Dimanche 5 mars
Il faudrait trouver les mots, les expressions, les images capables de raconter ce moment très singulier où survient un surcroît d’énergie au coeur de la fatigue. C’est vraiment compliqué à dire, ce coup de vie qui nous claque dessus. L’exercice physique est difficile, il fait mal, essort, on se croit au bord de céder (de rompre) et soudain sans prévenir, pour une raison qui échappe et n’a rien à voir avec la volonté, ou plutôt si, mais la volonté du corps, la volonté des tripes, on se met à aller plus vite – peut-être pas plus vite qu’au commencement de l’exercice, mais l’accélération, elle, est palpable et supérieure à tout autre. Comme si une main par devers soi avait jeté une grosse pelletée de charbon dans la gueule de la locomotive.
C’est encore plus étonnant quand la chose arrive au milieu du groupe. Parce qu’elle se produit tandis qu’on voit – sent – que tout autour est en train de ralentir. Chacun accuse le coup. Le contraste n’en est que plus saisissant – grisant. Je ne sais pas ce que c’est que cette puissance soudaine. Ce regain. D’où il vient, ce qui le déclenche, pourquoi cette fois-ci et pas toujours. Mais bon sang. Quel plaisir. Quel sentiment d’invulnérabilité au creux même de l’épuisement. Surtout : quelle récompense.
Car c’est là l’autre aspect – celui qui m’obsède désormais, non : me tient attentive. C’est le fait que j’aie trouvé, enfin, dans le sport, un lieu où le mérite existe. Où il est immédiat et permanent. Sans ambiguïté. Plus insolite encore : où la douleur autant que le bien-être sont des signes de réussite. Avant-hier, j’enchaîne les fentes, un haltère de 12 kilos à chaque main, alternées avec des séries de course à main libre, le tout pendant 12 minutes (c’est le « finisher » d’un cours de 45 minutes). Pendant le temps de course, un sentiment de très grande légèreté, inouïe, presque anormale, née du contraste avec le port des poids me pousse à sprinter. « Me pousse », c’est-à-dire que JE NE PEUX PAS NE PAS LE FAIRE. La nausée augmente un peu plus à chaque aller-retour. Je continue. Pelletée. Pelletée. Pelletée de charbon dans la gueule. Au sortir de la salle mes mains se referment avec peine (sur le parking, j’ai du mal à tenir le volant). Le lendemain, l’arrière des cuisses est plombé. Les poignets sont enflés, littéralement. Peu importe. Joie joie et rejoie.
Tout cela est réellement une satisfaction. Rien à voir avec l’activité intellectuelle, l’écriture. Lorsqu’on rédige, on espère des lecteurs. Mais les lecteurs ne perçoivent que rarement la somme de travail. Ils sont prompts aussi à critiquer. L’écriture, la critique : c’est le concours d’intelligence. C’est le débat télévisé. Seul, on ne sait même pas si on va dans le bon sens. Si on fait mieux qu’avant. Il n’y a rien à tirer de l’écriture ou si peu. Compris pas compris. Publié, pas publié. Reconnu, conspué. Critiqué adulé (mais chaque fois pour de mauvaises raisons). Médiatisé, ignoré. Le sport, lui, paie tout de suite. Il fonctionne au mérite. Je ne parle pas de la compétition, qui introduit d’autres doutes, d’autres injustices, mais bien de la pratique individuelle. Tu fais tes exercices régulièrement ? Tu y vas à fond ? Alors tu progresseras et le sentiras à chaque entraînement. Tu portes plus lourd que la veille ? Tu auras des courbatures le lendemain (et le jour suivant plus encore). Il y a des règles, les lois sont simples, des causes et des conséquences.
La question n’est pas de savoir si l’effort est agréable. Il est récompensé, et cela fait tout. Moi qui ai longtemps cru que la suite de l’école serait du même ordre – travailler avec sérieux m’ouvrirait automatiquement des portes. Depuis j’ai vécu. L’université ? Copinage. L’édition ? Copinage. La politique ? Allez vous faire foutre. J’ai vécu et j’ai fui, toujours. Le sport ? Effort -, je retrouve aujourd’hui des sensations d’enfant. Aussi inattendu que cela paraisse, ce sont mes sensations de bonne élève. D’intello. J’ai à nouveau des repères. Tout cela a du sens, m’en donne, et je déchire.