Vendredi 30 avril
Le Planétarium de Nathalie Sarraute – étude des voix narratives (collage) – La scène est entre la mère, sa fille et son mari.
« Ce regard qu’ils ont échangé… Ils ont toujours de ces regards… Leurs yeux se cherchent, se trouvent tout de suite, s’immobilisent, se fixent, tendus, comme pleins à craquer. Elle sait de quoi est faite cette transfusion silencieuse qui s’opère au-dessus d’elle tandis qu’elle gît entre eux, impuissante, inerte, terrassée : c’est bien là, hein ? Nous avions raison. Tu as vu ? J’ai vu. Mes félicitations, c’est bien la réaction prévue. Nous sommes très forts. C’est exactement ce que nous pensions, c’est ce que nous disons toujours… Il faut danser au son de sa flûte… Et cette petite pique de la fin… Tu as vu ? – J’ai vu… Elle s’ôte le pain de la bouche, à l’en croire, pour nous le donner… ses sacrifices éternels… Cette comédie… Elle sent un malaise, une sourde douleur… Elle n’aurait pas dû… Mais ce sont eux qui la poussent à faire ces choses-là, à leur dire des choses comme celles-là, elle en a honte maintenant. Et elle, pitoyable, vieille folle, ridicule… risettes… frétillements… oh non, ne croyez pas… vous vous trompez, je vous assure… il n’y a rien de tout cela en moi, croyez-le, rien d’autre qu’une vraie maman gâteau, continuelles petites attentions, cadeaux, mieux qu’une mère – une amie. Mais il ne se laisse pas faire. Inutile de gigoter. Il maintient d’une main ferme ce masque qu’il lui a plaqué sur le visage, ce masque grotesque et démodé de belle-mère de vaudeville, de vieille femme qui fourre son nez partout, tyran qui fait marcher sa fille et son gendre au doigt et à l’oeil.
Eh bien, c’est parfait. Elle sent en elle un afflux délicieux de forces qui montent avec le calme, une sensation de puissance, de liberté. Inutile d’échanger des regards… Il n’y aura plus rien à découvrir, tout sera si clair, si évident. C’est cela qu’elle aurait dû faire depuis le début. Seules les conduites fortes inspirent le respect. Les gens vous acceptent tel que vous êtes, les gens s’inclinent, dociles, si vous vous imposez à eux, là, bien planté devant eux, solide sur vous deux pieds : regardez-moi. Voilà comme je suis. Regardez-moi bien. Je n’ai pas peur. Ou les fauteuils de cuir ou rien. C’est moi qui paie. Les petites vagues furieuses de leurs regards, de leurs pensées viendront se briser à ses pieds. Allons, un petit effort. Il n’y aura plus de ces regards échangés entre eux, sous lesquels elle se ratatinait… Ils devront tourner leurs regards ailleurs, des regards tendus, perçants d’adultes, dirigés vers de vrais obstacles, de réelles difficultés : Tu sais, ma mère a refusé net. Oui, enfin ce n’est pas tout ça, que veux-tu, elle est comme elle est, on ne la changera pas à son âge. Il s’agit de se débrouiller maintenant, de trouver l’argent. »