Mardi 18 janvier
Mais finalement peut-être que la seule chose qui compte vraiment et mérite d’être racontée, c’est la motivation. Dans quel but un personnage agit-il ? Pour obtenir quoi ? Motivation est encore trop psychologisant. Il faudrait parler d‘intérêt : pour expliquer des actes les sentiments seuls s’avèrent en effet trop volatiles : on les sait changeants, parfois doubles et contradictoires. Les sentiments purs n’existent pas. On peut avoir été éperdument amoureux d’une personne, puis se mettre à la détester pour les défauts mêmes qui attendrissaient autrefois. On peut aussi devenir absolument indifférent à son sort. Pris pour eux-mêmes, de tels changements sont tout simplement incompréhensibles. En revanche, si l’on se concentre sur l’intérêt, ce qui se saisit est bien plus clair, plus stable. Tout devient cohérent. Prenons un exemple que d’aucuns jugeront caricatural mais qui toutefois peut parfaitement (parce qu’il a pu) advenir dans la réalité. On peut toujours prétendre qu’un homme d’affaires a laissé les clés de son entreprise, la gestion de sa fortune personnelle aux mains de sa maîtresse par amour. Contre toute attente, il ne choisit pas un collaborateur qui l’accompagne et le soutient depuis plus de vingt ans pour prendre sa succession, mais cette jeune femme qui partage sa vie depuis quelques mois. Avec une telle formulation, nous nous laissons totalement impuissants face au constat d’un homme abandonnant soudain l’œuvre de sa vie en même temps que tout regard critique et son sens stratégique. Quelque chose échappe ici à l’entendement.
Il paraît plus juste et surtout beaucoup plus riche de comprendre que cet homme-là ne cède à aucun moment à l’irrationnel. Il fait en réalité un calcul, il est passé d’un intérêt à un autre. Alors même que s’achève sa longue carrière, il sait parfaitement qu’il ne séduira plus une telle femme. S’il ne veut pas se retrouver seul il doit tout céder à celle qui est encore à ses côtés au soir de sa vie. Peu importent la légitimité de l’élue, ses compétences (peut-être réelles d’ailleurs) ou son caractère (excellent ou non) : il lui est pieds et poings lié. Il n’y a pas autre chose à saisir, pas d’autre critère de décision. De ce point de vue-là le chef n’a pas le choix. Mais à l’inverse, léguer son bien à sa compagne reste pour lui le meilleur moyen de garder un œil sur son devenir et ainsi, un peu de son pouvoir. Voilà de quoi ajouter du piment à la lecture simpliste et à vraie dire souvent fade que l’on nous fait de certains rapports de domination. Dans cette histoire, personne n’est fou, aveugle, soumis ni même gâteux. Un accord tacite a été scellé.
Nous demander quels intérêts nous guident est ce qu’il y a de plus éclairant. La question devrait être posée également pour nos systèmes d’opinion et nos jugements « moraux ». Que nous apporte tel acte ? À quoi nous sert de penser ainsi, d’avoir cet avis ? Ce réflexe critique quand on accepte de s’y astreindre remet bien des choses à leur juste place. Or, et c’est là la principale difficulté, le véritable intérêt que suit une personne est presque toujours caché et rarement reluisant. Ceci expliquant cela.
À mon tour maintenant. Quand je me demande pourquoi mon narrateur mène son enquête, je ne parviens pas à trouver de réponse définitive. C’est cet élément que je dois creuser avant d’aller plus avant dans l’écriture. L’intérêt qu’il trouve à fouiller dans cette histoire ancienne, qui non seulement ne le concerne pas mais en plus le conduit à sa perte doit apparaître clairement car il sera déterminant. C’est lui qui engendrera presque « naturellement » à la fois le ton du récit, les gestes du narrateur et le modus operandi de l’enquête. Dans son Roman de Cambridge, Javier Marías avait choisi le désœuvrement comme principale raison de la mise en mouvement du héros. Tout au long de l’intrigue il agit (un peu) par amour et (beaucoup) par ennui. Les trames de nos deux textes sont proches mais je sais que je peux trouver mieux. Plutôt que des sentiments, je peux trouver un intérêt.