Mardi 22 novembre
Sortir des critères de l’époque pour former son propre jugement est peut-être l’expérience la plus intéressante à mener pour un contemporain. Regardons un peu ces critères. Sujets de polémiques, révélations, scandales, clash font l’actualité. D’une certaine manière, dans ce paysage où tout est inflammable, où tout est flamme, les guerres elles-mêmes finissent par apparaître comme des polémiques d’intensité extrême, et leurs chefs, les protagonistes d’un conflit – un conflit simplement plus meurtrier que les autres. Le traitement se noie et s’indiffère dans la masse de dizaines de scandales de toutes sortes. Un événement a eu lieu, il nous a affolés quelques instants. Mais déjà l’on se met à bailler, on tourne la tête et guette du nouveau. Et par ici, alors ? Un coupable, une victime ? Aucune nuance ? Parfait.
Le résultat est que du côté du public on cherche partout des idoles. Des idoles éphémères font amplement l’affaire. Les idoles doivent parler sans trembler. Elles peuvent, au besoin, se montrer insultantes. Plus elles écrasent leurs interlocuteurs, de préférence lors de l’affrontement plutôt qu’à contre-temps, plus elles gagnent en popularité. Il faut savoir être vif, ferme et cassant. Avoir le verbe haut ou, à défaut de celui-ci le verbe fort. Toute idole doit, en un mot, être virile. La chose bien sûr n’est pas nouvelle. Elle s’est juste amplifiée, puis généralisée.
Et bien je crois que je vais chercher autre chose. Je vais retourner à la base. Je vais retourner au corps. Une personne qui ne prend pas soin de son corps, qui ne le chérit pas comme le bien le plus précieux qui lui ait été donné perdra mon attention. Sa parole n’aura plus de crédibilité. Celui ou celle qui donnera son avis sans être capable de courir cinq cents mètres, qui se cachera derrière son compte twitter ou la fausse table d’un plateau de télévision pourra toujours causer. On ne peut émettre de bonnes idées quand on passe sa vie prostré sur une chaise, courbé derrière un écran ou un grand bureau en chêne ; et quand bien même ce serait le cas, ces idées ne m’intéresseront plus. Elles ne parviendront plus jusqu’à moi.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne prétends aucunement que les idées des gens qui entretiennent une bonne condition physique ne disent que des choses intelligentes. Ni même que les gens malades ou rachitiques seraient des êtres humains moins dignes que les autres. Je ne cherche pas à désigner des classes inférieures, pas plus qu’à décréter l’existence d’une élite. Je pose simplement un critère préalable à mon écoute attentive.
Il s’agit d’être cohérent. Pas de pensée sans corps. Et davantage, même : les idées sont le produit du corps. Je l’affirme depuis longtemps. Mais il ne faudrait pas que ce ne soient là que des mots. Pire : une posture. Les idées se forment en bout de chaîne – elles sont la dernière vertèbre. Si on le pense réellement, il apparaîtra à quel point le monde tourne à l’envers. C’est un retournement complet des valeurs en vigueur qui s’opère ici. Car il faut reconnaître qu’une fois ce critère appliqué, nombre de chefaillons, outrageusement valorisés socialement, tombent aussitôt de leur piédestal. Ils retrouvent immédiatement ce qu’on pourrait appeler « leur juste place ».
Ainsi du patron bedonnant humiliant les jeunes apprentis (1) ; du souffreteux affolé à l’idée que quelques Africains fringants envahissent la patrie ; pareil pour le chef de file écolo se nourrissant de Mc do entre deux diatribes (il est aussi fréquent que les deux précédents) ; le toutologue cathodique fréquentant tous les restaurants en vue de la capitale ; l’universitaire anxieux expliquant la marche du monde depuis sa bibliothèque ; l’expert ès bidules ne se déplaçant qu’en taxi la semaine, en avion le week-end.
Soyons conséquents, enfin. Sérieusement. Qu’on les fasse se baisser et toucher leurs pieds. Pour voir. Remplir d’air le thorax comme un accordéon. Qu’on les regarde lever les genoux trois minutes d’affilée. Grimper dans un arbre, se soulever à une corde, en un mot se porter – car c’est bien de cela qu’il est question dans cette affaire, être capable de porter la matière dont on est fait. Voilà le scandale : il y a quelque chose de profondément malhonnête à laisser le pouvoir à des êtres incapables de se porter. Ces gens-là sont morbides. S’ils ont évacué toute vitalité en eux depuis longtemps, comment leur faire confiance ?
Qu’ils lèvent les genoux trois minutes d’affilée. Alors seulement, je daignerai écouter ce qu’ils auront à dire.
(1) Ceux-là mêmes qui pourraient avoir été mes élèves, ceux qui me disent tant souffrir de rester toute la journée en classe et ne se sentir heureux que sur un terrain de foot ou à faire du vélo. Ils sont méprisés de toute part, ont pourtant mon estime. Mon estime totale.