Mercredi 14 juillet
Je reviens sur la fin du film The lobster que j’ai évoqué plus tôt. Cette fin est très belle en fait et continue à me travailler. J’ai revu la dernière scène, elle ne dure que quelques minutes. Les procédés de dramatisation qu’elle présente sont d’autant plus intéressants que le ton y semble de prime abord plutôt froid, au diapason de tout le reste du film. On peut noter plusieurs éléments :
les dialogues : très simples, ils permettent rapidement de comprendre que le personnage principal (David) a l’intention de se crever les yeux dans la cafétéria où lui et la femme se sont installés après avoir fui les Solitaires. Tout en revanche y est implicite. Sans qu’on en sache davantage, la femme explique à David que ses autres sens se trouveront affinés. Il répond Je sais. Il dit qu’il ne sera pas long (mais il sera long). Détail poignant, avant que l’on comprenne ce qu’il s’apprête à faire, il a demandé à voir le profil, mais aussi les mains, les coudes et le sourire de la femme (voir, c’est-à-dire une dernière fois. Mais ce qui est très fort, c’est que ni le verbe ni cette expression ne sont prononcés : David se contente de lister les parties du corps que la femme doit lui montrer). En revanche, il dit très bien se rappeler son ventre (et par conséquent ne pas avoir besoin de le revoir. Mais évidemment il aurait pu profiter de cette occasion. Une telle économie de plaisirs, mêlée à une spontanéité presque enfantine est un des éléments qui émeuvent : le ventre, non il est déjà mémorisé ; mais les coudes oh oui, encore un peu).
l’action : David demande un couteau à steack au serveur (il n’y a que deux verres d’eau et du sel disposés sur la table – l’économie me semble du même ordre que précédemment). Puis il se rend dans les toilettes. On le voit se préparer devant le grand miroir. Seule la boule de mouchoirs en papier qu’il cale dans sa bouche montre qu’il s’apprête à souffrir (et l’appréhende). Puis on retourne à la table où attend, seule et silencieuse, la femme. Derrière elle, le monde continue à s’agiter, des voitures passent, tout semble normal. Le film s’arrête là.
Ce qui m’intéresse, c’est ce procédé qui consiste à ne pas montrer ce qu’on attend : ici David revenant s’asseoir après s’être rendu aveugle. J’ai fait un schéma qui montre en 1 ce qu’on « aurait dû voir », et en 2 le choix du réalisateur et l’effet produit.
On ne verra donc pas David retrouver la femme qu’il aime, mais alors qu’on l’attend avec elle, impossible de ne pas l’imaginer en train de se crever les yeux (en réalité on a déjà la scène en tête : on quitte le personnage devant un lavabo, se regardant dans le miroir, couteau pointé vers l’oeil droit. L’effort d’imagination à faire est minime, aussi léger qu’un petit coup sec). L’attente déclenche la vision de l’aveuglement, si l’on me passe l’expression, puis celle du retour de David auprès de la femme. Habitué au ton neutre du film, presque dressé au même titre que tous ses protagonistes, on s’attend à le voir revenir de la gauche en tâtonnant, et surtout sans rien laisser paraître de sa douleur pour ne pas être repéré par les gens alentour. L’absence crée la visualisation (en plus : de la perte de la vue). Et comme chacun sait, le fait d’imaginer (au lieu de voir) intensifie les sentiments du spectateur. La scène telle qu’elle est filmée apparaît comme un appel appuyé à arrêter de regarder pour faire place au travail de l’esprit.
Mais ce n’est pas tout : l’effet dramatique est encore décuplé par la possibilité que David ne parvienne pas à s’aveugler. Auquel cas l’histoire d’amour prendrait fin. Le couple ne serait pas assorti et il se ferait repérer par une patrouille de police. David pourrait aussi décider de ne jamais revenir et de laisser la femme errer jusqu’à ce qu’elle se fasse arrêter et probablement tuer. Mais le danger est exactement le même pour David, la dimension tragique demeurant dans le fait que le premier renonçant à sacrifier ses yeux se perdrait et entraînerait aussitôt la seconde à sa perte.
En choisissant de ne pas montrer ce qu’on brûle de voir et qui clorait le film, Yórgos Lánthimos a sensiblement augmenté la charge émotive de la dernière scène. Les secondes défilent, rien ne se passe, mais en réalité tout – y compris l’issue – le fait hors cadre. Qui plus est, par cette soustraction finale, les possibilités se multiplient, plus tragiques les unes que les autres. Ce procédé s’avère particulièrement efficace. On le trouve à la toute fin de la série The Sopranos. Il doit être présent dans bien d’autres films, dont je ne me souviens cependant pas (et aurais aimé me souvenir).
Note : une analyse nettement plus politique du film m’a été communiquée par son auteur, à découvrir sur ce lien.
Un commentaire sur “77 – étude d’un procédé d’amplification par soustraction d’éléments narratifs (et spoil)”