Dimanche 26 juin
Il est des films dont la plus grande qualité est de plaire par surprise ; de marquer pour longtemps alors qu’on les regardait au départ d’un oeil méfiant. Le documentaire Theatro de guerra est de ceux-là. Pour faire parler de la guerre à des vétérans, la réalisatrice Lola Arias a imaginé de bien étranges détours. Elle a demandé à d’anciens soldats de la guerre des Malouines de rejouer devant sa caméra les événements à l’origine de leurs traumatismes. Ce faisant, le film accomplit un acte fort, radical, il instaure la mise en scène comme lieu du témoignage à part entière. C’est l’inverse de tout ce qu’on a appris. À nous donc de nous accommoder de la situation. Dans un premier temps, et malgré l’aspect bon enfant de ces premières scènes où des hommes tous très sympathiques semblent jouer à la guerre comme le feraient des gosses de dix ans, il est difficile de ne pas les trouver dans une posture délicate, pour tout dire de les croire pris au milieu d’une toile un peu trop artificielle. On se dit : la réalisatrice a eu une illumination, elle a dégagé un concept, le récit de guerre décalé, et les voilà coincés dans les mailles de sa fausse bonne idée.
Et pourtant, ce qui se passe au fil des scènes tournées est d’une grande puissance. Car l’aspect enfantin, s’il est toujours présent tout au long du film, finit par passer en sourdine, tandis que d’autres choses, nombreuses, en rafale même, arrivent avec le récit, que de simples témoignages ne sauraient jamais montrer aussi clairement. Et ce dont on avait l’intuition peut enfin apparaître au grand jour. Tout d’abord, que la souffrance psychologique est d’une intensité variable selon les circonstances de son expression. Elle peut poindre à n’importe quel moment et prendre à la gorge, mais il est aussi possible de s’en amuser avec ses potes, de la manipuler comme de la pâte à modeler pour lui donner mille formes, voire de la faire disparaître.
C’est sur tous ces registres potentiels que joue le documentaire, qui permet à ces hommes, Argentins et Britanniques miraculeusement mêlés, devenus complices (au moins) le temps de l’expérience cinématographique, à commencer par le charismatique Lou et son double complémentaire Marcelo – un homme d’une beauté et d’une sensibilité remarquables – aussi bien de revivre, de partager que de se distancier de ce qu’ils ont vécu il y a presque quarante ans. Visuellement, le mélange des genres et des approches est l’occasion pour la réalisatrice de produire des images qui rappellent immanquablement les photographies d’un Jeff Wall, et comme lui, d’en interroger aussitôt l’authenticité. Celle-ci est-elle seulement possible dans un documentaire ? La tentative de coller au réel et plus encore de faire revivre le passé n’est-elle pas vaine par définition ? Mais le plus extraordinaire ici est sans doute que par ce dispositif théâtral, le choix assumé de l’artifice, toute dimension morale disparaît de manière quasi immédiate. Par surprise, on l’a dit.
Les hommes postés devant une carte du théâtre des opérations rient de s’être lancé des roquettes lorsqu’ils tenaient la tranchée les uns en face des autres. Ils forment ensemble un groupe de musique un brin ringard, les paroles de leur chanson prennent à parti leurs auditeurs. Marcelo lit le passage d’un journal intime évoquant le désarroi des soldats retrouvant leurs familles. Les sources de discours se multiplient (point qui m’intéresse plus que tout autre en ce moment). Or c’est là, dans ce détour permanent que quelque chose, par exemple l’empathie ou peut-être la compréhension, est possible pour celui qui regarde.
Chacun des protagonistes essaie ainsi de raconter les effets souvent absurdes du traumatisme qui le ronge encore. L’un d’eux a dû tuer des prisonniers de guerre, il ne peut plus manger de corned-beef. Il saute sur place au milieu du studio pour mimer dans un même geste ses crimes et sa faim de l’époque. Un autre semble vouloir à tout prix imiter Jackie Chan ; plus tard, son duel amical avec un jeune homme le révélera pourtant bien plus vif et efficace qu’il n’y paraissait. Lou revoit aux moments les plus inattendus le corps mutilé de l’Argentin qui est mort dans ses bras, pour la seule raison, explique-t-il, que cet homme lui avait parlé en anglais. Il ressasse la scène d’agonie tout au long du film, comme il le faisait déjà au sortir de la guerre dans une interview d’une chaîne britannique et comme les techniques de guérison des troubles post-traumatiques le préconisent. Immanquablement, l’effet est comique. Par la puissance de suggestion de la parole, la piscine où Marcelo a appris à nager devient – et ne devient pas – la rivière où il a failli se noyer. Pour finir, les vétérans passent le relais à de jeunes gens pour jouer la scène matricielle, celle où meurt l’Argentin éventré, et dessiner une ultime image que les premiers pourront à leur tour contempler : une image figée, impeccablement composée et proprette de ce qui n’est en réalité pas autre chose qu’une boucherie. Indicible, la boucherie.