Samedi 5 juin
En partant, sans rien dire elle attrapa un instant le bras de Sarah J. un peu groggy à présent par les effets de l’anesthésie. Avec cette main posée furtivement, il était impossible de choisir si l’obstétricienne avait voulu donner avant son départ un signe d’humanité dans ce lieu si froid à la jeune femme alitée voire la réconforter, ou bien si elle s’accrochait à ce bras stable et solide, que Sarah J. laissait immobile sur son abdomen, afin de se soutenir l’espace d’un moment, à peine quelques dizièmes de seconde, et ne pas vaciller tandis qu’elle s’apprêtait à quitter la salle de travail.
Mais plus probablement ce geste était-il un simple automatisme, sans engagement moral et encore moins affectif de sa part, un mouvement entraînant un contact rien de plus. Peut-être même avait-elle fait ce geste d’innombrables fois, alors qu’elle avait accompli ce pour quoi elle était venue, que sa mission s’arrêtait là, juste avant que ne se déclenchent les contractions. Ou peut-être encore, de même que Sarah J. ne pouvait s’empêcher de se répéter intérieurement en un mantra inutile, qu’elle n’était pas tombée enceinte pour donner la mort à son enfant, l’obstétricienne continuait-elle à se dire, après des années d’exercice et probablement des centaines d’avortements, thérapeutiques ou non tout compris, qu’elle était là sinon pour donner la vie du moins l’accompagner, en permettre le cheminement et non y mettre fin, bien que le mal s’avére parfois, ici et là, de temps à autre, disons ponctuellement nécessaire. Car, se rassure-t-on ainsi ou tente-t-on de le faire, quand les choses ne se passent pas comme prévu il faut se convaincre que certains gestes pourtant abhorrés sont soudain devenus indispensables. Et alors, désirant désormais plus que tout supporter leur accomplissement, se donner du courage voire du coeur à l’ouvrage, le médecin comme le patient se rejoignent dans un semblable effort pour accepter le nouvel état de fait. D’où que l’on se place, quel que soit le rôle que l’on joue dans l’affaire, on se dit que si le malheur arrive c’est forcément par une autre sorte de nécessité, bien plus forte, bien plus écrasante que le simple et presque trivial mal nécessaire. Quelque chose que l’on sait ou plutôt veut croire irrémédiable a agi et transformé nos vies. On ne peut que s’incliner. Ce matin le chauffeur de bus a manqué le virage sur le pont de pierre, cela devait arriver. Après des années de lutte, de chimio et de radiothérapie telle femme a succombé à son cancer il ne pouvait en être autrement. Il était écrit quelque part que ce jeune homme mourrait dans un accident de moto. Il fallait que le foetus ne soit pas viable.
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