Mercredi 2 novembre
Je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître ; soit qu’ils aient atteint une ville et qu’ils aient couché chez des filles ; qu’ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux ; qu’ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l’amour de Dieu ; qu’ils aient été accueillis dans la maison d’un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu ; qu’ils soient sortis le matin d’une grande auberge, où on leur fit payer très chèrement un mauvais souper servi dans des plats d’argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés ; qu’ils aient reçu l’hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets ; ou qu’ils se soient enivrés d’excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins ; car quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n’était pas de cet avis : il n’y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu’il y a de vrai, c’est que, de quelque endroit qu’il vous plaise de les mettre en route, ils n’eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac : « Eh bien ! Jacques, l’histoire de tes amours ? »
Jacques le fataliste et son maître, de Denis Diderot
1) On ne connaitra évidemment jamais la fin de l’histoire des amours de Jacques (elles ne seront jamais écrites et l’on comprend bien que Diderot n’en avait aucune intention).
2) Et pourtant dans cette absence de récit mille autre choses sont racontées. Car des aventures de Jacques, toutes les options se réalisent. À en croire notre narrateur rien ne nous le garantit ; et pourtant si. Car nous sommes en littérature, c’est-à-dire sous un régime discursif spécifique, où il ne s’agit pas tant de dire le vrai que de raconter. En littérature le seul fait de nommer la chose la fait exister. Pas forcément advenir dans le récit en tant qu’étape – rouage – vers son issue, mais simplement être. On connaît l’expérience : si je vous dis de ne surtout pas penser à un éléphant, vous penserez aussitôt à un éléphant. C’est le pouvoir non du gospel ni de l’au-revoir mais du langage dont il ne nous a pas échappé qu’use la littérature. Le mot fait toujours apparaître ce dont il parle (avec une qualité et une intensité autres que celles de l’image mais cela j’en ai déjà parlé).
Ici, Jacques et son maître ont donc à la fois couché dans un bordel, vécu de peu parmi de pauvres gens d’église et se sont « enivrés d’excellents vins, ont fait grande chère » à s’en rendre malades, peut-être même en une seule nuit. Ils auront fait tout cela à la fois, quoique ne l’ayant pas fait. Car on les voit le faire – les mots les imaginent pour nous – et cela suffit. Or nous n’en demandons pas plus. Ce qui fut écrit a été. A été dans notre esprit, certes. Mais qu’est-ce que la fiction sinon ce qui a été dans notre esprit ? Le narrateur se joue de nous et des automatismes de la pensée.
3) Ainsi dans les dernières pages de Jacques le fataliste le récit explose-t-il en un grand feu d’artifice. Il reste un récit, mais ce récit change de nature : désormais il est subdivisé, comme désépaissi. Des personnages secondaires émergent les uns après les autres, des situations contradictoires se découpent en tranches et se superposent. Un peu à la manière d’une grande et belle plante qu’on découperait en boutures, la fiction se (re- et sur-)charge mais uniquement de ses potentialités. Le récit, déjà fruit de l’imagination d’un auteur, devient pure suggestion. Un possible au carré.
Sans se déliter tout à fait, il perd en effectivité ; mais en même temps, c’est par cet éclatement joyeux que la fiction s’affirme en tant que telle. C’est comme le menteur qui, en nous disant qu’il nous ment, devient aussitôt une chose et son contraire ; ici, avec cette liste fantasque de toutes les péripéties envisageables, la fiction perd de sa puissance de narration (puisqu’on ignore tout de même ce qui est vraiment arrivé, et est privé dans la foulée du récit des amours de Jacques) tout en activant et renforçant la machine à imaginaire.
4) Tout se terminera, y compris pour le narrateur qui parle à la première personne (cf note), dans une totale acceptation de ce qui peut advenir. Il affirme sa confiance envers le récit ; confiance qui lui procure aussitôt une sérénité sans borne.
Pour le plaisir, j’ajoute les toutes dernières lignes du texte, qui montrent un Jacques pleinement satisfait de ce qui se passera par la suite, quelle que soit cette suite que de toute manière il ne maîtrise pas.
Ce qui est très beau dans le paragraphe final, c’est la façon dont la confiance en la fiction est dite. C’est elle qui permet à Jacques de s’endormir et de mettre un point final au récit (le sommeil du héros est comme une petite mort, une mort en douceur). L’affirmation par Jacques/le narrateur de sa confiance envers le récit est donc ce qui le lui fera clore.
Par ailleurs la quiétude est totale. Elle ne souffre aucune nuance, aucune exception. Exactement comme chez ces gens que l’on vient parfois à croiser dans la vraie vie, et qui ont décidé de faire confiance à ce qui viendra juste parce que cela doit arriver. Qu’ils le veuillent ou non. En tous points l’attitude est la même. On est donc plongé dans le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, mais transposé aux récits de fiction. Dans le meilleur des mondes possibles de la fiction aussi, chaque alternative est source de réjouissance. Avec à nouveau, tel un ultime clin d’œil malicieux, le jeu de mots sur le terme « écrit » (écrit par qui ? par Dieu ou bien l’auteur ?). Attribuer comme le fait Diderot cette étrange position vis-à-vis de la fiction à un personnage ou à son propre narrateur, et lui faire terminer le récit en disant tout cela tient à mes yeux du génie.
Note – En réalité, on peut supposer sans prendre de gros risques que le narrateur et Jacques fusionnent en une sorte d’accord parfait final. Ils sont les deux faces d’une même pièce, à savoir le récit.