(texte en friche)
Prologue
Trois coups brisèrent le silence de la chambre individuelle. La porte s’ouvrit aussitôt, la femme eut à peine le temps de se redresser sur son lit. De refaire son expression comme on refait sa coiffure. Un homme en blouse blanche entra d’un pas assuré suivi d’un essaim d’autres blouses d’où sortaient des têtes aux mines sérieuses, des mains puis des doigts prolongés par des fiches et des stylos bic tenus fermement. Le groupe encombré mais docile s’engouffra à petits pas. Il parvint tant bien que mal à se faufiler dans l’espace exigu pour se figer juste derrière le panneau de pied du lit métallique. L’homme quant à lui avait dès son entrée jeté son dévolu près de la fenêtre. Il s’était arrêté à hauteur des genoux de la femme. Il sentait l’after-shave, à moins que ce ne fût l’odeur de menthe glacée de son chewing-gum. Son teint était hâlé. Il tourna la tête vers elle et exhiba ses dents blanches. Comme s’il s’agissait là d’un signal, quelques membres du groupe esquissèrent à leur tour des sourires, plus timides. Ils regardaient par en-dessous. Ils regardaient leurs fiches. Les agrippaient nerveusement. Lui, plongea ses yeux entre les sourcils de la femme. Il ne semblait pas vraiment la voir. S’il lui avait serré la main il l’aurait fait mollement. Ses yeux étaient d’un bleu sublime quasi transparent. Ils exprimaient la froideur de celui qui jouit quotidiennement de son pouvoir, accoutumé désormais à trouver en tout lieu la servitude dans le regard de l’interlocuteur. Sans doute même : une indifférence à tout ce qui n’était pas lui. Il était absent à elle et pourtant bien présent. Il se présenta. Chef de service. Bonjour Madame. Il n’attendit pas la réponse de la femme. Il n’avait à l’évidence pas le temps de tergiverser. Il prendrait donc et comme partout la direction du moment. Son corps svelte et ses épaules larges – la blouse – prenaient toute la place. Pour s’élargir encore un peu l’homme parlait fort et clair.
Bon alors. Tout s’est bien passé. Il se croisa les bras.
Vous l’avez porté quelques instants ?
À ces paroles la femme eut une hésitation. Peut-être était-il en train de tenter une blague. Ou un jeu de mot. Elle cherchait.
Vous avez voulu le voir tout de même ?
Mais elle avait beau chercher. Non ? Vous ne l’avez pas vu ? Elle ne voyait pas. Pourtant vous auriez dû. Une contrepèterie, peut-être.
Mais Madame, quel dommage. Vous ne vous rendez pas compte mais sans doute le regretterez-vous un jour.
Elle se contentait de l’écouter en regardant ses tempes grisonnantes. De là où elle se tenait, la droite était bien visible, avec ses petits frisottis. Tout en s’adressant à la femme il se tourna vers le groupe. Dans l’élan sa figure alors sembla s’illuminer. Ses dents apparurent, puis ouvrant les bras il s’exclama : Ces bébés-là ne sont pas des monstres !
Cette phrase fut un nouveau top-départ. Cette fois des stylos se mirent à griffonner sur des fiches. Les mâchoires du chef de service mâchonnaient de plus belle. Il voulait désormais abréger la visite. Un ange passa. Elle ne tournait pas en sa faveur autant qu’il l’aurait voulu. Il jugeait la femme bien ingrate. Il avait fait le déplacement tout de même. Elle répondait à peine. Le regardait à peine. Il s’ennuyait maintenant. L’informa qu’elle pourrait partir le lendemain dans l’après-midi. Si elle n’avait besoin de rien il lui souhaitait une bonne fin de séjour. Et aussi pour terminer un bon courage pour la suite. Courage aussitôt fut répété en canon depuis le panneau de pied. L’homme lança un coup de menton aux blouses qui bloquaient le passage. Elles quittèrent la pièce en une vague clapotante. Il sortit en dernier. La femme vit une main saisir et tirer vivement la poignée. Des poils noirs sortaient de la manche. La porte claqua et laissa la femme seule entre les quatre murs étroits. Il régnait dans l’air une odeur de javel mentholée.
PREMIERE PARTIE
Quand je l’ai rencontrée Élodie vivait dans un petit appartement. Je l’ai fréquentée pendant quelques temps, au point où l’on peut dire de quelqu’un sans ciller qu’on l’a connu. J’ai connu Élodie puis nous nous sommes quittés. La période où je l’ai côtoyée fut ainsi comme une exception dans ma vie. Non pas dans le sens où notre relation avait été exceptionnelle bien qu’elle le fût, mais où elle n’eut lieu qu’une fois. Une parenthèse fait partie bien qu’elle en soit distincte de la phrase où elle est inscrite. C’est un fait j’ai connu Élodie une seule fois dans ma vie (ce fut une parenthèse). Élodie vivait plutôt seule mais jamais totalement. Entre les murs immaculés de son appartement allait et venait quantité de monde. Dans ce qu’elle appelait son vaisseau se trouvaient souvent des amis, des collègues. Parfois elle invitait aussi des inconnus à prendre le thé. Elle les avait rencontrés au marché ou bien au cinéma. Tout son monde passait tôt ou tard par son petit salon blanc, cosy et sobre. Et c’est vrai : son appartement avait l’allure d’un vaisseau. Tout contribuait à une telle impression. Les trois pièces en enfilade, où que l’on se tienne la vue sur la cour intérieure et l’omniprésence du bois (meubles, cadres accrochés à hauteur d’yeux comme autant de hublots, bibliothèque déployée sur trois côtés de sa chambre à coucher, mezzanine surplombant un bureau d’écolier). Par ailleurs on ne trouvait là aucun bibelot. Jamais rien ne traînait, comme s’il fallait que tout soit calé en cas de houle. Ce mélange d’ouverture et de stabilité, de robustesse et de circulation faisait de cet espace comme un bateau immobile, un habitacle sûr placé au milieu des remous citadins.
Je dirais que l’appartement – mais il me semble qu’on devrait pouvoir le faire pour chacun et tomber juste à tous les coups – était à l’image de celle qui l’occupait, comme le maître ressemble à son chien. Élodie n’avait pas d’animal domestique, le lieu était gai, elle aussi. Je pourrais presque ajouter que tous deux dégageaient une belle énergie. Mais elle aurait détesté cette expression fourre-tout. Aurait eu bien raison. Il faudra donc préciser. Le corps d’Élodie et les murs de son appartement me plurent autant l’un que les autres quand elle me les présenta. Je découvris l’un d’abord, et les autres ensuite, mais dans un temps fort rapproché car l’intimité entre nous fut rapide. Et je goûtai le corps d’Élodie entre les murs de son appartement chaque jour où elle m’y conduit, à l’exception du dernier. Sitôt rentré chez elle et pour longtemps – plusieurs mois je l’ai dit – je ne les quittai plus. Plus exactement, je ne fus plus capable de le faire durablement, les quitter – quelques jours d’affilée tout au plus. Quitter le lieu et plus exactement la femme qui l’occupait, et plus exactement son corps et plus que tout sa voix, si tant est que la voix soit une partie du corps. Cette voix exprimait une gaieté quasi constante à laquelle s’ajoutait une pointe légère de suavité. Et cette gaieté suave dans la voix d’Élodie prenait forme en une succession délicieuse d’accents vifs, sur lesquels se déposait un léger éraillement. Comme si le son vocal luttait constamment contre des entraves invisibles, comme s’il s’en libérait en un éclat triomphant, avant de s’apaiser et de se reposer de tant d’efforts, voire se laisser le temps de la respiration. Et que ne jaillisse une nouvelle phrase au milieu du salon.
Avant d’être son amoureux j’avais été son patient. Du jour au lendemain j’avais ressenti de vives douleurs entre la clavicule gauche et la base du cou. Elles me figeaient instantanément et me ravageaient, tels des obus venant crever la terre. Parfois en plein après-midi, parfois – et c’était bien plus simple, la perspective de ruine que serait ma journée étant alors certaine -, au saut du lit. Au travail je devais me porter pâle parfois plusieurs jours d’affilée. Revenais quelques temps. Puis le cycle de douleur reprenait. Pendant quelques semaines je jonglai tant bien que mal en rattrapant à la maison le retard pris au bureau. À ce rythme très vite je n’eus plus de vie mais faisais semblant de la maintenir à flot. C’est étrange de tenter de sauver les apparences. D’empêcher de sombrer ce qui n’existe déjà plus. Cela revient à effectuer des gestes. Pas davantage, mais l’effort est immense. À agir en pantin. Ne plus penser ni ne rien faire qui puisse mettre à mal le principe d’inertie sur lequel tout repose. Alors faire le dos rond serrer les dents croiser les doigts mais pas trop fort pour toujours assurer une certaine fluidité de la circulation sanguine. Surtout pour que ça passe. Car avant tout laisser, laisser tout laisser faire que tout glisse. Et tout à sa tâche essayer à la fois de délier l’imbroglio de chair, de muscles et de fibres fixé à l’omoplate. Contractée malgré soi par des décharges électriques. Brèves. Vives. Fulgurantes. Une torture. Délacer, gentiment, que ça saute, tout doux. Exécution. Dans l’objectif. Dans l’objectif de faciliter. Dans l’objectif de faciliter le passage douleur-travail. Surfer de la souffrance à la concentration. Cou – pointe de l’os – doigts sur le clavier, et inversement. En bon automate mis sur ressorts, à cette époque tout ce qui comptait vraiment pour moi fut de sauvegarder mon activité professionnelle. Je pense que beaucoup auraient réagi ainsi. Il faut croire qu’aller au turbin est la seule mesure de la capacité – du droit – des hommes à vivre parmi leurs semblables. Si bien que pour être tout à fait honnêtes nous devrions dire « quand le travail va, tout va ». Ou plus exactement : « quand la santé va au travail, tout va ». Ou bien encore : « quand tout le travail va c’est la santé ».
Malgré tous mes aménagements les poussées déchirantes finirent par se rapprocher à un point tel qu’il me devint impossible de rattraper mes heures. C’est là que je me résolus à aller voir un médecin. Je ressentais une grande honte à déclarer forfait face à mon corps. C’est comme si nous étions deux adversaires. Et c’est moi qui flanchais. Il faut dire à ma décharge. J’avais quelques raisons tout de même de ployer sous le fardeau. C’est qu’il m’en faut beaucoup. En général je ne pose pas problème. Je tourne bien. J’ai su trouver une place dans la société. Je suis un homme discret, on me dit conciliant. Et en effet je m’adapte à des attentes variées. Dans le monde social comme le professionnel je me plie sans broncher aux exigences de toutes sortes. Je peux agir froidement là où beaucoup s’affolent. Prendre mes responsabilités. Être aimable malgré ma rancœur, c’est-à-dire la cacher. À l’inverse me montrer dur même sans ressentiment si la situation l’exige. Rester stoïque devant l’incompétence ou bien au contraire. Si vraiment il le faut taper du poing. Indifféremment. Voire même : alterner. Car jouer avec les nerfs de l’interlocuteur s’avère souvent payant. Je sais faire tout cela. Je n’ai aucun tabou. Que peu de moralité. Cependant, une chose pourrait me faire perdre mon sang-froid, une seule. Me rendre et pourquoi pas violent. Cette chose est l’accumulation de tâches insipides. C’est la succession des obligations absurdes – ce que j’appelle le tunnel. Il m’arrive encore de devoir en traverser par période, et Dieu soit loué par période seulement. Cette chose est le bain bouillonnant, le mélange acide de l’urgence et de l’ennui. Le sentiment d’inanité pressante est capable de me brûler de l’intérieur, tel le magma la terre. Or ces périodes de rush existent pour tout le monde. Personne n’y échappe. Elles sont incompressibles. Finiront par avoir ma peau.
Contre elles j’avais jusque là trouvé un recours efficace : je brouillais le déroulement attendu des tâches. Intervertissais l’enchaînement. Et tricotais des nœuds. Je mettais finalement toute mon énergie à déjouer la routine pour ne pas me contenter de régler les problèmes les uns après les autres. Ainsi j’appelais le percepteur dans les embouteillages. Faisais réparer la fuite de la salle de bain dans la file du supermarché. Effectuais mes achats de Noël au bureau. Écrivais mes cartes de vœux pendant les réunions matinales. Terminais le traitement d’un dossier sous la couette tout en matant des films. Ces petits arrangements m’ont longtemps donné l’illusion de cultiver une forme de liberté. Les périodes de tension étaient par ailleurs assez courtes pour que je m’en sorte avec tout au plus une vague mauvaise humeur en journée et une envie nocturne de me tirer une balle en cas d’insomnie. Puis, avec le retour à la normale, tous ces tourments tombaient aux oubliettes. La douleur s’efface de la mémoire dès lors que disparaît sa cause. Finies alors l’angoisse, la morosité, les pulsions et la hargne. Je retrouvais ma bonhomie jusqu’à la fois prochaine.
Pour autant. Faire à l’envers c’est faire tout de même. On a beau mettre en place des mécanismes de confort, ou de survie – de quelque chose entre le confort et la survie, disons de conservation de l’être -, on n’est jamais tout à fait sauf. Et arrive un moment où l’on ne sait plus vraiment si en opérant une subversion des contraintes l’on ne s’en rend pas en réalité plus esclave encore. D’une façon ou d’une autre, chaque moment est dévoué à l’action. Il faut se rendre à l’évidence. À la fin c’est bien l’efficacité qui prime. Qui gagne. Les missions ont toutes été accomplies. On a bouclé le dossier dans les délais. Le neveu a sauté de joie en découvrant la dernière console qu’on lui a dégotée (mais comment a-t-on fait ? elle était pourtant en rupture de stock depuis des semaines). Le client est satisfait. Le stress a grignoté le nerf sus-capulaire. L’assurance a couvert les frais liés au dégât des eaux. On marche hissé jusqu’aux oreilles pour en combler le trou. On est salué pour son sérieux. Le nerf un nerf n’importe quel nerf. On a évité la majoration d’impôt. On ne peut plus se lever. On est tombé malade. On s’est coincé le dos. Y a-t-il d’autre choix ? Quelle est l’alternative ? On peut toujours s’échiner à changer d’habillage la déferlante de nos obligations, elles n’en resteront pas moins fades à crever. Lorsque je me suis décidé à consulter, j’étais juste dans l’œil du cyclone depuis un peu plus longtemps que d’habitude. Oh pas grand-chose. Une ou deux semaines de plus que les temps de stress ordinaires voilà tout. Mais il faut croire que ces quelques jours étaient de trop. J’en avais plein le dos, comment le dire autrement ? Il faut bien accepter le réel comme il nous tombe dessus. Le docteur me reçut. Sans même me toucher, m’examina. Prescrivit des cachets. Griffonna une courte lettre. M’envoya vers une collègue. Une spécialiste m’assura-t-il. Élodie.
Très vite, les séances de rééducation se sont révélées profitables. Il y avait quelque chose d’étonnant à me rendre ainsi dans un lieu en boule et tout mâché pour en ressortir chaque fois un peu plus redressé. Ragaillardi. Comme remis en selle. Joyeux. La kinésithérapeute effectuait dans mon dos des gestes silencieux. J’étais plein de curiosité pour ce qui se passait derrière moi. Les manipulations, la pénétration vigoureuse de ma peau. Tout ce qui se produisait sur, derrière et dans m’intriguait. J’essayais de suivre les trajets du bout de ses doigts, l’impulsion de la paume. Soudain un bras se mettait à couler dans un sens. Dans l’autre. M’entourait tout le torse. Le vrillait doucement. Une articulation craquait, la mienne ou la sienne. Puis voilà que je me retrouvais sur le côté, à demi couché. Les omoplates enserrées contre sa poitrine. En tenaille. Comme amolli dans un liquide chaud. Une chair d’insecte sous sa coque. J’étais elle avec nous étions tout cela. Quand je fermais les yeux j’aimais accompagner aussi, tenter d’attraper un peu de ses expirations. Elles sortaient des narines avec un sifflement à peine perceptible qui rythmait nos mouvements. L’air me guidait. Glissant sur ma nuque, il finissait par se perdre dans ma tignasse en bataille.
Bien sûr, le soulagement immédiat que me procurèrent les mouvements pleins, habités quoiqu’obscurs d’Élodie contribuèrent à mon attachement presque viscéral à leur égard, eux comme elle. Mon amour fut d’abord une gratitude. Ébranlé mais déjà convalescent, sitôt un pied hors du cabinet j’avais envie de reprendre ces drôles de moments de proximité. Puis ma reconnaissance continuant encore mais de plus en plus brève remplacée par l’envie l’envie toujours recommencée et sa satisfaction, le ressac sans prévenir mua en dépendance. Cette dimension est un point de départ. Quand j’y repense elle me fait sentir un peu piteux. Mais je me reprends. Pourquoi devrais-je avoir davantage honte de cet élan presque puéril, comme d’un enfant qu’on gâte et en veut plus, en veut encore, que du puissant désir physique qui naquit en moi par la suite pour cette femme ? Pourquoi y aurait-il des affects plus nobles, plus gratifiants que d’autres ? Le désir est. Point. Et les fils qui le tissent ne se font pas de concurrence. En s’entrecroisant, ils contribuent à la construction finale, l’étrange édifice, l’insondable rempart de la passion à tout ce qui n’est pas nous deux. Mais de même que celle-ci paraît-il se transforme peu à peu en un sentiment plus paisible et durable, le soin d’urgence que me prodigua Élodie pour étouffer ma douleur fit place à un traitement au long cours. À l’issue d’une séance qui m’avait semblé plus courte que la précédente, la sentence tomba. Si je voulais être à nouveau capable de vivre normalement, des semaines d’exercices me seraient nécessaires. En tombant me ravit.
De tout. Je me souviens de tout. De cette fois où elle me demanda de m’allonger à plat dos sur sa table de soin. Je fermai les yeux. Puis sentis ses mains me soulever le crâne. Ce jour-là, immobile, sans autre appui que ses doigts écartés, tout le haut de mon corps se trouvait en apesanteur. Il y eut cette autre fois où ses pouces et index se mirent à tourner lentement sur mes tempes. Longtemps. Puis roulèrent derrière mes oreilles. Longtemps encore. Jusqu’à ce que tout s’arrête. Je ne sais combien de temps. En cessant de bouger les doigts avaient arrêté la durée. Seule s’exerçait encore une pression, quelque chose d’un peu sourd. L’index figé dans le sable chaud finit par creuser un trou, presque malgré lui. Trois fois rien d’abord, c’était un semblant de cratère. Le trou s’élargit imperceptiblement. Puis, d’un coup sec, ma peau tout entière se décolla de la boîte crânienne. Je sentis la tête se détacher du buste. Alors, ce que je n’avais même pas osé imaginer arriva. Je n’aurais pas cru cela possible. Une complète indifférence à ce qui n’était pas la perception de cet instant.
Ainsi, semaine après semaine. Plis. Poussées. Enfoncements. Fouilles. Nous nous cherchions, un peu plus chaque fois. Le temps était joyeux mais il était compté. Aussi un soir de novembre fut un peu plus grave que les autres. La période des soins arrivait à son terme. C’était désormais une question de minutes, quelques dizaines tout au plus. La séance se passa sans un mot. Je la regardais faire. Elle me regardait la regarder. Elle se pencha sur moi. Posa ses paumes sur mes joues ; moi ma langue sur la sienne. Je restai dans sa bouche longuement et ce fut l’heure. Nous nous retrouvâmes le soir-même dans un bar de son quartier. Je ne sais pas si Élodie eut une aventure avec d’autres patients.
Finalement je n’ai jamais su grand-chose d’elle. De son parcours, quasiment rien. Ni quelles études elle avait faites au sortir du lycée, ni ce qui l’avait amenée dans cette ville. Peut-être en était-elle originaire. Elle la connaissait bien. Elle parlait beaucoup de son travail, qu’elle adorait. Elle l’avait appris sur le tard, une reconversion je crois, pour laquelle elle était partie étudier en Allemagne. Il me semble. Elle ne parlait pas de sa famille, me racontait très peu de souvenirs d’enfance. Elle avait sept ans de plus que moi. Elle ne voyait jamais ses parents. Ils auraient très bien pu être morts. Je crois bien qu’ils l’étaient mais j’ignore comment. Elle avait peut-être payé ses études grâce à l’héritage qu’ils lui avaient laissé. C’était ce que j’avais supposé. En revanche je savais avec certitude qu’elle avait une sœur jumelle. Elle voyait régulièrement cette sœur qui s’appelait Nadège et n’habitait pas loin, juste au sud dans la banlieue chic. Une grande complicité semblait exister entre elles. Elles se parlaient souvent au téléphone. J’aimais imaginer qu’une femme à quelques kilomètres de moi vivait avec l’apparence d’Élodie.
C’est un vœu peu original mais un fait rare que de prendre son partenaire tel quel, à l’instant i de son existence. De le cueillir là où on l’aura trouvé, tel un objet flambant neuf dégoté en magasin. De faire sa connaissance sans avoir pour autant à se coltiner son histoire. À commencer par l’interminable épopée des traumas de l’enfance, pan du récit de soi d’autant plus pénible qu’il est souvent considéré comme incontournable par les jeunes amoureux. Sur ce point, je ne peux que savoir gré à Élodie d’avoir joué d’emblée la carte de la discrétion – et, à mon égard, de l’indifférence. Ensemble nous nous posions peu de questions. Nous en passions très bien. L’accord lui-même était tacite. J’avais l’impression qu’elle n’avait pas réellement de tabous, moins encore de secrets à garder, mais que jamais il ne lui serait venu à l’idée de s’épancher. Si je voulais en savoir plus et me mettais soudain à l’interroger, elle me répondait sans réticence. Mais le faisait en quelques mots seulement. Elle ne rebondissait jamais pour expliciter, ou pire, virer vers d’autres anecdotes plus ou moins en lien avec la choucroute et dont le seul fil rouge était qu’elles avaient eu lieu quand elle était petite. Me retournait enfin rarement la question. Notre relation était pour l’essentiel faite d’amour – au moins du mien -, de légumes bio, de vin et de verbes au présent. Or, parmi la masse d’informations dont un amoureux transi se passerait bien est sans doute plus que tout le récit par celle qu’il aime de ses amours passées, qu’il veut connaître et en même temps ne pas. Connaître pour en avoir le cœur net, et n’en surtout rien savoir de ce que finalement il savait savoir déjà. Oui elle aura connu avant lui un grand nombre d’hommes. Et sa crainte confirmée, il entrera malgré lui en concurrence avec tous ces autres précédents. Autant de fantasmes inatteignables non pas pour elle mais lui. Il ne pourra s’empêcher de leur donner bien plus d’importance que de raison. Plus rien ne sera comme avant. Chaque détail de ces confidences viendra salir les événements futurs. Chaque prénom prononcé alors pourra se mettre à résonner dans les rencontres les plus anodines. Les interactions aussi banales soient-elles se chargeront de menace. Les visages nouveaux deviendront grimaçants. Ensemble, ils rappelleront que toute histoire d’amour finit. En faisant ainsi la liste vaguement sordide de ces hommes périmés, la narratrice suscitera chez lui, et malgré toutes les précautions qu’elle aura prises, ses protestations et les grands dieux jurés, intarissable pourtant car à l’évidence le cœur encore gros, le sentiment qu’il est celui qui vient en bout de course. Après tous les échecs. Qu’il doit à présent porter jusqu’à la chambre à coucher comme une mariée trop ivre le poids d’une masse informe. Cette masse sera lourde comme l’argile. Elle contiendra bien tassées la rancœur, les blessures et l’attente, l’attente surtout. Et lui alors c’est-à-dire moi se retrouvera bien seul, dernier venu, choisi car disponible et peut-être par défaut. Par défaut, inévitablement. La conteuse qui dresse son bilan sait pertinemment à quel point le temps presse et qu’avec lui diminuent ses chances de vivre un jour heureuse en couple.
Pourtant heureuse, Élodie semblait l’être et ne pas faire semblant. Malgré, ou bien grâce à sa situation sentimentale. Je ne pouvais en dire plus puisque je ne la connaissais pas célibataire et pour cause. C’est toutefois l’impression qu’elle donnait, tant elle se montrait naturellement gaie avec tous ceux qu’elle côtoyait. Quand j’y repense. Tout le monde autour d’elle semblait habitué à sa jovialité. Jamais je n’ai entendu une remarque laissant penser qu’elle allait mal. Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête. Je ne comprends pas ce qui m’a pris. Pourquoi je me suis persuadé qu’elle aimait son ancien amant plus que moi. Je ne sais pas pourquoi je suis devenu jaloux d’un parfait inconnu.