui retirez pas, ce faisant, sa capacité d’action quant à la carrière qu’elle a menée au cinéma, jusqu’à devenir productrice de ses films par exemple ?
Je ne suis pas certain d’être d’accord avec votre évaluation. Nous sommes à l’intérieur de la forteresse avec elle. Sa forteresse narcissique, au sens psychanalytique. Selon moi, elle se sentait comme une personne démunie de cette capacité d’action que vous évoquez. Ça ne veut pas dire que c’était le cas. Vers le début du film, quand on la voit passer une audition pour Troublez-moi ce soir, on remarque qu’elle espère que le métier d’actrice va lui procurer une sorte de catharsis. Elle a l’opportunité, enfin, de crier ce qui la trouble. Puis, au fur et à mesure qu’elle avance dans sa carrière, elle se retrouve à jouer des rôles qui l’enferment. Une femme castratrice, ce qu’elle n’était pas. Puis cette poupée sexy, qui luiressemblait si peu. Plus le piège se referme sur elle, moins elle semble intéressée par son métier. Elle était une personne puissante, qui tirait sa puissance du fait qu’elle était une enfant perdue qui était devenue célèbre. Selon moi, c’est ce pouvoir qui, inconsciemment, l’a détruite. Dans le film, elle ne cesse de prendre des décisions tout en tenant le monde autour d’elle responsable de tout ce qui lui arrive. Sa mère est la première responsable. Pas son père. Sa mère. Et nous ne savons rien de plus qu’elle. C’est l’idée du film. A un moment, elle taille une pipe à Kennedy et fait l’expérience de ce que les alcooliques appellent un moment de clarté. On la voit se poser la question à elle-même : «comment je suis arrivé ici ?» Pourtant, elle essaye de maintenir le rêve vivant, le fantasme de l’actrice et du président. Ça ne marche pas du tout.
On sait que Marilyn Monroe, suivant le conseil de Lee Strasberg, a entreprus plusieurs analyses. La psychanalyse serait-elle une clé pour comprendre le film ?
Le roman évoque beaucoup les mythes grecs – comme cette scène dans laquelle elle pense avoir rendez-vous avec son père inconnu, et se retrouve face à Joe DiMaggio. J’ai adoré ça dans le livre. C’est tellement freudien.
Est-ce que vous avez pensé au fait que de nombreux spectateurs du film confondront la vie racontée dans Blonde avec la véritable vie de Monroe ?
Eh bien… A mon sens, aucun film n’est factuellement correct. C’est le sujet de Blonde, d’une certaine manière : nous sommes tous incapables de voir la réalité de ce qui nous arrive. Dans le film, Marilyn n’est pas la seule concernée par cet aveuglement. Comme Miller, qui pense avoir retrouvé sa Magda, son amour d’enfance. Nous baignons dans la fiction. Nous allons d’ailleurs au cinéma pour voir nos idées confirmées, certainement pas remises en question.
Ceci explique-t-il la forme très composite du film, avec ces allers et retours continuels entre les images en couleur et en noir et blanc ? Comme si nous passions sans cesse d’un côté à l’autre du miroir ?
Je me suis beaucoup inquiété du fait qu’une forme trop ostentatoire empêcherait de se connecter émotionnellement au film. Mais aussi que je serais une poule mouillée si je me contraignais. Comme je l’ai dit, c’est un film sur la mémoire collective de Marilyn. A cet égard, il fonctionne. Et il ne falsifie rien du côté des émotions. Il ajoute une couche. On ressent une sorte de déjà-vu bizarre en reconnaissant ces images célèbres, qui racontent pourtant quelque chose de différent. On ressent que quelque chose cloche. Qu’il y a quelque chose de faisandé. Comme si l’on était soi-même piégé dans ces souvenirs, au sujet desquels on nous avait toujours menti.
La reconnaissance du visage de Marilyn dans celui d’Ana de Armas joue un rôle similaire. Comme si l’œil n’arrivait jamais à faire le point dessus. Avec un inévitable effet de dissonance quand on reconnaît plus Ana que Marilyn, et inversement.
Parfois, je m’emmêlais moi-même les pinceaux sur le plateau – il y avait Ana et deux doublures, toutes parfaitement habillées, coiffées, maquillées, et je ne savais plus à qui je parlais.
Quel est votre sentiment quant au fait que la plupart découvriront Blonde sur leur télé ?
Je suis résigné. Netflix étaient les seuls à accepter de financer ce film.
Que pensez-vous du fait que les seuls films qui auront bientôt accès à la salle dans un pays comme les Etats-Unis sont des blockbusters de franchise ?
Evidemment, je remarque ce mouvement général vers des films toujours plus gros, toujours plus cons. Mais je ne suis pas sûr que le futur soit déjà écrit.
Il y a quinze ou vingt ans, Blonde aurait été vendu par Hollywood comme un blockbuster.
Je n’en suis pas si sûr. J’ai essayé de faire ce film, que j’ai écrit en 2008, il y a dix ans, en vain. Je n’arrivais pas à le faire financer. Enfin, ça n’est pas complètement vrai. J’aurais pu le faire pour beaucoup moins cher, pour 10 ou 13 millions. Mais ça n’aurait pas été le même film. Je n’aurais pas pu le tourner à Los Angeles, par exemple, ce qui aurait été une putain d’aberration.
Avez-vous des projets en cours ?
Non, aucun. Enfin, j’avais un film en tête, mais ça s’est cassé la gueule. C’est l’histoire de ma vie : des projets de films qui se cassent la gueule. Je pourrais trouver du travail comme réalisateur, mais ça m’intéresse pas.
Il y a quelques années, vous avez évoqué en interview le fait que Blonde serait le meilleur film jamais réalisé.
Ça l’était pour moi à l’époque. Mais qu’est-ce que je suis supposé penser ? «Ça sera un film très légèrement au-dessus de la moyenne» ? Evidemment que je veux réaliser le meilleur film jamais réalisé. Pourquoi faire perdre du temps à tout le monde ? Pourquoi faire un film ?