Mercredi 7 avril 2021
Que la lecture de Camille de Toledo ces dernières semaines a été importante pour moi, c’est peu de le dire. Après le choc de la découverte, et maintenant que j’ai lu trois de ses oeuvres, je peux ajouter que je trouve son écriture inégale parce qu’elle tombe parfois dans l’abstraction. Mais on sent toujours que derrière le texte il y a quelqu’un qui cherche. Or cette impression parfois de tatonnement, qui fait que l’auteur semble se perdre en route est aussi ce que j’aime. Et justement, il y va, Camille de Toledo. Au bout de ce qu’il cherche. Au point de devenir Thésée. Il creuse. Il ne fait pas semblant. Jusqu’à extraire soudain par ses mots des choses absolument bouleversantes.
Vies potentielles reste mon livre préféré de ceux que je me suis procurés. La fiction y est encore présente. Elle apparaît à travers le tableau – pas le portrait, le tableau – de personnages mis dans des situations précises. Ces courts récits ne dessinent pas des types – éventuellement des prototypes, mais uniquement en tant qu’on est le prototype de soi-même. Ils figent plutôt ces personnages dans les trois ou quatre gestes qui les résument. Cette manière d’évoquer un personnage me paraît très juste. Elle semble nous prévenir : nous aussi, nous pouvons toujours nous croire libres mais il suffit de nous pencher quelques instants sur nos existences pour saisir à quel point nous reconduisons sans cesse les mêmes comportements. Chacun de nous est condamné à effectuer quelques gestes en boucle. Cette sorte de compulsion de répétition est ce qui forge véritablement nos destins individuels.
Dans ces conditions, raconter un morceau de vie dans ce qu’il a de plus concret, de plus matériel et de plus brut est ce qui parvient le mieux à cerner l’essentiel d’un personnage. Je suis très sensible à cette tentative menée par l’auteur de se contenter de cet autre geste, cette fois créateur, de se satisfaire d’une esquisse, pour en même temps lui donner toute l’intensité qu’il peut. J’ai envie de dire : Sarga !, comme on crierait Champagne !
Puis il y a les exégèses (« exégè&es »), où comme attendu il explique la naissance de ces vies potentielles. Là, la beauté des images inventées est tout bonnement déchirante.
« Je devais être derrière mes yeux, derrière mes joues, derrière tout ce qui nous engage : la naissance, la famille, l’amitié, l’amour et les affaires. Voilà pourquoi le livre d’Oswald Pinkler m’a tant marqué, car il a peint la scène inaugurale d’une absence qui en moi n’a cessé de s’épanouir. J’ai compris en le relisant que je n’étais pas seul à vivre loin derrière ma peau. »
J’ai compris en le relisant que je n’étais pas seule à vivre loin derrière ma peau.
Je ne vais pas écrire tous les passages qui m’ont émue. D’ailleurs j’ai perdu depuis les trois bouts de feuilles où j’avais minutieusement noté le numéro des pages où ils se trouvent. Mais je me souviens parfaitement qu’à l’issue de la dernière page, l’éxégè&e 47, j’ai pleuré à chaudes larmes pendant une bonne dizaine de minutes. Qu’une oeuvre me fasse pleurer n’est pas un critère d’adhésion – sur les 140 minutes que dure Dancer in the Dark j’ai dû pleurer au moins les trois quarts et pourtant je n’aime pas du tout ce film, sans parler de ces innombrables produits de qualité moyenne qui, en sortant la grande artillerie sentimentale me font toujours effet et ce, malgré toute la résistance que je peux y mettre. Il n’est pas rare que je sorte épuisée de la projection d’un film bon ou mauvais et quelque part, je m’en réjouis. Mais un livre, à chaudes larmes, après l’avoir refermé, c’est différent. Peuplée de ces hommes fendus et tombant en poussière, l’oeuvre de C. de Toledo résonne d’un bruit singulier.
« Un jour, je frapperai à ma porte. Je m’ouvrirai, puis me laisserai entrer. Je commencerai par le salon. Je balancerai tout, juste devant chez moi. Puis, je me lancerai parmi toutes ces choses dont ma vie est tissée. Avec un rouleau compresseur, je m’écrabouillerai. « Au revoir, je dirai. Au revoir, mon père et ma petite maman, au revoir à toutes ces choses que vous m’avez transmises. Au revoir, mon frère. Au revoir, Agar, ton petit mari s’en va. » » (bon dieu on dirait du Claudel)
Et enfin : « Ne m’en veux pas si je laisse tout en vrac. »
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