222 – otium

Mardi 14 juin

L’expression du moment : « Je suis sous l’eau ». Je suis sous l’eau. Quelle blague.

On ne le dit pas assez mais Rimbaud a passé sa vie à s’ennuyer. Pendant toute son enfance. Sans doute très vite à Paris, lorsqu’il fréquentait l’avant-garde littéraire. Pendant son errance à Bruxelles. Au milieu même de son histoire avec Verlaine. Il faut imaginer Rimbaud mauvais, se disputant avec lui par désœuvrement. Le provoquant sans cesse par des actes cruels, juste parce qu’il désespérait de voir les heures s’étirer dans la sinistre chambre. N’en pouvait plus d’aller d’hôtel miteux en hôtel miteux. De regarder l’autre dans le blanc des yeux et de finir les bouteilles de tord-boyaux. Il avait fait le tour de la vie de bohème. Est parti pour l’Afrique : tuer le temps. Il a vendu des armes. Il a fait du commerce. Neg-otium : brisée, l’oisiveté.

Ça l’a bien occupé. Comme tout. Quelques mois. À quel point ? Au fil de ses transactions se sentait-il parfois sous l’eau ? On ne le saura pas. Le négoce l’a bien occupé mais n’a pas empêché l’ennui de poursuivre son travail. De lui ronger les os. De contaminer son sang. Rimbaud toute sa vie s’est plaint de l’ennui autant qu’il se l’est infligé tel un pénitent sa discipline. Il s’est ennuyé puis lorsqu’il s’est vu mourir, tout grignoté, il s’est dit Non. Pas déjà.

Malgré cette fin tragique, savoir que Rimbaud s’ennuyait me rassure. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il avait raison. Raison de quoi, je l’ignore. Mais il éprouvait chaque jour comme il fallait attendre davantage que ce que la vie nous donne. Non pas la vie : sa médiocre organisation. La bonne intelligence. Il connaissait le vide qu’aucune interaction sociale, aucune occupation ne devrait tenter de combler, car il avait l’intuition – la pré-science – de son exacte inverse. Un jour (ou une nuit) l’avait peut-être goûtée : une extase, indicible.

« Mauvais sang », Une saison en enfer, 1873

221 – deux doigts

Samedi 11 juin

De tous ceux que j’ai pu voir ce sera donc Loulou. Voilà un film lumineux, plein d’humour, où l’on sent de manière quasi physique la joie du couple à se retrouver ensemble. Voilà : le bonheur amoureux c’est ici, avec le rire et la déconne, le sexe et l’alcool. Et le partage de tout, absolument : les dangers, les projets, les fous rires, les mégots, le lit, la peau, la salive. « Quelqu’un c’est des heures », écrivait Mathieu Larnaudie dans son premier roman prometteur. Rien de plus juste. Loulou ancre savamment le passage du temps dans la formation du couple.

Comme souvent chez Pialat, le casting est excellent, si ce n’est Guy Marchand qui ne parvient jamais à passer pour un véritable bourgeois, sauf lorsqu’il s’en va, silencieux, avec son grand manteau – cela dit, il n’est pas impossible de considérer ce décalage comme volontaire et par un effet inverse, d’autant plus intéressant. Depardieu et Huppert, actrice dont il faudra que j’évoque un jour la grandeur du jeu, sec et fantasque, nous tiennent jusqu’au bout. Les deux individualités sont à la fois pleines d’elles-mêmes, peut-être même imbues, et parfaitement vouées l’une à l’autre. Leur ajustement est un petit miracle. En outre, là encore comme souvent chez Pialat, les interactions avec de multiples seconds rôles maintiennent l’intensité des situations en dehors de la chambre d’hôtel.

Se trouve enfin une scène mémorable, qui renforce le couple en l’immergeant dans le milieu de l’un des deux, tout en en accentuant l’incompatibilité sociale. Cette tension fabrique du drame. Tout ici est beau et sonne vrai. J’ai bien peu à en dire, il faut juste regarder. Alors, au milieu de la bouffée de vie qu’on se prend au visage, entre l’attaque d’une poule par le chien de la maison et celle, par le beau-frère jaloux, d’un copain invité, la manière dont Nelly, sentant son éloignement soudain, approche de ses lèvres les doigts de Loulou est magnifique. D’une justesse poignante. Dans ce moment aussi doux que cruel, Loulou et Nelly n’apparaissent déjà plus tout à fait comme les deux doigts d’une main. La main et la bouche de l’une sur les doigts de l’autre tentent de retenir l’amour, l’intimité et même s’il le faut l’inquiétude, du moment qu’elle est amoureuse. Cette main voudrait tout garder. Lutter sans mot dire contre l’éparpillement qui précède, inéluctable, une séparation. À son retour à Paris, Nelly se fera avorter.

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219

Mardi 7 juin

Lorsqu’on analyse une oeuvre, il faut bien veiller à s’en tenir au jugement de l’œuvre seule, et non de son créateur. C’est là la grande difficulté car c’est aussi la grande tentation. Le glissement est facile. Mais il est erroné. Affirmer qu’un film est mysogyne, un texte, abscons, une musique, lanscinante ne dit rien du caractère ni des opinions de ceux qui les ont mis au monde.

Tout d’abord parce qu’on ne doit jamais oublier la dimension expérimentale de l’acte créatif. L’œuvre permet avant toute autre chose d’essayer des formes, formes qui mèneront à certains effets. La réception de ces effets échappe en grande part à l’émetteur. Le récepteur peut trouver des choses que celui-ci ne voulait pas y mettre. C’est ainsi. Il faut l’accepter. Pour autant, aller essayer de discerner telles ou telles de ses pensées, ou pire : de ses intentions, c’est une autre affaire. On entre dans l’intime. On s’occupe de la personne. On outrepasse, en quelque sorte, ses droits, que l’on a pourtant en totalité.

Et puis il y a autre chose. De plus profond, de plus difficile à expliquer, mais qui est peut-être simplement le prolongement du précédent point. Parfois, pour aller au bout d’un récit, au bout des situations que celui-ci déploie, parfois pour les explorer jusqu’à ce qu’il n’en reste rien d’inconnu ni de trouble, il est nécessaire à celui qui les aura fait naître de se laisser promener dans des zones qui ne reflètent pas forcément ses opinions. C’est plutôt qu’il ne pouvait en être autrement. L’écriture se fige en fatalité. L’auteur voudra alors plaider : mais c’est exactement ce récit-là qu’il fallait ! Ce récit, avec ses directions morales ou politiques qu’on ne pouvait esquisser. Plaisantes ou non.

Il était sans doute inévitable que Lolita soit lu comme une défense de la pédophilie, même si Nabokov comptait au contraire y montrer le parti de la jeune fille. Pourquoi inévitable ? Parce que l’écriture du livre contenait en elle cette dimension sulfureuse et peu reluisante. Parmi toutes ses facettes, elle contenait ce qui n’avait jamais été formalisé avant. Un point de vue inouï. Cette formalisation/invention pouvait bien se faire au prix d’un malentendu entre le lecteur et l’écrivain : il fallait de toute manière qu’elle ait lieu. Là encore c’est ainsi. Mais plus gênant en revanche, beaucoup plus problématique eût été de prêter à l’auteur cette volonté de défendre l’indéfendable par souci subversif ou par perversité personnelle et de le faire via son écriture, sa langue. L’écrivain s’il est bon n’est jamais militant.

J’affirme ceci, cette nécessité de couper le texte de son auteur avec d’autant plus de feu que le roman sur lequel je travaille m’amène là où je ne serais jamais allée par un simple raisonnement. Le récit, son incarnation me tirent par la manche. Et voilà, l’entrelac narratif pourrait tourner droitard. Moi je suis de gauche radicale et je vois bien à quel point il s’en fout.

218 – vincent

Lundi 6 juin

« Il aurait dû être l’un des meilleurs peintres de sa génération. Mais il s’y est mis trop tard et s’est précipité trop vite. Comme dans tout ce qu’il fait. Comme quand il a voulu être pasteur et puis tout le reste… Puis il a pas appris.

Je comprends pas ce que fait Vincent. La vérité tout au fond c’est que… la vérité tout au fond c’est que j’aime pas sa peinture. Je voudrais qu’il peigne comme Renoir. Alors là ça me paraîtrait bien. Non c’est pas vrai d’ailleurs, s’il peignait comme Renoir j’aimerais pas ça non plus. J’aimerais pas ça non plus s’il peignait comme Renoir. Mais tu vois si Renoir peignait comme Vincent, alors là j’aimerais ça du moment que c’est pas Vincent mon frère qui l’a fait. Tu comprends ?

– Tu dis n’importe quoi. Tu cherches toujours à découvrir des mystères. Ya seulement la façon dont la vie se passe, c’est tout.

– Tu veux que je t’aide à te rincer ?

– Oui ! »

« C’est la poule aux œufs d’or, hein. T’as les toiles du plus grand peintre de notre époque et t’en fais rien. […]

J’ai l’impression d’être entretenu et ça, c’est le comble. J’aurais mieux fait d’être docker à Marseille.

– Enfin tu sais très bien qu’on peut pas peindre si on travaille. Tous ceux qui ont essayé ont dû arrêter de peindre.

– Gauguin a peint plusieurs années en restant agent de change.

Quand même tu m’as étouffé. Si j’avais travaillé plus fort j’aurais fait de bien meilleures choses, je le sens bien j’ai rien fait d’important.

Et puis c’est trop triste. J’arrive au bout du rouleau. T’as rien remarqué ces derniers temps ?

– Non.

– Ce que je peins ne vaut plus rien, de la merde. T’as vu le portrait de Marguerite Gachet ? Un tas de boue.

– Écoute c’est un moment de transition […] On ne peut pas toujours être au sommet…

– Au sommet !… T’as jamais aimé ce que je fais. Ah de temps en temps un mot, une phrase de pure convention mais tes goûts à toi je les connais. »

(Van Gogh – les deux meilleures scènes, avec celle de la nuit au bordel)

216 – pialat, suite

Samedi 4 juin

Vu À nos amours. Étonnée de la grande tristesse qui domine ce film, déjà contenue d’ailleurs dans son très beau titre. Je ne comprends pas pourquoi il est si triste. Quelle sombre énergie le meut, ni quel soubassement moral ou existentiel en a déterminé le ton. Il parle d’une jeune fille assez libre, qui à plusieurs reprises fait remarquer à ses parents séparés qu’il faut penser à soi, se faire plaisir ; d’une jeune fille qui se laisse aller à son désir et revendique une forme d’égoïsme. Pourtant, tout dans cette histoire suinte la tristesse, l’impuissance et la désillusion. Suzanne, surtout, semble subir ses propres comportements. Elle se dit malheureuse.

Car elle couche avec les hommes qu’elle vient à rencontrer tandis qu’elle sèche ses cours et sort le soir, mais ne peut rester avec celui dont elle est amoureuse. Comment l’expliquer ? Certes, on pourrait toujours décider de prendre le personnage comme il est, sans véritable psychologie. Suzanne serait selon son père incapable d’aimer, point. De fait, pas grand-chose nous la rend sympathique (ce qui, en soi, n’est pas un problème cinématographique). Disons que Suzanne est une adolescente parfaite. Une ado parfaitement jouée. Néanmoins un contexte familial précis nous est donné, et en détail. Difficile de ne pas voir là une invitation à l’analyse. Voici ce que celle-ci nous donne :

1) Suzanne adore son père (dit plusieurs fois), et réciproquement

2) sa mère, qu’elle déteste, est fragile, peut-être folle

3) son frère adule sa mère (et réciproquement)

On a là un schéma psychanalytique on ne peut plus classique. Suzanne semble engluée dans le complexe d’Oedipe et ne parvient pas à aimer les hommes convenablement. Ceux qu’elle estime lui restent interdits (Luc, comme son père – notons que c’est Pialat lui-même qui s’est attribué ce rôle) ; alors elle multiplie les aventures avec d’autres, qui ne comptent pas.

Si on ajoute à cela une éducation aux valeurs traditionnelles (une jeune femme doit arriver vierge au mariage), et surtout une tendance au sein du même foyer à se taper dessus (de la simple gifle à des coups plus violents), on saisit tout le poids du malheur que traîne la jeune héroïne. Penser, froidement, qu’il faut jouir de la vie comme le fait Suzanne ne suffit plus. Les impasses du milieu familial la rattrapent invariablement. Même les fêtes entre jeunes semblent sinistres. Telles des soirées inversées ou bien les restes glauques de celles de la libération sexuelle de la décennie précédente. Ici, sous une légèreté de façade les relations pèsent des tonnes, nulle joie ne s’en dégage. Les scènes dans les lits sont toujours esquivées. Heureusement, on entrapercoit de temps en temps les seins de Sandrine Bonnaire ou un corps masculin allongé. Mais le tout est produit par dépit. Sans sualité. Il n’y aurait décidément rien à sauver dans la débauche.

Or on est en droit de trouver ce schéma narratif critiquable. Un brin réactionnaire : pour le même prix, Suzanne pouvait être heureuse. Oui mais voilà, papa est trop fort, et une sexualité débridée ne peut être que le signe d’une blessure profonde. Enfin, l’incapacité à vivre et faire l’amour avec l’être qu’on aime parce qu’on l’aime trop, est, disons-le, un sacré cliché ; en tout cas davantage une problématique masculine. Sur ces points-là le récit me paraît un peu douteux.

Certains dialogues du film sont très bons, mais pas tous. Enfin, les disputes familiales, aussi réalistes soient-elles (je sais que Maurice Pialat laissait longtemps tourner sa caméra pour voir les acteurs arriver à certaines extrémités. Ainsi, après des heures de promiscuité passées dans le but d’inventer du vrai, de produire quelque chose en reproduisant des parcelles de vie, la frontière entre jeu et réalité s’en trouve brouillée) frôlent l’hystérie collective. Un peu comme dans les films de Cassavetes, la mysogynie en plus. Le rôle de la mère est ainsi particulièrement ingrat. Sans parler du frère, dont il est sous-entendu qu’il a choisi de cacher son homosexualité pour se marier avec une femme riche et influente dans le but de faire carrière.

Pour autant la force du film n’est pas à remettre en question. De chaque scène se dégage une grande intensité. En le voyant j’ai pris la mesure de ce que des réalisateurs comme Bruno Dumont, ou même Arnaud Desplechin revu récemment lui devaient. Intérêt donc, mais partiel. Le film est malgré tout trop amer, rembruni. Quasi atrabilaire.

En revanche du Garçu il faudra retenir les scènes, toutes magnifiques, entre Gérard et le petit Antoine. La façon qu’a ce père de crever d’amour pour son fils, ses gestes étouffants, comme générés par bouffées d’affection, sont poignants.

Cette fois c’est le personnage masculin qui n’est pas épargné, même si l’on pourrait considérer le départ de sa femme comme le résultat de sa faiblesse et de son incapacité à s’accommoder d’un homme au caractère bien trempé – le personnage de Gérard montre de gros défauts, mais aussi une puissance individuelle hors norme. Je trouve cet homme plutôt aimable, alors pourquoi ne le serait-il pas également aux yeux de Pialat ? Sophie, elle, lui préférera un homme plus effacé, plus féminin et plus gentil ; peut-être plus enfantin puisqu’il prend un chocolat chaud pour son goûter quotidien et refuse d’aller chez le dentiste.

Il est possible que je garde quelque chose de ça, cet attachement mal dosé, pour l’un de mes personnages. Cependant, on peut sérieusement douter que le papa mordu de sa progéniture dans Le garçu le fût tout autant s’il n’en avait pas été séparé. Son amour démesuré vient aussi du sentiment de dépossession. Mon personnage, lui, vit avec son fils. Il se coltine le quotidien d’un père présent.

215 – dorsaux

Vendredi 3 juin

La diffusion des films de Maurice Pialat est une merveilleuse occasion de parler de Depardieu, acteur dont j’ai déjà évoqué le talent dans un billet précédent mais jamais le dos. Car c’est peut-être ce qu’il a, avec sa gueule et sa voix, de plus singulier, de plus marquant et de plus beau dans nombre de ses films : ce dos large, épais, légèrement voûté, et tombant en toboggan inversé jusqu’au niveau des reins. Un dos qui le fait avancer quels que soient la scène et le récit, comme implacable, sans le moindre flageolement. Lui donne l’allure d’un bulldozer et celle d’un animal. Dans ces films-là, dont Le garçu, ce dos paraît aussi puissant qu’harmonieux.

Or c’est d’abord de ce dos que vient à Depardieu cette incroyable présence au monde. Du dos d’abord, bien avant une supposée assurance « naturelle ». Car le corps est seul à faire le caractère, si bien que l’on peut affirmer que l’état d’esprit est toujours un état du corps. Nos traits ne sont rien d’autre que chair, os et nerfs.

Pour Depardieu, ce seront les dorsaux, chez lui très tôt voûtés, qui lui feront tenir ses grandes mains vers l’avant et si bas. Ils les rendent un peu molles, presque pataudes, simiesques, sauf lorsqu’elles tiennent une cigarette et remontent vers la bouche pour qu’elle tire une bouffée. Ce sont ses dorsaux aussi qui lui font tenir sa tête comme mettant au défi, mais avant toute autre chose pour empêcher celle-ci de plonger vers le sol. Le visage doit lutter pour regarder le monde, alors le menton carré en se relevant prend un air d’engagement.

C’est enfin la courbe du dos, tandis que celui-ci se plante de biais en plein dans les hanches, qui libère ses jambes du poids si imposant du torse. Chez Depardieu haut et bas sont séparés. Les jambes peuvent se mouvoir aisément. Droites sur toute la longueur, sans jamais s’avachir. Dans la marche le flanc s’ouvre, le genou tire vers l’extérieur. Les jambes se détachent de l’avant ventripotent. Elles semblent prêtes à partir pour aller danser la gigue. Ailleurs, sans lui.

214 – du rasoir

Mercredi 1er juin

Sa sœur Nadège arrivait, elles déjeuneraient quelque part. J’étais le bienvenu. Acceptai l’invitation. Le week-end commençait, je n’avais rien à faire de particulier et je me sentais bien, bien avec Élo. Je pris donc à mon tour un café puis allai me préparer. J’entrai guilleret dans la salle de bains, fermai la porte et me douchai. Je prenais mon temps sous l’eau chaude, m’amusais des produits en en testant certains, tous si délicieux, si exotiquement féminins. Shampoing à l’huile d’argan. Gel douche spécial peaux sèches à l’extrait de rose bio d’Équateur. Gommage aux noyaux d’abricot. Gant de crin biface, comme mes éponges. Après-shampoing restructurant tilleul-hibiscus. C’était un festival de parfums. L’un chassait l’autre. Une fois seulement que j’arrêtai l’arrivée d’eau et attrapai une serviette, des voix étrangement proches parvinrent à mes oreilles humides. Je remarquai en effet que le son arrivant d’une autre pièce, probablement de la cuisine, probablement par les bouches d’aération, ressortait dans la salle de bains : comme si on y était. Aussi clairement, aussi fort. Élodie faisait la vaisselle de la veille et mettait de l’ordre sur le plan de travail. Tasses et cuillers tintaient. L’eau de l’évier coulait par à-coups et allait circulant dans les tuyaux. Je commençai à me raser. Me retins de chanter. J’avais acheté tout le matériel nécessaire quelques semaines auparavant et laissé bien en vue sur l’étagère au-dessus du lavabo, avec ma brosse à dents. Non sans plaisir, sans prévenir Élodie mais le tout disposé comme pour faire une surprise ou bien plutôt un test. Plus tard à la découverte du matériel deux émoticônes m’avaient été envoyés. Je les avais reçus dans le tramway pour le bureau. L’un tendre, l’autre moqueur. L’idée que j’étais en train de m’installer chez elle tel un coucou me réjouissait. Mais au milieu de ces pensées soudain je fus troublé : juste à côté avait lieu quelque chose d’anormal. La conversation semblait se raidir. Je tendis l’oreille à nouveau tout en passant le rasoir sur ma joue. Et alors que j’essayais de comprendre de quoi parlaient les deux femmes, constatai que chaque tapotement sur le lavabo, chaque tintement de la faïence contre l’évier, chaque écoulement aussi bref fût-il de l’eau tant pour rincer la vaisselle là-bas qu’ici pour nettoyer la lame était un obstacle à ma compréhension. Je jubilais du concours de circonstances – moi, seul dans une salle dont la VMC faisait caisse de résonance des sons produits depuis une pièce voisine – qui me permettaient d’entendre une conversation intime ; et tout autant pestais de ne pas être en mesure d’en saisir chaque mot. Les voix étaient dures à distinguer. Je rageais plus encore d’être en grande part responsable par mes propres gestes de la perte acoustique. Responsable et victime. Pire, maintenant que j’avais commencé à émettre les bruits réguliers de mes soins d’hygiène, je craignais que m’arrêter soudain n’attire l’attention. Après tout, rien n’interdisait que je les entende aussi bien qu’elles moi. L’histoire ne le disait pas. C’était à envisager. Si je voulais continuer à jouir de ma position d’auditeur interdit, je ne devais éveiller nul soupçon en cherchant à me faire oublier. Par conséquent, dans l’éventualité où je serais entendu, le plus difficile pour moi devenait désormais de ne pas surjouer le rituel de la toilette. Il fallait faire du bruit mais ni trop, ni trop peu, ni trop régulier, ni par trop chaotique, étouffé ou ostentatoire. Feindre le naturel, par pure précaution. Cependant je me disais à la fois que si Élodie et Nadège m’avaient entendu distinctement de là où elles se tenaient, d’elles-mêmes elles auraient évité de se disputer. Pour revenir au calme auraient changé de sujet. Or c’étaient bel et bien les signes d’une dispute que je percevais à présent. Pour en savoir plus je me concentrai pour bouger et produire quelques sons juste entre deux phrases. Dès que je sentais venir une pause ou une hésitation, un changement de locutrice : tchac. Tout en prenant aussi soin de temps en temps de me racler la gorge ou me rincer les dents au beau milieu d’un mot. À ce moment précis, je remarquai qu’Élodie, enfin ce que je pensais être elle interrompait Nadège de plus en plus souvent. Elle semblait mener l’assaut. Si bien que ses prises de parole me prenaient au dépourvu à un rythme croissant. Je tentais de faire du bruit quand l’une parlait mais les sons sortaient quand l’autre prenait la parole. Et inversement. Ou alternativement. De même, alors que je guettais toujours dans leur voix une courte halte, mon tapotement, frottement et mon reniflement tombaient invariablement au milieu d’une proposition. Dans ces conditions je ne parvenais que trop rarement à émettre de manière efficace. Captais pour finir assez peu de phrases entières et encore moins d’échanges significatifs entre les sœurs. Dans le désordre sonore et vibratoire issu de l’irritation que je sentais monter en elles comme de mes propres mouvements, devenus gauches, voire incongrus et manquant leur effet, je ne laissais pas de m’étonner. Cela ne lui ressemblait pas. Élodie était vive mais jamais impatiente. Et brutale sûrement pas. Énergique certes mais toujours respectueuse de l’opinion d’autrui. Ici pourtant, son ton n’avait rien d’équivoque : il était d’une aridité que je ne lui connaissais pas. Était-elle bien elle ? Était-elle celle que je croyais entendre parler ? Mon étonnement, par ailleurs, ne faisait que croître avec le contraste des deux tonalités. Tandis que sa soeur mordait la voix de Nadège se faisait plus plaintive. Tendance geignarde. Elle ne pleurait pas mais comme mimait les pleurs. Et pour ajouter du crédit à son attitude, le mot triste revenait tout le temps dans sa bouche. Toutefois, hormis ces quelques éléments plutôt explicites finalement je n’étais sûr de rien. Pour couronner le tout, je me retrouvai tellement concentré sur le rythme des phrases dans l’espoir d’y glisser un gage crédible de mes occupations que je manquai le sens de plusieurs. Bien que complètes et parfaitement audibles. Je finis par perdre patience. Puis je me résignai. Je n’entendrais pas tout ce que je voulais entendre. Entendrais peut-être ce que je ne voulais pas. Sortis de la salle de bains. Un peu moins gai, rasé de frais.

213 – la bouche

Lundi 30 mai

Quand on est à court de lectures, on va au cinéma. Après Top gun version 2022, me voilà devant Il buco de Michelangelo Frammartino, qui est son strict opposé par la multiplicité de ses plans fixes, son rythme, la rareté de ses péripéties, et sa volonté même d’empêcher le spectateur d’appréhender le film comme un objet narratif. Tout au plus une mise en parallèle est-elle offerte comme un possible, mais un possible seulement, entre l’existence d’une grotte explorée en 1961 (l’abîme de Bifurto) et celle d’un vieux berger vivant alors non loin d’elle.

Les paysages filmés, extérieurs ou intimes, sont tous non seulement magnifiques, mais d’une très grande richesse. Dehors on voit dans un coin du cadre paître quelques vaches tandis qu’à l’autre bout du plan l’ombre des nuages passe sur la paroi d’une roche. Cette ombre s’imprime comme le mouvement sur la pellicule, ou l’image sur un grand écran. En multipliant ainsi les espaces de projection, sur la montagne, dans les profondeurs de la grotte, sur le visage du berger dont le front marbré se fond dans l’écorce de l’arbre auprès duquel il aime à s’asseoir, c’est le mythe de la caverne que le réalisateur semble reproduire de tous côtés. Comme s’il fallait montrer à quel point ce motif est omniprésent, répétable à l’infini, dès lors qu’on porte un tant soit peu attention à ce qui nous entoure. Tout fait cinéma. Et en apparaissant l’image, comme dans le mythe platonicien, ouvre celui qui l’observe sans a priori à une forme de vérité jusque là hors d’atteinte.

Cette manière de projeter de l’image sur toutes les surfaces est unique. Plus exactement cette manière de créer partout des supports pour mieux y projeter des images est, à mon sens, la grande performance du film. Le réalisateur parvient ainsi à construire chacune d’elles comme une succession de surimpressions, puisque souvent il joue sur les différentes profondeurs de champ. Cette approche traduit sans doute l’amour de l’artiste pour son objet, son sujet et son outil de travail. Les trois dépendant finalement d’une seule et même chose : la qualité particulière du regard.

Pour autant, si le film est intéressant, certaines de ses options ont de quoi surprendre. Certes, dans le genre film d’auteur, celui-ci a tout ou presque pour séduire : l’absence de dialogues, les paysages d’une puissance quasi mystique, le souci du détail et de la composition poussé à l’extrême. Sur ce dernier point, on peut noter quelques exemples. Ainsi, lors de la séquence de l’agonie du berger, les passages successifs des images de son auscultation à la visite de la grotte par l’équipe des spéléologues suggèrent de nombreux parallèles : la lumière projetée sur une paroi par la lampe d’un spéléologue se prolonge dans le geste du médecin scrutant l’œil du berger ; puis son ami fait couler des gouttes d’eau dans sa bouche afin de l’hydrater, rappelant irrémédiablement le suintement continu de la roche… Tout cela montre de la part de Frammartino une finesse de dentellier. Mais la recherche d’effets tend aussi à une artificialité qui dissonne avec son sujet, sa célébration de la nature. Un jeu de ballon entre deux spéléologues vu de l’extérieur s’accélère sitôt qu’il est filmé à l’intérieur de la grotte (on suppose que la scène est alors reproduite après coup et non plus filmée en temps réel) ; souvent des personnages semblent ostensiblement posés (et poser) dans le plan ; un cheval pourrait avoir été dressé pour aller fouiller à l’intérieur d’une tente pendant que ses occupants sont plongés dans le sommeil ; dans la très belle scène finale, où l’on voit un spéléologue terminer le dessin de la grotte, une brume anormalement épaisse envahit l’écran… les images les plus belles le sont souvent trop pour être honnêtes.

De façon plus générale, l’intervention appuyée des hommes – de l’équipe des explorateurs, du médecin – mais aussi immanquablement et par ricochet, du réalisateur – finit par gêner la tranquillité du lieu autant que la sérénité de l’image. Après tout, que viennent faire tous ces hommes dans la grotte sinon du bruit, sinon la percer à coup de pioches et la souiller de feuilles de magazines à moitié brûlées ? Que vient faire le médecin à part triturer dans tous les sens un vieux berger qu’on sait déjà mourant ? Ces questions, difficile de ne pas se les poser tant le calme et le silence du début cèdent en cours de route à une forme d’agitation.

Et à son tour, le film tout entier prend le risque – assumé – du maniérisme. Tout y est méticuleusement travaillé au point de faire de la seule succession des tableaux sa véritable finalité. Le corrolaire, ou la conséquence la plus radicale de ce choix esthétique est le refus quasi total de narration que j’évoquais plus haut. La boucle est bouclée, et ce qui faisait la force de l’œuvre s’avérera tout autant sa faiblesse. Car on pourrait résumer ainsi : Frammartino fictionne mais ne veut rien narrer. Il compose sans faire de récit. Mieux : il compose avec le plus grand soin son absence de récit.