Dimanche 19 mars
Je découvre avec Un long silence interrompu par le cri d’un griffon son auteur Pierre Senges, ancien musicien professionnel passé du côté de la longue tradition des écrivains de l’impasse, ceux qui font des livres pour clamer à longueur de page qu’écrire relève d’une impossibilité fondamentale. Notamment de dire la chose. Aussi précis serait-il, aucun mot ne pourra remplacer le réel qu’il décrit, ou voudrait reconstituer (sur ce sujet, voir par exemple la première citation en fin de billet). Ceux surtout pour qui le récit n’est pas la finalité du roman, et préfèrent aller voir ailleurs, par d’autres structures et lignes d’écriture.
Ces auteurs-là, fort heureusement, sont doués le plus souvent d’un grand humour, et semblent s’amuser du piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes en se lançant dans cette entreprise, somme toute assez inexplicable, qui consiste à saboter ce qui pourtant se tissait sous leurs doigts. Je fais débuter cette étrange lignée d’auteurs avec Laurence Sterne (1713-1768), que j’ai déjà cité à plusieurs reprises dans ce blog, puisque de tous c’est mon préféré, celui qui a su tout inventer ou quasi, dans son inénarrable Tristram Shandy : histoire patinant et pour cause (il n’y en a pas), intrigue qui s’effiloche au bout de quelques pages, répétition des situations tournant au bégaiement, enchevêtrement de narrations drôlatiques jusqu’à former de bons gros nœuds impossibles à défaire, bizarreries typographiques, pagination facétieuse…
De ce point de vue, Pierre Senges, arrivé en bout de file, semblerait presque sage. Son roman « se limite » à publier une encyclopédie posthume consacrée au silence écrite par un auteur russe imaginaire, qui ne fit rien d’autre au cours de son existence que parler, mais parler bien, de tout, de rien, en grand orateur capable d’hypnotiser son auditoire avant l’arrivée au pouvoir des rouges et l’instauration de leur régime autoritaire, sous lequel il dût se résoudre à se taire.
La première partie raconte ces circonstances ; la deuxième est composée du livre sur le silence de Pavel Pletika, fragmenté en dizaines d’entrées lexicales qui se renvoient parfois les unes aux autres non sans malice. Toutes, donc, ont le silence pour sujet. On voit le paradoxe, l’idée-impasse qui a présidé à la rédaction de ce texte. On voit aussi la fascination de l’auteur pour le jeu, la pirouette même, poussée ici jusqu’à une sorte de paroxysme, dans la structure globale et volontairement déceptive du roman (l’histoire de Pletika n’aboutit pas et laisse place au silence de l’encyclopédie du silence) ; mais également dans ses détails (par son sujet même l’encyclopédie ne parle de « rien » ou pas grand-chose, et ses articles internes pour la plupart tournent court). On le saisit assez vite, avec ce livre on n’ira nulle part. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir aller dans une direction précise ? L’écriture, à elle seule, devrait suffire.
Et du point de vue du style, justement, Pierre Senges s’avère un expert redoutable. Il crée tout au long de son texte des images d’une force et d’une beauté singulières. Au point où en première partie, la multiplication de ces images, cette surenchère d’intelligence et de sensibilité me coupaient le souffle. Je devais alors m’arrêter quelques instants, prise soudain dans cette contemplation un peu douloureuse, un peu oppressante propre à l’émotion esthétique (le même piège s’étant cette fois refermé sur le lecteur). Avant de reprendre. C’est suffisamment rare pour être dit. On ne peut être que reconnaissant à un écrivain de pouvoir produire cela, par la seule juxtaposition de quelques mots jetés dans la phrase. Et cela, même si, il faut aussi le reconnaître, la deuxième partie du roman s’est avérée de ce point de vue moins intense.
Mais au-delà de cette extraordinaire faculté de former des images puissantes, je voudrais insister sur le procédé même d’écriture de Senges, original s’il en est puisqu’il prend littéralement le cliché pour matière. Non pas tant pour le détourner ou le moquer que pour le renouveler ou plutôt lui donner un souffle nouveau, inattendu, comique et/ou poétique. Il le prend pour matière, matière solide, compacte et fiable, comme on saute à pieds joints et s’appuie sur la terre ferme pour mieux s’élever. Je parle de cliché mais c’est en réalité le vaste ensemble des références communes, des objets culturels autant que linguistiques, les motifs littéraires et les représentations collectives qui compose cette substance d’écriture. La partie consacrée au livre sur le silence, d’ailleurs, en atteste. Elle ne fait finalement que cela : reprendre ces fragments de culture commune, le plus souvent littéraire mais aussi musicale, historique ou religieuse, pour les prolonger. C’est ainsi, par simple ajout sur du déjà-là, que l’auteur parvient à imprégner sa pâte (imprimer sa patte ?).
Par exemple ce passage p. 44-45 – génial, mais je dois arrêter d’employer des superlatifs qui ne seront d’aucun secours à la compréhension :
Quand il revient chez lui, Pavel Pletika ne retrouve ni la voix de soprano, ni les longs bras, ni la fausse mélancolie, ni les projets montés à l’instant abandonnés dans la minute, ni la maladresse d’amoureuse étranglant son amoureux chaque fois qu’elle espère dénouer sa cravate. Il retrouve quelques paires de souliers, aucune note, une valise ouverte abandonnée sur place, l’empreinte d’un ongle dans le bois de la porte de la chambre, comme si quelqu’un avait voulu y dessiner une initiale ; rien d’autre, sauf le gramophone, parce qu’il se tenait enfoui sous une pile de vieilles couvertures et cachait là, presque honteux, son pavillon en forme de fleur de liseron – si enthousiaste, si résolument tourné vers l’avenir.
Je ne m’attarde pas sur le traitement du gramophone (personnifié) et la toute dernière expression teintée d’ironie qui constitue, pour moi, un sommet stylistique. C’est plutôt sur le début du passage que je veux insister. On a là un premier cliché. Plus exactement, un topos. Le héros rentre chez lui, sa femme est morte, il se retrouve seul dans leur appartement commun avec les affaires de celle-ci désormais inutiles et matérialisant le passé révolu. Des objets banals rappellent, chaque fois que le héros pose les yeux dessus, la disparition de l’être aimé. Soit. Mais c’est à partir de cette situation plutôt classique, et surtout racontée mille fois, que l’auteur invente quelque chose d’inédit.
Voilà la trouvaille : bras, tessiture, maladresse, désirs, la femme est elle-même objectivée, appréhendée par fragments. Alors sa valise, toujours là, comme n’importe laquelle de ses affaires personnelles, résonne soudain – ou, telle la voix, se réfléchit – dans une partie du corps, une attitude, autrement dit ce qui est véritablement censé composer un « sujet ». Ce n’est donc plus seulement l’objet possédé par la disparue qui est chargé d’aura, mais un détail de la personne qui se métamorphose en relique, invisible. Et cette transformation n’est possible que parce que l’approche éculée – le stéréotype de l’objet souvenir – est convoquée. Celui-ci n’est pas sous-entendu ni à peine effleuré, non : il est bien là, écrit noir sur blanc, tel un passage obligé, tellement obligé qu’en réalité n’importe quel écrivain à la place de Pierre Senges s’en serait probablement passé.
Ces allers-retours, ces résonances mutuelles entre sujet et objet décuplent le sentiment de perte. Et plus tard le texte, chargé de ces affects nouveaux, comme colorisés, soudain ragaillardis par le rappel de la femme fragments, pourra alors se contenter de nommer une autre fois les objets souvenirs : Ce soir-là, il hésite longtemps : entre passer cette première nuit dans la valise ouverte, ou contre l’empreinte de l’ongle, ou le visage enfoui dans le pavillon en forme de fleur, confondant d’innocence.
Déchirant. Je m’arrête ici. Cependant, pour prolonger le jeu – car je crois bien que c’est dans cette manière de faire gonfler le pétrin collectif et d’en libérer les propriétés que le goût de l’auteur pour une littérature ludique s’exprime le mieux, le plus singulièrement -, on pourra tenter de lire tout le texte sous un tel prisme. Bon amusement.
Quels extraits plaisants voire davantage :
p. 34 et 35
p. 22 : même si le mot « considérer » est encore trop précis pour ce qui est seulement une arrière-pensée vague, disons l’arriere-fond de sa pensée en cours.
p. 25 : Moscou après Octobre puis tout au long des années suivantes se retrouve comme l’insomniaque pour qui dormir est devenu une énigme – l’énigme de la mort confondue avec l’énigme du bonheur ou, au moins, de la sérénité-, et la (« la » ! Le narrateur parle de Moscou) voilà donc en train de s’agiter, boire un verre d’eau, ouvrir et fermer les volets […]
p. 38 : se demandant alors comment les voix s’inversent une fois réfléchies dans un miroir.
p. 41 : en échange d’un laconisme institutionnel, un laconisme de paroi infranchissable.
p. 42 : Pletika est d’ores et déjà passé par-dessus Blok pour rejoindre dre une brume de souvenirs, il a l’air aussi de ressasser une idée précise, et ça ressemble au geste de retirer la peau d’une noisette fraîche.
p. 50 : les purges mêmes auront quelque-chose d’exaltant, le revers de l’exalté mais l’exalté quand même, propice à ce lyrisme qui fait les hymnes.
p. 52 : Pletika a dû se réveiller au ras du sol – s’y prendre plusieurs fois, à son âge, pour s’arracher à ce qui ressemblait à sa tombe, en plus douillet.
p. 56-57 : en guise de bonté sa négligence
/ remplacer, en cas d’échec, son obsession par la désinvolture.
p. 63 : et le concierge lui demande les raisons de sa présence – s’il parle de sa présence au monde, alors la question est coriace.
Puis : La dissimulation est un désir simple mais une manœuvre complexe.
p. 98 : en l’absence de l’empereur, ceux qui tiennent à l’évoquer font un geste de salut muet, appelé périphrase gestuelle.
p. 103 : Elle termine son existence de personnage de papier par la fenêtre, où pour mieux dire au sol ; elle y dessine une forme presque abstraite, des teintes grenat de plus en plus sombres sur un fond gris tourterelle.
p. 135 : Faute de mieux, les comédiens jouent à la muette, ils réinventent le mime, les pièces à écriteaux, et se contentent d’écrire des répliques cinglantes sur des panneaux de bois lisibles d’assez loin – en règle générale, se taire implique d’avoir le corps souple.