Samedi 24 avril
J’écoutais hier un écrivain dont je n’aime pas les romans évoquer dans une émission les quelques films qui l’ont le plus marqué, et j’ai été frappée par les termes qu’il a employés : ils étaient à peu près les mêmes que ceux que je convoquais de mon côté pour un morceau de musique que j’écoutais les jours précédents. Cette similitude était frappante et, je dois dire, un peu déroutante. Rien n’empêche cependant que cet écrivain et moi ayons les mêmes goûts. Il est même possible que nous aimions les mêmes oeuvres pour les mêmes effets qu’elles produisent sur nous. Après tout cela peut arriver. Mais peut-être aussi que pas du tout. Peut-être que nos goûts diffèrent totalement (il évoquait des films que je ne connais pas bien, aussi je n’ai pas vraiment pu les comparer). Toutefois, plus probablement encore, je crois que nous avons à disposition une palette de mots assez restreinte pour expliquer ce qui exactement, et dans telle oeuvre précise, agit sur chacun de nous. Et ce, aussi différents soient nos goûts.
Or non seulement la palette linguistique est pauvre, mais la gamme elle-même des émotions esthétiques l’est sans doute encore davantage, si bien que quel que soit le support de nos sensations – romans, peintures, spectacles, musiques, films, etc – , on se retrouve toujours plus ou moins hâpé par un souffle, fasciné par l’énergie qui s’en dégage ; le rythme, régulier ou au contraire décalé, qu’il compose, nous aura séduit ; rapidement on dira apprécier les strates de ceci ou cela qui se superposent et goûter les glissements de ci à ça qui s’y opèrent. On aimera dans une oeuvre son humour, ou bien son désespoir (parfois son humour désespéré), sa puissance, sa subtilité, sa puissance subtile (un peu moins sa puissante subtilité)… Voilà. Après avoir écouté cet auteur, l’argumentation esthétique me semble soudain un peu vaine et la tentative même de définir, bien peu utile. Ce n’est pas un mouvement d’humeur mais un constat : on peut parfaitement accoler les mots d’un autre, qui se trouve aimer telle oeuvre que l’on déteste, à une oeuvre que l’on adore. Autrement dit, s’échiner à poser des mots sur des sensations, c’est un peu comme combiner les couleurs primaires : à la fin, ça en fait six (ou huit, là dessus aussi, je viens de l’apprendre, il y a débat). Et en terme de jugement critique, si l’on veut être tout-à-fait honnête, on ne peut pas aller beaucoup plus loin que : j’aime parce que j’aime.
La difficulté à dire pourquoi une oeuvre nous bouleverse augmente d’un cran lorsqu’on se met à en apprécier certaines malgré leurs défauts. C’est de plus en plus mon cas, mais là encore il me semble que c’est un fait plutôt banal. Le phénomène s’avère pourtant assez étrange, un peu comme lorsqu’on parvient à comprendre totalement l’avis d’une personne – de ses principes fondateurs à sa conclusion, en passant par son cheminement intellectuel – avec laquelle on est pourtant en désaccord : j’arrive à des conclusions différentes par un raisonnement différent, et cependant je reconnais la parfaite cohérence de ce qu’elle affirme. Ça aussi ça arrive. Dans le domaine artistique, la situation sera par exemple : ce romancier a fait des choix qui sont à l’inverse de ce que j’apprécie habituellement, mais je dois bien admettre que le résultat me plaît. Ou, peut-être plus fréquemment : les paroles de ce morceau sont mauvaises, sa tonalité trop mélancolique, trop agressive, ou son esthétique trop kitsch, voire il est trop commercial (scandale). Mais bon il n’y a rien à faire, on l’écoutera en boucle jusqu’à plus soif.
Dans ces conditions, je me demande sans fausse naïveté aucune à quoi sert de définir les raisons pour lesquelles une oeuvre a plu. Plus exactement : dans quelle mesure un partage de ses émotions esthétiques est-il possible ? Est-ce que ce n’est pas finalement comme une sorte de discours politique où l’on ne pourrait que prêcher des convertis ? Dans le cas qui m’occupe, ce serait même pire, puisqu’il ne s’agirait pas de tenter de convaincre, mais plus modestement de faire saisir, sentir ne serait-ce qu’un tout petit peu ce que l’on ressent soi-même. Tous les arguments du monde ne permettront même pas de laisser entrevoir à l’autre pourquoi on a aimé une oeuvre. C’est absurde. La louable tentative ressemble d’un coup à un exercice méchamment solitaire. Et puis, j’ai une question subsidiaire : est-ce que c’est pareil pour les gens ? Je veux dire : est-ce que les raisons pour lesquelles on aime nos semblables sont elles aussi interchangeables ? Et alors, est-ce que ce pour quoi ma cousine ou mon frère aime sa femme pourrait être en tous points similaire à ce pour quoi Patrick Balkany aime Isabelle ?
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