Vendredi 20 août
Je reviens sur la chanson que j’ai postée il y a quelques jours. Je l’ai réécoutée, elle m’amuse toujours, ce fait mérite que je me penche sur ce qui marche autant dans l’humour qui la porte. La chanson est en anglais, ainsi que les sous-titrages, mais j’expliquerai l’histoire au fur et à mesure.
La chanson met en scène deux personnages (un homme et une femme, joués par les deux membres du groupe Flight of the Concord) qui se croisent par hasard dans un parc. Ils sont censés se connaître de manière intime. Mais l’homme ne se rappelle rien de la relation. Toute la drôlerie de la chanson se trouve ici : 1) l’homme apprend des choses qu’il ne pourrait ignorer « dans la vraie vie » et 2) veut à tout prix cacher à la femme qu’il ne voit pas de quoi elle lui parle. Quant à elle, elle n’est pas dupe de la situation et s’en agace régulièrement. C’est autour de ce noeud qu’alternent trois éléments particulièrement drôles :
1) Ignorant tout de sa relation avec la femme, pendant la discussion l’homme tâtonne comme s’il avançait dans le noir.
– Pendant la conversation, il espère à la fois gagner du temps, garder la face et sans doute obtenir quelques informations supplémentaires. Pour cela, il enchaîne et étire les banalités jusqu’à la démesure. Ainsi, quand la femme (prénommée Jenny) lui apprend qu’ils se sont rencontrés à la fête organisée par une connaissance commune, il énumère de l’air le plus dégagé possible tous les hôtes potentiels, à quoi Jenny répond systématiquement par un non lapidaire.
– Jenny « rappelle » à l’homme qu’ils sont allés au cinéma ensemble. L’homme ne sait pas quel film ils ont vu ce jour-là. Pour obtenir cette information sans avoir l’air de demander frontalement et révéler son ignorance, il trouve une manière d’affirmer tout en annulant ce qu’il dit : « C’était quelque chose du genre mais pas forcément La liste de Schindler. »
– Plus tard, elle lui apprend qu’ils ont mangé un sandwich après être allés se promener sur la colline de la ville ; il ne peut alors que reformuler les maigres informations auxquelles il a eu accès, et pour faire semblant d’amener du neuf au milieu de son vide, se réfugie dans des formules de type pléonastique : il se souvient parfaitement qu’ils ont marché avec les pieds et mangé avec la bouche.
2) ce faisant il commet des gaffes à répétition qui trahissent son ignorance.
– Par exemple, apprenant qu’il a rencontré Jenny à la fête d’Andy, il demande des nouvelles de ce gars. Jenny lui répond qu’elle va bien. La surprise des spectateurs était garantie : si le prénom Andy est mixte, l’homme avait cité quatre prénoms masculins avant celui-ci.
– Plus tard, tandis que Jenny évoque la balade qu’ils ont faite en haut de la colline de la ville et la vue qu’ils avaient alors, l’homme s’emballe et, s’appuyant sur le cliché romantique qu’il a en tête, part dans une tirade sur les lumières citadines puis les compare aux étoiles brillant dans la nuit, jusqu’à ce que Jenny signale qu’ils s’étaient promenés en journée.
– Enfin, apprenant que Jenny et lui sont parents d’un enfant, il lui reproche de ne rien lui avoir dit et s’enquiert aussitôt des ressemblances filiales. À quoi Jenny répond avec colère qu’ils ont adopté l’enfant au terme d’une longue procédure (« Je ne comprends vraiment pas comment tu as pu oublier ça ! »).
3) L’homme n’a pas d’autre choix que d’essayer de faire oublier ses impairs en leur donnant une justification (absurde).
C’est là je crois que se trouvent les répliques les plus drôles.
– « Je m’appelle Jenny. – Enchanté Jenny. – On s’est déjà rencontrés, plusieurs fois même. – Oh oui bien sûr ! Je voulais dire que j’ai été enchanté de te rencontrer quand je t’ai rencontrée. » La pirouette est rendue possible par l’usage soudain de temps du passé. Cette formule, enchanté, est évidemment sans ambiguïté puisqu’on l’utilise quand on parle à quelqu’un pour la première fois. C’est ce qu’on appelle en linguistique une formule performative, qui présente le locuteur comme enchanté par le seul fait qu’il l’affirme et, en tant que code social, permet de sceller la rencontre. Cependant, l’expression enchanté ne dit pas quand on est enchanté (le présent est dans ce cas sous-entendu car il est inutile : il colle à la situation). Ici, l’homme profite de ce vide non pas temporel, mais formel, pour ramener son enchantement à une rencontre antérieure. Puis il exploite à nouveau ce filon en posant, sans en avoir l’air, une question (retour en 1). Il déplie alors l’expression plus que de raison : « Quand donc nous sommes-nous rencontrés cette fameuse fois où nous nous sommes rencontrés quand je t’ai rencontrée ? »
– Lorsque Jenny parle de la fête où ils se sont connus, il demande d’abord si ce n’était pas une de ces sinistres fêtes de travail. Jenny répond que non. L’homme ajoute : « C’est bien pour ça que j’ai demandé si ce n’était pas une de ces fêtes ». Cette fois c’est le contraire qui se passe. L’homme tire parti d’une présence formelle, mais non signifiante, celle de la négation dans ce qui est d’ordinaire une simple formule de politesse. Puis, fort de l’information qu’il vient d’obtenir, il va une fois de plus en 1), et ajoute, mi-assuré, mi-interrogateur : C’était la fête d’un ami commun, c’était, ce n’était pas, c’était, ce n’était pas. »
– Après avoir pris Andy pour un homme et s’être vu corriger son erreur par Jenny, l’homme fait comme s’il était coutumier du fait. Ainsi, la gaffe est censée devenir une simple mauvaise habitude : « Oh, c’est juste. Andy déteste quand j’oublie ça [sous entendu : que c’est une femme]. »
– Enfin (et c’est là ma réplique préférée), Jenny fait savoir à son interlocuteur que la promenade avait eu lieu « pendant la journée » et non la nuit comme il se l’imaginait. L’homme acquiesce et fait mine de terminer la phrase de Jenny : Oui, pendant la journée… de la nuit. » Ici, nuit et jour deviennent une seule et même chose, ou plutôt l’un peut contenir l’autre sans que le monde s’en trouve bouleversé.
J’ai déjà fait part de mon goût pour l’absurde quand j’avais évoqué The Lobster de Lánthimos. Mais de ce que je vois, l’absurde en lui-même ne peut suffire à tenir une oeuvre. Dans le cas du film, j’avais essayé d’expliquer que c’est parce qu’une histoire se tisse, avec une intrigue, du suspense, et même un destin tragique que l’absurde peut opérer tout au long du film. Dans ce cas-là, un cadre hors-norme est posé dès son début. Si on l’accepte, il ne nous reste plus qu’à suivre le fil du récit. D’autres éléments absurdes peuvent même s’ajouter, et pourquoi pas se contredire, du moment qu’ils participent à l’intrigue, ou plus exactement, la renforcent. Le déroulement du récit – on pourrait dire son épanouissement dans ce cadre singulier – est l’unique critère valable. Mais The Lobster, bien que souvent très drôle, n’est pas à proprement parler une comédie. Dans le registre comique il me semble que les choses fonctionnent un peu différemment. Cette intégration de l’absurde à l’histoire ne doit surtout pas s’opérer ni jamais devenir une évidence ; car le comique est un art du décalage. Le sentiment d’un éloignement de la norme doit au contraire être maintenu, toujours vif. Or, le risque avec le comique absurde est que le spectateur s’y habitue une fois qu’il en a compris les ressorts. Si l’absurde devient la nouvelle norme (comme dans The Lobster), on ne rit plus.
Ce qui rend le parti pris de la chanson des Flight of the Concord si efficace, c’est précisément que l’absurde y va grandissant. On croit d’abord que l’homme ne reconnaît pas une femme avec laquelle il a passé une nuit, puis on s’aperçoit qu’ils se sont fréquentés au point d’aller ensemble au cinéma, faire une promenade sur une colline, adopter un enfant. On est avec cet homme, et avec lui on va de surprise en surprise. Et l’on a à peine le temps de se faire à la situation qu’elle s’est déjà aggravée. Jusqu’à sa chute, plus grosse encore que tout le reste. Il s’avère en effet que c’est Jenny qui s’était trompée en prenant son interlocuteur pour un autre (« Es-tu sûre que c’était moi, Jenny ? – Ah ça oui, John. Silence. – Moi c’est Bryan. »).
Si cet emballement délirant apporte beaucoup à la drôlerie du texte, il faut toutefois y ajouter un autre élément essentiel : les réactions non verbales des personnages. La tentative de l’homme de cacher sa surprise donne à son visage quelques expressions très drôles. Tout – les pauses qu’il ne peut s’empêcher de faire pour encaisser les chocs, ses exclamations faussement légères ou parfois beaucoup plus fébriles ; et de l’autre côté les déraillements nerveux de Jenny devant tout lui remémorer – ajoute au comique du texte. On peut ici parler de jeu d’acteur. C’est que les personnages doivent tenir jusqu’au bout : faire comme si tout était normal alors que rien ne l’est. Reprenons. Distorsion de la langue, engagement de la voix et du corps, emballement de l’absurde pour garder toute son efficace… Quelle exigence ! Il n’y a pas de petite chanson comique.