Note pour Trois cafés (?) : expliquer – raconter – en quoi l’enchaînement des exercices sportifs crée les conditions d’une méditation. Refuser ainsi l’idée qu’il y aurait une pratique noble de la méditation, noble parce que 1) ancestrale et 2) immobile, et disons « le reste », c’est à dire le sport.
Recommencer les mêmes exercices et créer une fatigue du corps par l’ennui produit un état singulier de flottement, d’absence à soi et/ou au monde. Un état alterné quoique parfaitement conscient. J’écris « par l’ennui » et non « dans » ni « avec », car c’est précisément l’ennui qui provoque l’altération : l’exercice physique est difficile et ennuyant (pénible, aux deux sens du terme). L’esprit ne veut pas poursuivre, il ne cesse de demander au corps de s’arrêter. Mais bientôt on (mais quoi dans ce on ?) réalise que c’est moins la difficulté physique que cet ennui qui domine. En réalité le corps a vite pris le rythme de l’effort, un rythme de croisière, il ne souffre pas autant que ce qu’il croit, et dans ce relatif confort, c’est bien l’idée de continuer indéfiniment, la conscience que ça pourrait durer encore longtemps, ces conneries de pompes, de course et de squats, qui prend le pas.
Alors seulement, si l’on est bien disposé. Si quelque chose en soi veut bien entendre aussi le plaisir né de la décharge automatique d’hormones et de la chaufferie des muscles. Alors l’esprit finit par se mettre en retrait. Comme en sourdine. Le refus rétrécit, l’esprit est recouvert par le corps. Étouffé. Et au milieu même du bruit à la fois affreux et entraînant (indispensable adjuvant) de la sono, un silence, une sorte de silence, une sorte de silence en soi peut s’installer. Ce qui se passe là et que j’essaie de décrire n’est pas autre chose que ce qu’un sportif, de son côté, appellera « travailler le mental ».
En quoi ce sportif-là diffère-t-il du bouddhiste zen qui, assis directement au sol avant le lever du jour, le dos tenu droit pendant des heures par sa seule volonté (et dans certains monastères, par quelques coups de bâton), l’esprit ankylosé par de rares et réguliers éclats de timbale dont le son se diffuse et résonne dans la salle, fait taire le flux de sa pensée ?
En rien, bien sûr, si ce n’est par l’esthétique qui le porte. Deux ou trois points encore doivent être élucidés : je dois poursuivre la réflexion mais surtout l’observation. Mais j’ai déjà un premier élément. En toute logique, c’est ainsi sur le mélange des régistres esthétiques – noble/ignoble, mystique/ trivial, paisible/affolé, sobre/fluo, intro/extraversion – qu’il me faudra jouer dans le texte pour faire saisir cette communauté de nature.
Je reviens sur le billet d’hier. Écrit parce que je ne parviens plus à lire un article de journal sans avoir le sentiment qu’il s’inscrit dans une toile narrative, une série de séries qui se tissent jour après jour, ou plutôt heure après heure – les Unes des sites d’actualités changeant plusieurs fois par demi-journée. Quel que soit le sujet persiste cette même impression, celle d’un feuilleton entretenu. Ici la séquence sans fin des élections françaises ; là l’invasion russe, ou plus exactement la résistance menée par Zelensky ; là encore, les désertions polissées de jeunes diplômés des grandes écoles (Greta est passée de mode) ; là enfin, les accusations de violences sexuelles ; telle péripétie prenant l’ascendant sur les autres en fonction de sa puissance émotionnelle.
J’ai réussi à m’en amuser sincèrement hier, pour un sujet dont on ne sait plus s’il est léger ou non. Mais la sensation n’est pas toujours aussi plaisante : par son ton, sa courte vue, sa découpe grossière, son inconséquence, le journalisme déréalise le réel. Or, la vie politique s’est pleinement adaptée à ce système d’affichage. Les deux – journalisme, politique – se répondent. Se nourrissent. Se confondent. Chacun y a trouvé son compte. Le résultat est une pauvreté analytique absolue. C’est terrible, parce que les deux disciplines sont censées, précisément, coller à la vie. L’une en rendre compte et l’autre la changer, ou l’organiser. Mais on a affaire ici à un simple ping-pong qui jamais ne s’arrête, un jeu mené en vase clos et dont la bêtise extrême finit par imprégner notre imaginaire même et réduire nos attentes. Seulement voilà : je ne me suis pas encore complètement faite à l’idée de tomber sur Plus belle la vie quand je clique sur un titre du Monde.
Ce constat est l’occasion de revenir sur le film France. J’avais conclu à sa sortie sans développer davantage que Bruno Dumont avait alors manqué son sujet. Le problème, en effet, du journalisme n’est pas, ou plus, sa recherche constante du sensationnel. Cette lecture du cinéaste arrive en retard d’une bonne génération. De ce point de vue, les anachronismes dans le film pullulent. Soyons clairs. Il n’y a plus grand-chose qui soit encore susceptible de nous remuer. Et si le spectacle de migrants sur un bateau, pour reprendre une scène du film, était à ce jour capable de faire exploser l’audimat au point de retourner l’opinion en leur faveur, à vrai dire je pourrais m’en satisfaire.
Concernant les médias contemporains, le mal est en réalité plus profond, plus grave (au sens étymologique du terme : lourd, ancré). À la décharge de Dumont, il est sans doute aussi plus difficile à pointer dans un film et à rendre visible. Faire du traitement médiatique un maillon de la société du spectacle ne suffit plus. Ces dernières années on a passé un cran. Le problème, notre problème est ce qu’il faut bien appeler l’incapacité des journalistes à penser. Ils transforment la vie et son foisonnement en bouillie sans mémoire. S’en contentent. Alors donc, rions des petits tracas individuels des personnages linéaires qui croient décider de notre quotidien, cheffaillons d’état, de partis et d’opposition. Prenons-les pour ce qu’ils sont : des fictions divertissantes.
Ce billet par la suite m’a amenée à réfléchir à mes « vieux démons », ou plus modestement l’une de mes marottes, à savoir la méfiance presque viscérale que j’éprouve, précisément, envers tout récit. Ainsi serais-je tentée, dans un réflexe commode, de décréter que le drame dans toute cette affaire réside dans une tendance communément partagée à vouloir faire partout et pour tout du récit – comme lorsqu’on nous ressort à chaque augmentation du taux d’abstention que la France manquerait d’un récit national fédérateur, propos que je déteste pour la… pauvreté de la pensée qui le produit.
De même, en politique, on sait quelle part démesurée a pris le storytelling ces dernières décennies. Il y a désormais une règle simple dans le milieu politique : tu cases ton storytelling sur twitter (240 signes, tout de même) et tu feras le buzz. Et s’il le faut, répète-le en boucle. Tout cela va ensemble : la narration, par l’affect qu’elle génère, nous berce. Elle endort notre sens critique. C’est sa grande force. Pour cette raison je m’en méfie.
Je dois pourtant me méfier de ma propre méfiance. M’obliger à le faire. Car il est aussi tout-à-fait possible de créer des histoires complexes. Il faut garder en tête ce fait simple et indubitable. Ce n’est pas vrai, tout récit ne tire pas vers le bas. Pour ne pas l’oublier la littérature est un bien précieux. Un refuge de l’esprit qui au lieu de le bercer, le réveille bel et bien. Ce n’est donc pas la tendance « naturelle » ou spontanée des êtres humains à faire récit de tout bois qui est à remettre en cause, mais bien plutôt leur paresse. Une paresse intellectuelle semblant parfois, disons, un puits sans fond. Je crois que c’est là le fléau qui est capable de me rendre le plus triste, lorsque je ne suis pas d’humeur à en rire, avec la destruction du vivant. Mais à bien y réfléchir, les deux – négliger la pensée, mépriser la vie – s’avèrent une seule et même chose.
Dans un prochain épisode (!), et pour prouver à mes lecteurs que je ne suis pas seulement une réac qui passe ses dimanches à fustiger l’époque, je raconterai comment, sur les réseaux sociaux, j’ai trollé une professeure qui déplorait le manque de maîtrise de la langue, de la grammaire et de l’abstraction – et donc, cela va sans dire, l’incapacité à penser correctement – des « jeunes-d’aujourd’hui ». La pensée, nous devrions le marteler, ce n’est pas uniquement la langue écrite, mode d’expression qui fut accaparé, tel un capital financier, dès son invention par des commerçants et propriétaires terriens mésopotamiens, par une seule catégorie, la plus aisée bien sûr, de la population. Et il faut croire sans réserve non seulement en l’intelligence humaine, mais encore en la multiplicité de ses formes. Comme quoi, moi aussi lorsque la pulsion me prend je sais utiliser les outils de mon temps et en faire l’usage pour lequel ils ont été créés.
Épisode 528 : Emmanuel saura-t-il gouverner le pays ?
Résumé des épisodes précédents :
Depuis qu’il a perdu la majorité absolue, Emmanuel n’est plus le même. Hésitant, presque fébrile, il semble incapable de prendre des décisions fermes. Cela fait des semaines que le chaos menace. À présent le pays entier est à l’arrêt.
Emmanuel semble avoir perdu son cap. Il a beau avoir reçu la terrible Marine pour sceller avec elle un pacte secret – républicain bien sûr – que la perfide s’est empressée de révéler au grand jour, il sait que rien ne sera plus comme avant.
Et il a raison. Tapi dans l’ombre, on peut craindre que son pire ennemi Jl n’ait de cesse de fomenter de nouveaux complots pour le faire tomber et avec lui, la démocratie toute entière. Souvenons-nous. Déjà, pendant la campagne présidentielle, Jl avait montré son vrai visage en dévoilant son projet diabolique : régner par la division et semer l’anarchie. Désormais sans mandat ni poste à briguer, comment compte-t-il agir ? Nul ne saurait le dire. Une seule chose est sûre : si rien n’est fait pour le contrer, la terre pourrait bien finir par s’ouvrir sous nos pas.
Christian quant à lui fera chanter le petit banquier autant qu’il lui sera permis de le faire. Non par calcul froid et tactique : Emmanuel lui donnait déjà tout ce qu’un homme de droite pouvait espérer depuis bien longtemps. Plutôt par goût du pouvoir et de l’humiliation. Pour le simple plaisir de le voir à genoux.
Et comme si les ennemis ne suffisaient pas, ses propres amis causent eux aussi à notre héros les plus grands tracas. Édouard P, tour à tour débauché, serviteur zélé puis répudié sans précaution, a retrouvé depuis le tremblement de dimanche un peu de sa superbe. Car l’homme à la barbe précocement blanchie veut sa revanche. Il n’oubliera pas comme Emmanuel se montra méprisant et ingrat le jour où il l’a licencié de sa boîte. Les anciens frères sont devenus rivaux. Édouard compte les jours. Il a repris espoir : son heure viendra.
Damien quant à lui a beau s’accrocher, Emmanuel sait qu’il ne pourra plus rien tirer de sa prise de guerre. « Il est grillé », « foutu », se murmure-t-il dans les couloirs. Mais le président de la disruption ne veut plus batailler. En vérité il se trouve au pied du mur.
Aujourd’hui même Yannick ne cache plus son inquiétude pour l’avenir d’Emmanuel
Pire, il peut bien aller trouver quelques heures refuge et réconfort auprès de ses frère et sœur du royaume de l’Union, l’illusion reste de courte durée. Il sent qu’au fond, il est seul à présent.
Alors. Manu a-t-il fait son temps ? Est-il allé trop loin ? Ou plutôt pas assez ? Mais surtout, parviendra-t-il à puiser en lui la force de rebondir ?
Suite à ma note sur l’ennui d’Arthur Rimbaud, on me suggère la lecture de L’épuisé de Deleuze, courte analyse de l’œuvre de Beckett. Je m’exécute. Comme parfois chez ce philosophe certains propos m’échappent. Comme souvent il amène la pensée à la question de l’image. Comme toujours je cueille avec ravissement les quelques fulgurances que je suis capable de saisir. Dont celle-ci :
un certain épuisement physiologique : un peu
que décomposition du moi.
(Gilles Deleuze, L’épuisé)
Molloy, Malone, Willie, Nagg et les autres, mais aussi bien sûr l’artiste, celui qui voulait attraper la poussière, aller de fond en comble voir ce qu’il y a en dessous, ne possèdent pas de peau de chagrin. Ils en sont l’incarnation encore balbutiante juste avant qu’elle ne se désintègre tout à fait. Chiffon mou s’agiter.
L’association Réseau salariat cherche des cinéastes ou acteurs de la production cinématographique (producteurs, membres de syndicats professionnels…) en vue d’une conférence de deux heures intitulée Cinéma, quelles conditions pour une autonomie artistique ?
Cette conférence qui aura lieu à Paris (courant de l’année 2023) est organisée dans le cadre d’un séminaire sur les spécificités des métiers de la culture, leur rapport à l’institution et le projet de mise en place d’une Sécurité sociale de la culture.
Elle se veut à la fois descriptive – il s’agit de faire l’état des lieux, notamment au niveau de son financement, de la création cinématographique actuelle (fictions, documentaires ou films d’arts et essais) – et force de proposition – proposer des alternatives aux institutions, réfléchir aux moyens d’en modifier le fonctionnement et envisager des conditions d’auto-organisation pérennes.
Toute personne souhaitant intervenir lors de cette conférence peut me contacter directement par mail : maud_assilaATyahoo.com
Il y a aussi cette expression dont je pourrais tirer quelque chose et qui me trotte dans la tête :
Que l’expression contienne en elle un sens et son contraire (et quels sens !) la rend intéressante. Ces deux significations se prêtent parfaitement à l’intrigue. D’autant qu’il s’y ajoute, avec le mot « sort », une connotation très forte et assez belle d’inéluctabilité. On est en plein dans le fatum, et c’est ce qu’il faut. Tout ça me plaît. Mais vraiment, je ne vois pas comment faire d’une telle expression le titre d’un roman. « On va lui faire un sort » ? « Faisons-lui un sort » ? Quelle catastrophe !
Le titre, c’est l’énoncé littéraire par excellence, pour reprendre le propos d’hier. L’idéal est que son sens opère des variations au fil de la lecture du texte. Un titre est comme une couronne, il agit en surplomb : irradie. Il n’y a pas de tâche plus amusante ni plus délicate que de trouver le bon.
À voir, ce travail critique très abouti sur l’oeuvre d’Arnaud Desplechin. Tout y est passionnant. De mon côté j’en retiens d’abord ce qui est dit du caractère littéraire du cinéma de Desplechin, et plus largement de tout énoncé : sa capacité à exister sans contexte, sa volatilité, son « autonomie » et sa « solitude » (1:02:20). Avec, pour exemple, le début de Comment je me suis disputé où le discours du narrateur se déroule dans des contextes différents (Paul Dedalus chez le psychanalyste ; puis dans un café). Ce passage vidéo est lumineux.
J’extrapole désormais à dessein pour une application purement romanesque. Dans un texte, l’énoncé même inchangé montre une immense plasticité, permettant ainsi « plein d’usages différents ». Inséré dans des situations variées, il change de signification. Un même énoncé peut se démultiplier et muter, il ne s’appauvrira pas. Répété, au contraire, il se chargera sémantiquement. Cette drôle d’autonomie du discours a été maintes fois relevée, éprouvée et célébrée par les auteurs. Carc’est bien cet aspect-là avant tout autre qui produit sa littérarité (par exemple, Perec dans La vie mode d’emploi reprend des paragraphes entiers à divers points du roman). Littéraire, un énoncé ne peut être réduit aux circonstances dans lesquelles il apparaît ? Mais si c’est vrai c’est trop bon ! La belle matière que voici ! L’entrée dans la modernité a clairement permis de jouer de cette singularité du langage.
Sans grande originalité donc, mais tout de même en prise – et à pleine poigne – avec la bête, c’est pile sur ce point que je me trouve travailler pour la scène finale de Trois cafés.
« Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici, j’ai dû le dire. Je sais seulement que j’étais déjà très vieux avant de m’y trouver. Je me dis nonagénaire, mais je ne peux pas le prouver. Je ne suis peut-être que quinquagénaire, ou que quadragénaire. Il y a une éternité que je n’en tiens plus le compte, de mes ans je veux dire.
Je sais l’année de ma naissance, je ne l’ai pas oubliée, mais je ne sais pas dans quelle année je suis parvenu. Mais je me crois ici depuis un bon moment. Car je sais bien ce que peuvent contre moi, à l’abri de ces murs, les diverses saisons. Cela ne s’apprend pas en une année ou deux. Des journées entières m’ont semblé tenir entre deux cillements. Reste-t-il quelque chose à ajouter ? Quelques mots peut-être sur moi. Mon corps est ce qu’on appelle, peut-être à la légère, impotent. Il ne peut pour ainsi dire plus rien. Ça me manque parfois de ne plus pouvoir me traîner. Mais je suis peu enclin à la nostalgie. Mes bras, une fois en place, peuvent encore exercer de la force, mais j’ai du mal à les diriger. C’est peut-être le noyau rouge qui a pâli. Je tremble un peu, mais seulement un peu. La plainte du sommier fait partie de ma vie, je ne voudrais pas qu’elle s’arrête, je veux dire que je ne voudrais pas qu’elle s’atténue. C’est sur le dos, c’est-à-dire prosterné, non, renversé, que je suis le mieux, c’est ainsi que je suis le moins ossu. Je reste sur le dos, mais ma joue est sur l’oreiller. Je n’ai qu’à ouvrir les yeux pour que recommencent le ciel et la fumée des hommes. Je vois et entends fort mal. Le large n’est plus éclairé que par reflets, c’est sur moi que mes sens sont braqués. Muet, obscur et fade, je ne suis pas pour eux. Je suis loin des bruits de sang et de souffle, au secret. Je ne parlerai pas de mes souffrances. Enfoui au plus profond d’elles je ne sens rien. C’est là où je meurs, à l’insu de ma chair stupide. Ce qu’on voit, ce qui crie et s’agite, ce sont les restes. Ils s’ignorent. Quelque part dans cette confusion la pensée s’acharne, loin du compte elle aussi. Elle aussi me cherche, comme depuis toujours, là où je ne suis pas. Elle non plus ne sait pas se calmer. J’en ai assez. Qu’elle passe sur d’autres sa rage d’agonisante. Pendant ce temps je serai tranquille. »