Samedi 5 mars
Ma Cruauté est le dernier roman de François Bégaudeau et je l’ai lu hier. J’ai sur ce livre un avis partagé. Il y a des éléments qui me laissent dubitative, à commencer par la systématisation de ce qui n’était jusqu’alors qu’une tendance chez l’auteur, à savoir la description d’un phénomène ou d’un milieu par ses seuls signes. Le texte expose, déplie, mais donne parfois le sentiment de rester en surface. Forum étudiant dont les membres ont tous des pseudos d’animaux et où l’emploi du discours indirect libre permet de retranscrire la joyeuse ponctuation – ?!!?! – de phrases tantôt badines, tantôt assassines ; langage adolescent et minauderies d’une jeune influenceuse devant sa caméra ; noms de colloques et titres d’articles de revue pour évoquer la production intellectuelle en milieu universitaire ; relevé systématique des expressions de l’époque… tout ici est à la fois drôle, juste et condensé. Mais les comportements humains (individuels ou en grappe), en se réduisant à ce qu’on en voit, finissent par composer un catalogue.
Cette façon de sélectionner des éléments de toutes sortes pour fabriquer une vitrine exhaustive (mais pleine d’humour), de faire ainsi du roman une immense surface de déploiement sémiotique m’est très familière. Elle me ramène à la perception singulière qu’avait un des membres de ma famille – un compagnon de route. Rien ne m’est plus connu que cette approche qui fait de l’existant la somme de ses apparitions, toutes mises sur le même plan, et avec lesquelles on pourra jouer comme on le ferait avec des légos. Et pourtant, la retrouver toute entière dans un livre a de quoi dérouter. Elle est évidemment intéressante en tant que procédé littéraire, mais je ne sais pas si elle peut suffire. Je n’en suis pas certaine car l’étalement sans relief annule la possibilité même du drame. Tous ces passages sont autant de moments qui empêchent celui-ci d’entrer puissamment dans le récit.
Un autre élément étonnant mais corrélatif est que Bégaudeau a perdu ici sa sécheresse habituelle. Elle était pourtant la marque principale de son style. Or, elle me plaisait, cette rugosité de la langue. Rares sont les écrivains qui vont de ce côté-là, dans une grande exigence de rythme et de brièveté. J’espère qu’il y retournera.
Mais il y a deux choses dont je lui sais gré, et ce pour deux raisons distinctes. La première est qu’il nous a épargné un roman sur des femmes abusées, point. On aurait aimé voir creusée davantage l’ambivalence des sentiments de Marianne, « victime entre guillemets », commodément mutique. Elle l’évoque elle-même, cette ambivalence, mais d’une phrase seulement. C’est un fait qu’il faut pourtant souligner, ici, la délicate question du consentement est abordée sans manichéisme. L’évocation d’une possible confusion (accumulation est plus juste) des sentiments est en soi un acte fort. À ce titre, Ma cruauté fait déjà beaucoup pour la cause de la complexité (je devrais dire du réel). Rien à voir par exemple avec le très décevant roman de T. Viel La fille qu’on appelle, qui pour le coup était passé à côté de ce qui rend le sujet passionnant, et important, ne disait rien, aurait mieux fait de se taire. (1)
Justement. Bégaudeau, dans son roman, ouvre une brèche vers ce qui se tait ou qu’on ne saurait voir pour le moment. Sans parler du véritable filon que tentent d’exploiter, à coup de chantage, un autre personnage féminin et son homme, le « neveu de Rameau » (cette référence m’a émue aux larmes, lorsque je l’ai comprise, en s’ajoutant à d’autres qui comme elle font signe. On est parfois rendu bien tendre et bien bête à chérir ainsi la littérature et tout particulièrement Diderot).
Mais je le crois, pour raconter ce qu’il en est vraiment c’est une femme qu’il faudra ; pour décrire ces noeuds inextricables de pulsions, de fantasmes, de dégoût et d’intêrets changeants que la parole publique voudrait absolument ramasser en un mot unique, définitif. Sur le sujet du (non-)consentement, les hommes sont coincés (pour le moment). Quoi qu’ils disent aujourd’hui ils auront tort. Seule une femme pourra le faire de fond en comble et cette femme tiens ce sera moi.
L’autre point me concerne de manière plus immédiate encore. C’est cette capacité de l’auteur à faire couler le texte. À lui donner une unité du début à la fin au point de pouvoir se passer (le passer) de tout découpage. On ne trouve dans Ma cruauté nulle partie ni chapitrage. Les scènes et les situations d’énonciation se succèdent sans qu’aucune couture n’apparaisse. Or c’est sur cette très exacte difficulté que, de mon côté, je bute en ce moment. Le patchwork que j’ai créé ces dernières semaines ne convient pas. Par comparaison ce qu’accomplit Bégaudeau suscite mon admiration autant que ma curiosité.
« J’y suis. La discussion multilatérale du soir est déjà longue des centaines de posts, parfois brefs et exclamatifs, parfois argumentés, parfois limités à un rang d’émoticônes, parfois dans le sujet, parfois hors-sujet, le hors-sujet devient le sujet, il n’y a pas de digression, tout digresse, on glisse, on ne cesse de glisser, je me laisse glisser, je suis le glissement même. » (p. 122)
Au passage, on pressent dans cet extrait comment art du glissement et manipulation des signes sont liés. De mon côté j’ai bien repéré ici ou là comment l’on passe d’une scène à l’autre, au détour d’une phrase, à la fin d’un paragraphe ou au début du suivant. Mais globalement l’auteur parvient à créer de la continuité en douce, là même où on attendrait classiquement de la séparation. Un peu comme lorsqu’on rentre une paire de chaussettes dans une seule pour les ranger. Ou au contraire qu’on les fait sortir de la boule où elles étaient auto-coincées. Tout ça a l’air un peu magique.
Je reprendrai le texte (le fil) pour identifier plus précisément les procédés utilisés, mais l’idée n’est pas de faire la même chose. Je ne suis plus obsédée autant qu’avant par la question de l’unité. Et j’ai déjà largement essayé de la rendre dans certains de mes textes précédents, avec d’autres moyens. Le soubassement mystique – car c’est de cela qu’il s’agit, s’agissait – à l’origine de mes précédentes tentatives s’est dissout. Je le constate aujourd’hui, la croyance en l’unité fondamentale de la vie et de ses variations (le désir d’elle ?) ne m’habite plus. Bégaudeau, au contraire, en parle dans le roman autant qu’il la met en forme. On lui accordera le point pour sa cohérence.
Pour autant, on peut considérer la pause comme faisant partie intégrante du processus de vie. Si écrire, c’est créer de la vie ou du moins son battement ou du moins son illusion, entre deux coups il faut se taire. Pour faire résonner une cadence le silence est nécessaire. Peut-être faut-il même parfois plus encore que cela : il faut briser.
Peu importent en réalité ces différences toutes personnelles d’appréciation. L’effet d’écoulement continu propre à ce roman-ci reste une véritable prouesse. Pour le lecteur, l’expérience est précieuse. Elle joue un rôle primordial car davantage encore que la volonté de savoir, le désir de connaître le fin mot du récit, je pense que c’est elle qui pousse véritablement à poursuivre la lecture. Elle exerce ainsi une pression quasi physique qu’on aurait tort de négliger. Sans lieu pour s’arrêter, le corps engagé dans l’intrigue doit aller au bout de son élucidation. À mon sens, la grande originalité de l’écriture dans Ma cruauté, sa force se trouvent ici. C’est une évidence, il y aura beaucoup à apprendre des techniques bégaldiennes.
(1) Pour un avis plus complet sur l’oeuvre de Tanguy Viel, se reporter à cet billet-ci et à celui-là.
2 commentaires sur “160 – cruauté (ma)”