Extraits de Cotte de mailles
Ilian, un adolescent au début de l’été s’ennuie un peu. Il est amoureux d’une fille mais ne sait pas comment s’y prendre. En attendant un peu d’action, il erre dans la ville et alentour avec ses copains.
Extrait 1
Il devait être près de dix heures moins le quart lorsque Ilian tourna à l’angle de la rue du Soleil et aperçut la grande demeure bourgeoise si familière. Il franchit le portail en vieux fer dont enfant, les pointes l’effrayaient, tant elles lui inspiraient de visions de morts atrocement douloureuses et d’agonies grotesques. C’était avant même qu’il connaisse le mot empâlement et sa signification exacte. C’était bien le terme qui lui manquait, il l’apprit dans sa treizième année.
Ce déchaînement automatique d’imagination, bien que moins intense maintenant, n’avait pourtant pas cessé. Mais il n’était plus là pour jouer ni se raconter d’histoires ; il venait visiter sa mère-grand adorée, bien seule, avec qui il aimait discuter des heures durant. Sur la grille il reposa son vélo, traversa l’allée centrale entourée de part et d’autre d’un entrelacs de monnaies du pape, d’amours en cage, de pivoines et de feuilles de chèvrefeuille, il poussa doucement la grande porte d’entrée qui n’était pas vérouillée, avança dans la salle d’entrée et tourna à grandes enjambées vers le salon. Ses pas résonnèrent sur le carrelage en damier, puis s’étouffèrent sur le parquet et les vieux tapis tressés.
Là, sur un fauteuil élégant mais de couleur impossible trônait la très vieille femme, déjà souriante d’entendre son petit-fils approcher d’elle. Tant bien que mal, elle tendit les bras lorsqu’il se pencha sur son cou pour l’embrasser, si doux et si fragile, dont il sentait chaque veine sous ses lèvres, chaque petit os, aussi fin que ceux d’un lapin, tout vulnérable et doux. Ses yeux pétillaient, comme toujours la vieille dame au collier de perles et aux chemisiers impeccablement repassés avait l’air heureux, elle se tenait droite et les mains qui tremblaient en attrapant les épaules de son petit-fils n’entamaient en rien sa sérénité. Elle vivait de la même manière depuis des décennies, chichement malgré l’abondance de son bien, se nourrissait de melon et de jambon de parme, buvait son verre de vin le soir pour mieux dormir, un calva à l’occasion, laissait sa porte ouverte pour accueillir qui voulait la voir, et quand on lui opposait le risque qu’elle se fît attaquer une nuit par un cambrioleur, elle répondait statistiques, quiétude et au pire destinée : “allons allons, pas d’extravagances, mes enfants”. Et de fait, rien de fâcheux ne lui était jamais arrivé depuis qu’elle vivait seule.
Un tel flegme réjouissait Ilian plus que tout. A ses côtés il se sentait gagné d’une semblable force de caractère, il oubliait les causes mêmes de ses tourments, car il en avait, oui Philippe, c’est vrai, il n’était pas toujours capable de les nommer mais ceux-ci le tracassaient souvent sans qu’il puisse en faire rien d’intéressant, les convertir, voire sublimer. Mais quand il n’y parvenait pas, sa grand-mère, par sa paisible présence, sa simplicité et son indifférence à tout, et plus encore à ce qui la concernait, le soulageait un peu de son fardeau.
Il lui sortit de son sac à dos la poche en papier débordante de croissants. Léna éclata de rire quand il la lui proposa. « Combien pour moi? Tous? Oh! Tu sais bien que si je parviens à en manger un demi ce sera déjà un exploit! Et mon cholestérol? Mais veux-tu ma mort?! » Léna n’avait pas de cholestérol, elle était maigre comme un clou et s’était mise à raffoler du sucre avec l’âge. Une ou deux viennoiseries le lendemain égailleraient son petit-déjeuner, elle se servit donc avec force mercis.
Ils restèrent ensemble le temps d’échanger quelques bons mots, de s’assurer l’un l’autre de leur santé mutuelle, Léna parla du roman qu’elle relisait – La Guerre et la Paix, l’un de ses préférés – Ilian de ce qu’il apprenait en SVT et en histoire. Les mouvements nationaux en Allemagne et en Italie, aaah, les micro-organismes, tiens donc, les bactéries surtout et leur importance dans la refertilisation des sols. Pendant leur conversation, le garçon observait les traits qui s’offraient à lui telle une confidence : la commissure des lèvres, mais sans former de sourire tout à fait, toujours relevée, haussait les pommettes, les sourcils et jusqu’à la peau du front. Ajoutés aux poches noires et aux pattes d’oie, les sillages profonds transformaient la figure, étonnamment mâte, en un champ labouré tout plein en haut, en bas moins travaillé, non pas partout mais tout de même cela faisait beaucoup, ou bien encore c’était il y a longtemps et en voilà les traces entêtées, inégales. Depuis le temps que ça grave, ça griffonne, ça piquette sur les bords, ça se fraye des ornières, des tranchées, carrément, non, des autoroutes ; qu’il était buriné ce visage, tout entaillé par la vie, les ans et leurs aller-retours, réguliers, les jours, incessants, et les mois qui se déroulent, s’étalent, dévident la bobine en toute sa surface, comme pour lui tirer les frontières au plus loin et, au passage, lui figer les faux-plis, sans amnésie possible.
Pourtant sur ce lopin, ancestral, quel calme millénaire, quelle tendresse. Il faut dire, les yeux bleus y étaient pour beaucoup. Des yeux pareils, c’était tricher. Car elle aurait pu avoir la face ravagée, cette rentière canonique, ç’aurait pu être un vieux pirate bulgare ou un concierge périmé, obèse, bien marqué par l’enfermement et la mysanthropie ; et bien tout de même, les yeux auraient fait tout le travail. Ils l’auraient rendu beau. Clairs, purs et tout le respect qui va avec : innocents et subtils, lumineux, rieurs, intacts ; et s’il ne devait rester rien, il resterait ces topazes, parfaites à en être insensées. Ilian ne put résister et leur raconta alors son amour impossible.
Il raconta dans un chuchotement qu’il semblait transparent aux yeux d’Elise. Il chuchota aussi qu’elle l’ignorait parce qu’il avait le même âge qu’elle. Il raconta sa tristesse d’être ainsi écarté et comme elle, de son côté, savait se rendre inaccessible, toujours emmurée derrière sa cour de garçons et de filles, des cailleras et des glousseuses, tous plus mauvais les uns que les autres et prêts à bondir sur tout ce que la divine offrirait en pâture – le plus souvent les derniers amoureux éconduits – pour les déchiqueter. Mais Ilian, lui, n’avait pas besoin de se protéger ; il était épargné puisque d’office hors-jeu. Alors, c’est par les rumeurs et tout ce qui circulait sur leurs réseaux sociaux qu’il suivait le cycle fatal : approche-kiff-dispute-insultes-oubliettes – et ses rares variantes : kiff-approche-dispute-oubliettes-insultes ; dispute-insultes-approche-kiff-insultes-oubliettes. Tout des péripéties quotidiennes était ainsi à disposition, visible en un clic. Les copines d’Elise y tenaient un rôle primordial. Elles étaient les snipeuses. Tels les charognards, à la fois détestés mais disons-le indispensables. Pourtant, Ilian avait beau connaître par coeur la ritournelle qui se jouait sur son écran, il souffrait autant à chaque fois qu’Elise s’entichait d’un rival. Mais Elise finalement n’aimait personne, elle n’avait jamais été amoureuse. Cela c’était certain. Des chats, elle en avait bien d’autres à fouetter, une sacrée masse même. Il raconta enfin comme elle disparaissait du lycée pendant des jours. On racontait alors qu’elle avait fait une TS. Et en effet, souvent à son retour, elle ne quittait pas sa veste à manches longues.
Sa grand-mère écouta le flot de paroles sans couper ; toutefois, quand le garçon marqua enfin une pause, elle lui demanda, et s’en contenta : Pourquoi es-tu amoureux d’elle?
– … ‘sais pas.
– Alors, comment peux-tu être certain qu’elle ne t’aimerait pas elle aussi?
Ces paroles avaient formé une fin de conversation acceptable ; et les yeux, hilares d’avoir fait mouche une fois de plus, un peu desserré le noeud. Ilian en était reconnaissant, il se saoûla du reflet malicieux, plusieurs instants encore. Il échangea une dernière plaisanterie, pensa à envoyer un selfie de lui et de Léna à sa mère qui devait commencer à s’inquiéter, de la maison. Puis comme il était venu il s’en alla, le sac à dos et son coeur un peu moins lourds tout de même. Dehors, il ressaisit son VTT, et en passant la grille n’osa pas se tourner sur la silhouette de la vieille dame qu’il devinait, allongée sur le côté, en équilibre et absolument immobile, embrochée par deux des multiples piques rouillés de la grille d’entrée, le buste ensanglanté et la tête ballante.
Extrait 2
Ilian ouvrit un oeil. Cette fois, c’était le buste de Gaby en contre-plongée qui cachait son soleil, ses grandes baskets nauséabondes immobilisées à hauteur de la nuque d’Ilian.
– ‘Tain, tu réponds pas à mes textos parce que t’es trop occupé à glander dans l’herbe fraîche ?! Non mais t’es ouf ou quoi?
Ilian s’assit, un peu brumeux, et se dépêcha en balbutiant de vérifier sur son téléphone. Quinze heures et douze minutes? Quatre messages? Comment était-ce possible? Un bilan de sa consommation de téléphone, une publicité – la troisième fois cette semaine – pour une exposition scientifique, un message collectif de Clément qui ne retrouvait pas son sac de cours et celui de Gaby lui proposant un ciné. Ah oui. Ben trop tard.
Mais Gaby n’était pas du genre à se formaliser. Il avait l’habitude d’ailleurs des éclipses lubiques de son ami, le seul vrai, avec qui il se tapait parfois de vrais délires et jamais ne s’était disputé.
Ils décidèrent d’aller boire à leur QG, un café du centre commercial pas trop cher. Ilian récupéra son vélo attaché pas loin et ils marchèrent tranquillement.
– T’as loupé le chef-d’oeuvre du siècle, mec!
Gaby était d’humeur bavarde. Très fort et avec de grands gestes, il se mit à parler du dernier film de Ridley Scott.
Il raconta l’histoire d’un homme échoué sur la planète Mars : “c’était un Américain, il était parti en expédition avec un autre astronaute, un Albanais ou quelque chose comme ça.
– Un Kosovar?
– Peut-être, oui. Non. J’ai zappé. Mais dès les premiers jours du voyage…
– Et c’est qui le héros?
– Bah l’Amerloc, tiens. Matt Damon, tu vois qui c’est?
– Hmm.
– Oui, c’est celui qui jouait Jason Bourne. Il est super cool. Bref. L’Albanais, enfin l’autre, au bout de quelques jours d’expédition, il est pris d’un mal étrange, il était très affaibli, vomit tout ce qu’il avale, la fièvre lui est montée d’un coup.
– C’est une intoxication alimentaire?
– On ne sait pas. En tout cas, après une nuit de convulsions, bah il meurt. Et Matt Damon doit se débarrasser du corps.
– Glauque, ton histoire.
– Ouais, plutôt. Ca pose le truc. Mais tout ce film c’est entre la grosse trouille et le glauque : on le voit jeter le cadavre, nu comme un ver, tout vert, ah ah, au milieu de l’espace, et il s’en va à la dérive. C’est hyper impressionnant sur grand écran, le petit corps qui devient une étoile en fait, entouré de noir, dans le silence… J’avais jamais vu un film presque entièrement dans le noir comme ça, tu ne peux même plus voir ton voisin, tu sens juste une présence, sans plus. Du coup, c’est super flippant! J’ai vraiment trop kiffé!
– Hmm.
– Bon. Alors donc, le héros, du coup, il a peur que ce soit une maladie contagieuse.
– Ben non, si c’est une indigestion.
– Non mais on ne sait pas je te dis! Il ne sait pas, lui, il a juste vu son copain mourir sous ses yeux alors qu’ils vivaient ensemble, presque l’un sur l’autre, enfermés dans une navette, depuis une semaine. Il vire parano, normal! Et puis, ils ont mangé la même chose, donc ‘y a de quoi flipper. Tu flipperais pas à sa place?
– Si si. Mais je serais aussi dégoûté de devoir transporter le corps, nettoyer, tout ça.
– Ça, on ne voit pas vraiment. Enfin lui, aussitôt, il se met à guetter tous les signes ; mais il n’a pas le choix, il doit continuer : sa base lui a expliqué qu’il était hors de question qu’il rentre sans achever sa mission. Elle lui a répondu que la perte de son coéquipier ne justifiait en rien qu’il fasse machine arrière.
Mais lui, il reste zen : il essaie de négocier, il est super diplomate, d’ailleurs, il a signé un contrat, c’est un pro et il connaissait les risques en acceptant cette mission. Et puis y a une histoire de sauver l’humanité, c’est l’exploration de la dernière chance, tu vois le genre.
– Oui, ça a l’air original.
– Enfin oui, c’est malin, mais j’ai un peu zappé, en fait, c’était expliqué au début mais je faisais gaffe à m’installer sans faire tomber mes pop-corn. Je t’ai attendu jusqu’au bout devant l’entrée, man! Bref, laisse tomber. Donc, il ne peut pas revenir et il le sait. Mais c’est pas mal de voir les types qui sont sur Terre, en costard, froids, poker face, et le héros qui fait tout pour sauver sa peau, il est dans l’urgence, il commence à avoir de la fièvre, enfin, on ne sait pas encore si c’est la panique ou la fièvre, mais il fait peur à voir. Et pourtant il se tient droit, il ne veut rien laisser paraître lui non plus. Et puis il est fier. Voilà tout ça. Et juste après…
– Il meurt?
– Non! Ilian, tu te fous de moi, là. Laisse-moi finir !
– Ben je m’intéresse. C’est pas un peu long comme film ?
– Deux heures vingt je crois.
– Ah oui quand même.
– Bah c’est normal, non ? Moi je ne paierais pas pour une heure, en tout cas. Bon, où j’en étais ?
– Tu en étais…
A ce point très exactement, lorsque soudain et en même temps, les téléphones des garçons se manifestèrent. Tous deux avaient reçu une alerte, un message envoyé sur l’un de leurs réseaux sociaux habituels. Gaby checka le sien et lut à haute voix l’invitation au concert d’Emeric et son groupe, le soir même au Polly Magoo.
Ilian se montra emballé à l’idée d’y aller, mais Gaby ne s’entendait pas avec Emeric. Ils se chamaillaient depuis plusieurs minutes sur ce sujet brûlant quand ils arrivèrent au pied du centre commercial.
Gaby tenta de reprendre le récit du film dans le hall principal, sur les escalators, puis aux abords du Temple. Le héros tomba sérieusement malade : un matin, il se réveilla avec une terrible migraine et alla vomir. Suivit une période indéterminée où il resta entre la vie et la mort.
– Il faudra que j’aille voir à la Vrac, il me faut un casque, le mien est en train de mourir.
– Ouais, on y passera si tu veux. Alors donc il se met à délirer complètement, il voyait des monstres qui lui rentraient dedans par la bouche et lui sortaient du ventre en l’éclatant, un truc bien gore – enfin tu captes le gros clin d’oeil de Ridley Scott!
– Ah bon ? Non.
– ?… T’as jamais vu Aliens ?
– Si. Je te chambre. Mais je me dis qu’en fait, ça pourrait aussi bien être une référence à l’Exorciste. Aussi.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Pfff. Il faut s’attendre à tout avec toi. En tout cas, ce qui est trop bon à ce moment, c’est que même si c’est juste le type qui hallucine, le film, il devient un vrai bon film d’action. C’est comme s’il se faisait vraiment envahir par des bêtes, et jusqu’au bout il y a cette possibilité que ça lui soit arrivé pendant qu’il était malade.
Pendant tout le film, tu te demandes, surtout qu’il a des flashs, le mec, et il y a des bruits étranges, aussi. Mais quand même au bout d’un certain temps, le héros commence à se sentir mieux. Il arrête d’avoir de la fièvre, et un jour – ou une nuit…
– Salut les garçons, qu’est-ce que je vous sers ?
Ils commandèrent chacun un milk-shake. Ilian sortit ses croissants. Il en restait six.
Extraits de M87*
Le roman retrace le parcours d’un migrant vers l’Europe et s’achève par un faux article de journal où ce sont les Européens qui tentent de fuir l’Union en traversant la Manche à la nage, tandis que le héros est placé en camp de rétention.
Dans cet extrait, le migrant veut passer la frontière.
Tu t’es mis à l’écart pour les regarder faire. Tu es un peu de côté, à l’abri, tu les vois bien d’ici. Tu es arrivé au bord d’un nouveau pays. Une étape primordiale, et un danger à la hauteur de l’enjeu. La liberté se mérite, dit-on. Sur ce lieu circulent de nombreuses légendes, toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Elles disent que tous ceux qui ont échoué ici y ont trouvé la mort. En arrivant si près du but, avec tous ces récits en tête, tu ne peux te résoudre à te jeter dans la gueule du loup. Par lâcheté peut-être, curiosité ou sagesse, tu as décidé de rester à l’écart pour observer ce qui s’y passe vraiment. Alors, planqué à l’arrière, derrière une dune, tu observes les rangées des candidats à la liberté prendre leur élan. Tu les regardes faire, hommes, femmes, enfants, tu espères apprendre d’eux et échapper à ton sort. Tu les regardes courir et se jeter sur le mur devant eux. Du point de départ au mur, il n’y a pas 300 mètres. Le mur est un mur immense, très haut, jaune sable, un beau mur baigné de soleil, fait du même sable que celui que les gens foulent dans leur course. Un mur sur lequel trônent des soldats, et d’où ils tirent à jet continu. À ta hauteur, tu vois très bien les gens s’élancer vers le mur, tu vois des regards déterminés. Droit devant, ils y vont. Ils sont des centaines à s’élancer ensemble. À jet continu, droit devant, dans un grand brouhaha visuel. Ils courent, courent et courent encore. Certains semblent si nerveux, d’autres si peu habitués à aller une telle distance, certains sont très vieux, n’ont pas couru depuis l’enfance, certains sont des enfants que bousculent les hanches lourdes des adultes autour d’eux, certains semblent courir à l’aveugle et perdent du temps, en faisant des zigzags, en s’arrêtant tousser, certains sont si terrorisés par le bruit des tirs, certains sont complètement paralysés, certains sont touchés et tombent à terre. Certains alors se font aussitôt piétiner par les autres. Certains se font tirer comme des lapins. Tu l’as vu, tu viens de voir le soldat en repérer un et le viser. C’est pour ça qu’il est là : repérer un lapin puis un puis un autre. Puis tirer en pleine face. Tu vois des soldats viser les genoux et tu vois les hommes, les femmes et les enfants s’écrouler puis se faire piétiner. Tu vois parfois des cervelles éclater. Certains ne tiennent pas la cadence dix secondes. Il n’y a rien à faire ils sont beaucoup trop lents. Ils sont 1000 fois plus visibles que les autres. Ils se distinguent de la masse quand il faudrait s’y fondre. Et puis certains sont parfaits. Ils sont rares, mais tu les vois aussi. Ils courent bien, vite, à un rythme régulier, à grandes enjambées, sans se retourner, ils évitent les pièges des corps gisants qui font trébucher leurs voisins. Ils sont bons. Parfois très bons, même . Et puis, à quelques mètres du mur ils se sont fait exploser le ventre. Certains savent avant même de partir qu’ils sont dans le viseur. Certains savent qu’ils sont faits pour perdre, que c’est leur dernière heure, certains ça leur saute aux yeux, c’est l’histoire de leur vie, une telle poisse, alors certains en sont sûrs, ils ont été repérés, c’est le doigt de Dieu qui les désigne. Ils s’arrêtent, font un pas en arrière, un autre, trop tard : ils sont emportés par le mouvement de la foule, ils ne peuvent plus fuir. Ils y vont alors, trébuchent, s’accrochent à une cuisse qui passe, font tomber le voisin, et alors, alors oui c’est vrai. Ils se font massacrer. Certains, très peu, certains une infime part, certains arrivent au bout sans que tu saches comment. Et soudain dans un élan formidable ils s’engouffrent dans le mur, avant même que tu comprennes ce qu’ils ont fait. Comment ils sont arrivés là. Ils s’y jettent à corps perdu et disparaissent. C’est un miracle. Il n’y a pas d’autre explication. Ils ont traversé la frontière.
Pendant sa traversée en mer il tombe à l’eau.
La version lue : https://www.youtube.com/watch?v=iQvBw2hLHv4
Tumulte soudain. Au loin, le bourdonnement d’un hélicoptère. Voix sortant d’un haut-parleur. Un bateau. Guardacoste. Embrasement. Secousses. Balancement du canot. Bousculade. Haut-parleur. Cahot. Affolement. Cahot à gauche. Cris. Cahot à droite. Chute. Haut-parleur. Voix qui s’approche. Gauche. Droite. Chute chute. Bourdonnement. Cris. Haut-parleur. Cahot droite. Grondement assourdissant. Cris. Cris long cri sur voix forte haut-parleur. Hélicoptère au-dessus, bateau droit devant, grondement sans fin. Cahot. Gauche, droite. Bien trop fort. Chute gauche. À devenir sourd. Chute, ta chute. Ton corps immergé jusqu’aux épaules. Panique. Bras moulinets. Sursauts. Bouche ouverte. Cri, menton sous l’eau. Bras et jambes agiter, droite et gauche à la fois. Mains. S’accrocher à la surface. S’accrocher. Crier. Crier eau dans la bouche. Haut-parleur. Crier. Eau dans l’œsophage. Avaler. Long cri craché. Eau. Cracher bouche ouverte. Couler. Bouche, oreille. Remuer jambes bras. Oreille bouchée. Couler encore. Yeux sous l’eau. Front. Happer l’air. Encore un peu. Remuer remuer, agiter bras, en tous sens plus assez d’air. Étouffer. Tête et corps. Immergés soubresaut remuer. Terreur. Cri, cri étouffé. Plus de son. Recracher eau avaler recracher. Plus de son. Avaler eau recracher eau avaler, avaler. Jambes. Sous l’eau bouche ouverte. Bras. Remuer, remuer l’eau. Corps lourd. Eau lourde comme de la boue. Lancer cri, long cri d’eau, mouvements jambes et bras ralentis, sous l’eau cri avaler. Soubresaut. Recracher des narines avaler œsophage et narines. Avaler. Horreur. Bras, doigts, ongles. Yeux ouverts agripper. Agripper l’eau. Partout, l’eau. Eau si lourde. Narines, bouche ouvertes. Corps mou, soubresaut.