183 – interpréter

Mercredi 20 avril

Qu’est-ce qu’une interprétation littéraire ? On pourrait dire : un point de vue subjectif, preuves à l’appui. Un travail qui consiste à faire d’une intuition personnelle une révélation pour l’autre. La première fois où j’ai vu une interprétation à l’oeuvre, de mes yeux vu se dérouler, elle a débarqué sans prévenir, comme le ferait un OVNI aperçu du jardin, un soir d’été.

C’était en seconde. J’étais tout au fond de la classe à côté de ma meilleure amie de l’époque, Irène, avec qui je passais mes journées de cours à me bidonner. Ce jour-là, on lit une tirade du Tartuffe, je ne sais plus laquelle, peut-être celle où Dorine enjoint les jeunes amants contrariés de feindre l’obéissance à leur père tyrannique pour gagner du temps. Ou peut-être celle, plus connue, à l’acte III, où Tartuffe dévoile enfin toute sa tartufferie tandis qu’Orgon bout sous la table.

Cela fait une bonne demi-heure que la prof nous interroge sur le texte. Ça ne va pas. Ce n’est pas assez. On tourne autour de quelque chose sans parvenir à l’attraper. La prof trépigne, écarlate. Elle est ainsi : animée. Oui mais encore ? Et alors. Qui est hypocrite ? Ben Tartuffe ? Pas seulement ! Cherchez. Cherchez. Orgon ? Cherchez.

Puis Irène lève un index timide. Elle est tout près, juste à ma gauche. Son bras frôle presque le mien. Je connais son visage de profil. Par cœur : les contours, chaque pore de sa peau. Nous avons fusionné il y a de cela quelques mois. Or je crois bien que c’est la première fois que je la vois lever le doigt. D’habitude elle se cache derrière ses mèches, son eye-liner noir et son rire contagieux, un drôle de cliquetis dans la gorge, un tapotement de pic-vert. D’habitude c’est plutôt moi qui lève le doigt et j’ai des trucs à dire, je parle pour deux. Mais là, non seulement je sèche, mais en plus je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle a en tête.

Tartuffe c’est un personnage hypocrite. Sa voix est tellement douce que tout s’arrête. À présent il faut écouter, dans la classe chacun le sent. Je le sens en tout cas. On ne fait plus un bruit. Ma respiration cesserait presque. Je regarde la prof tout au bout de la salle, devant le grand bureau. Elle observe mon amie avec confiance. Quelque chose en elle aussi reste suspendu. Elle sait peut-être déjà qu’Irène a la solution. La voix tremble un peu. En grec hupocritès. On entend à peine. En grec hupocritès est le comédien. Tend l’oreille. En faisant un éloge du mensonge. Les yeux de la prof bleu perçant s’illuminent. De l’hypocrite. Les lèvres se tendent. Molière fait l’éloge des comédiens. Sourire franc. Reconnaissant. De son métier. Il célèbre le théâtre et les gens qui le peuplent. Fait une déclaration d’amour aux siens. Aux membres de sa troupe il clame qu’il est des leurs. À la face du public, la foule des courtisans. Un public qui les méprise tout en allant les voir pour se divertir. Les applaudit tous les soirs quand l’église les condamne à la fosse commune. Il y a des hypocrites qui font du bien parce qu’ils ne cachent pas ce qu’ils sont. Et puis il y a les vertueux prétendus, les faux dévots, qui baîllonnent le plaisir. Les porteurs de masque ne sont pas ceux qu’on croit. Molière dit tout ça sans le dire. En quelques vers rieurs. Sans agressivité. Il parle avec la douceur de la voix d’Irène.

182 – flèches (version drôlement améliorée)

Dimanche 17 avril

Dans le commentaire d’un spectateur de l’émission Hors série de ce samedi portant sur la question de l’abstention, je lis :

L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire sont les deux extrémités de mon arc.

Je suis très reconnaissante au commentateur de m’avoir fait découvrir ce vers de René Char. Il dit en trois mots comme le labeur d’écriture s’impose au poète : dur, tendu, quotidien. Un labeur dont il ne faut en aucun cas se laisser détourner. Dans ces conditions, les questions plus abstraites, les phénomènes collectifs, la formation de l’histoire – l’histoire « avec sa grande hâche » aurait dit Perec – ne peuvent plus être une préoccupation pour l’écrivain. Il n’y a plus place en lui.

Ce vers est sublime. Cependant, après réflexion il ne me semble pas tout à fait coïncider avec la pensée de F. Begaudeau telle qu’il la développe lors de l’émission du 16 avril. Je ne crois pas que l’auteur soit indifférent à l’histoire, mais plutôt au fonctionnement de la société et des institutions qui l’ordonnent. Indifférent aux institutions, fondées sur le jeu politique, fondé sur la recherche de la prise de pouvoir elle-même fondée sur les rapports de force.

Ce que les militants ne semblent pas comprendre – pour des raisons louables, mais qui les condamnent à un dialogue de sourds avec ceux qui se retirent volontairement des enjeux électoraux – c’est qu’on peut considérer que le véritable pouvoir consiste à ne pas chercher à l’obtenir. On peut désirer ne pas combattre, non par indifférence, paresse ou lâcheté, mais parce que seul compte de diriger son énergie et son temps vers l’amour de la vie.

Les militants, qui sont souvent eux-mêmes des retraités ou bien des gens installés dans un confort petit bourgeois (comme je le suis, culturellement du moins : ce n’est pas un jugement de valeur mais un constat objectif ; je reviendrai sur ce point) adorent opposer que les plus précaires, eux, n’ont pas de temps pour profiter de loisirs ; qu’ils ne peuvent pas se permettre de se laisser écraser par le capitalisme ni, plus concrètement, exploiter toujours davantage par leurs patrons. La tranquillité d’esprit serait donc un luxe.

J’affirme au contraire que la capacité à profiter de son temps, à aimer sa vie et à connaître la joie au quotidien n’a aucun lien avec les conditions sociales d’existence. Cela ne signifie absolument pas qu’on ne doive pas se battre pour améliorer ses conditions de travail ou lutter pour le partage des richesses, mais qu’il est possible pour une femme de ménage, pas moins que pour un cadre supérieur, de connaître le plaisir de laisser couler le jus d’une pêche le long de son cou (1). Ce que le capitalisme nous vole, ce n’est pas le temps ou l’accès à des activités aimables, mais l’envie, ou plutôt la force intérieure de s’y adonner. Ce que la société nous ôte c’est notre propre jus.

Une société non fondée sur le profit et qui ne fasse pas de l’emploi un indicateur de valeur personnelle serait évidemment le meilleur moyen de garantir à chacun une existence pleine et paisible. C’est cette certitude qui fait de nous des anticapitalistes.

Pour autant, en attendant et faute de mieux, il reste possible de trouver des failles dans l’existant. La faille consistant toujours à s’extraire de tout commerce, au sens propre du terme. Ne peindre les plus défavorisés que comme des défavorisés est un mensonge, une facilité. Si je militais pour ma propre chapelle je dirais que c’est même une insulte. Le monde occidental n’est pas divisé entre les très riches heureux et les pauvres malheureux (attention : je ne viens pas d’écrire qu’il n’existe pas, en France y compris, de pauvres malheureux pour des raisons sociales). L’immense majorité barbote au milieu, avec des avantages et des difficultés, des RTT et des crédits, ainsi que le sentiment très juste que remplir son caddy coûte de plus en plus cher. Mais surtout, et c’est cela qu’il faut aussi entendre, cette majorité, au même titre que les riches et les pauvres, doit se battre au quotidien pour sauver sa propre aptitude à se satisfaire de richesses qui n’ont rien à voir avec l’argent.

J’affirme également que le nombre de trahisons et de reniements nécessaires à la prise de pouvoir par la gauche ne peut que la faire passer de l’autre côté de ce qui est censé faire d’elle « la gauche ». J’ai déjà esquissé une réflexion – enfin, un mouvement d’humeur – à ce sujet il y a quelques jours. Mais le fait que, tout en s’affolant de la menace fasciste et des taux d’abstention on soit déjà tout occupé à faire fructifier son hégémonie nouvelle et à diriger en leader absolu des transactions (oui) avec ceux qu’on conspuait il y a encore deux semaines en vue des législatives, a à mes yeux quelque chose de profondément – profondément – problématique.

Mais bien sûr, se présenter à des élections que l’on sait perdues d’avance en entraînant dans sa défaite ceux de son camp qui auraient pu les gagner n’est guère mieux. Dans tous les cas, on le voit, ce qui fait exister les forces de gauche est dans le même temps ce qui la fait perdre. La politique politicienne fait tourner la tête à bien du monde. Plus précisément, les enjeux, en devenant électoraux perdent leur caractère noblement politique. De ce point de vue également, la politique se désintègre dans l’élection. On pourrait dire aussi : l’élection est de droite. Celle-ci n’est en effet rien d’autre que l’autorisation ponctuelle donnée au groupe (un parti, un mouvement) de se laisser aller à la pulsion d’écraser ce qui diffère de lui.

À partir de là, il est permis de refuser, très simplement, en conscience comme aiment tant à dire les électeurs éclairés dans une sorte d’homélie douteuse, de participer à ce qui ne peut être qu’un piège. Cela ne fait pas de nous des bourgeois, indifférents aux autres ou à l’état du monde. Cette accusation systématique s’avère d’ailleurs assez insupportable, car elle veut faire taire en décrédibilisant. Tout cela, au contraire, détermine à agir là où on le peut, à faire par exemple que les relations avec les autres soient fortes et belles, que nos occupations, individuelles, collectives, professionnelles ou associatives demeurent joyeuses, aussi éloignées que possible de l’obsession des hiérarchies et de la rentabilité.

D’aucuns, je le sais, trouvent ces actes dérisoires au regard de la prise du pays par les voies électorales, pourtant sans cesse repoussée pour une raison ou une autre. Ces actes sont au contraire d’une importance majeure. D’une grande puissance car effectués hors – et souvent en dépit – des institutions. Ils existent ici et maintenant, loin des stratégies tordues et des spéculations sur un futur qui n’arrive jamais. Simplement ils s’effectuent à bas bruit. Ne font pas la une des journaux. Ne se traduisent pas par une avalanche de tweets. N’alimentent pas le feuilleton. Ils échappent à cette autre plaie de l’époque, fruit et nourriture du capitalisme qu’est la quête permanente de la médiatisation de soi, l’autopromotion qui rend à peu près dingues tous ceux qui s’y adonnent.

À bien y regarder, cette dimension-là de la politique s’avère la plus essentielle à tenir et la plus difficile. Elle exige un renoncement profond que l’autre, celle qui se mesure en sondages payés par les agences de communication, ne connaîtra jamais. François Bégaudeau a parfaitement raison : écrire est gratuit. Procure à titre grâcieux de la jubilation. D’innombrables activités de ce type existent. Elles sont la vie même, son sel. Alors certes, nous ne votons pas. Grand bien nous fasse : l’abstention est une saine routine.

(1) cf la fin de la discussion dans Hors serie, où la journaliste Louisa Yousfi cite les dernières lignes de Comment s’occuper un dimanche d’élection.

181 – enthousiasmos

Dimanche 17 avril

Il faut dire ce que c’est que de se réveiller avec l’idée qui vous manquait depuis des semaines. Ça commence par une question arrivée là sans crier gare. On sort à peine d’un rêve déjà presque entièrement oublié, les paupières sont encore closes, et l’on se demande soudain : bon sang mais comment est-ce que je vais bien pouvoir l’écrire la fin de mon roman ? On ressort le cahier des charges, sa liste de désirs, de ce qu’il faut absolument faire passer dans l’écriture, se heurte à nouveau aux impasses, les mêmes, et dans le même ordre, s’en agace. Bref on a beau être encore tout brumeux on refait le match. S’apprête à le perdre à nouveau mais ce matin, sans raison apparente, arrive une solution. Limpide. Plus que cela : elle est l’évidence même. Et l’on regarde cette fois aller comme une vache le train qui passe le fil arrêté par un défaut d’imagination mille fois auparavant. On peut enfin voir la scène, comment elle sera racontée. Comment il faudra procéder. Le travail d’écriture ne sera peut-être pas plus facile mais là vraiment, aucune importance : la vision est nette. À six heures du matin, non sur un coin de table mais sur mon oreiller se produit parfois un petit miracle. Il justifie tout le reste.

180 – répétitif

Samedi 16 avril

Impossible de me concentrer en ce moment sur un livre, un film ou même un documentaire. Un cycle musique-sport-danse s’est ouvert il y a une bonne semaine, qui débouchera avec un peu de chance sur une nouvelle et salvatrice poussée d’écriture (car il serait grand temps). Les billets de critiques se feront sans doute plus rares dans Sarga, je m’en excuse auprès de mes innombrables bien qu’hypothétiques lecteurs. C’est ainsi, après tout l’énergie peut bien aller où elle veut.

Donc. Musique et comme à chaque fois qu’il faut se retrancher (aller puiser), répétition. Plus précisément : boucles de musiques répétitives. Exemples :

Le morceau de Buck 65 de la veille amène à cette vidéo :

qui amène à ce cher vieux morceau :

qui amène, alors qu’on est en droit de se demander tiens au fait mais que devient Tricky, à cette interview.

Quel dépaysement d’entendre la voix cassée, désormais bel et bien vieillissante, la voix magnifique car impossible de Tricky, avec en guise de cerise cet accent britannique. Quel plaisir également d’entendre sa voix ainsi doublée de celle, à peine moins singulière, de sa traductrice.

Moi qui, on l’aura compris, pour l’instant voudrais laisser aller les choses, je ressens une réelle gratitude en écoutant la manière si simple qu’a le musicien d’aborder son travail. Il faut aussi saluer la volonté d’effacement qu’il manifeste et qui, je crois, touche toujours quelque chose de très juste dans l’acte créatif :

J’adore jouer en deuxième partie dans une tournée parce que ce n’est pas moi qui suis la vedette, ce n’est pas moi qui suis mis en valeur. Et quand on ne doit penser qu’à soi, avoir les projecteurs sur soi seulement, c’est difficile. Il y a tant de talents. Vous savez, quand on vient du milieu du reggae, du sound system, on est habitué à travailler avec d’autres. 

Et pour finir, à retenir, l’idée que l’écriture de Tricky se tient selon lui davantage du côté du féminin (sur le sujet, compliqué, lire ce billet). Combien d’hommes sont capables de dire cela ?

L’interview par Arnaud Laporte pourrait m’amener à cette émission plus récente dont l’invité était Christophe Fiat. L’auteur est en effet l’un des meilleurs représentants de la littérature répétitive contemporaine, déclamée de surcroît. Mais non, dans cette émission (et sans doute dans son roman autobiographique) on pense encore trop : ça c’est vraiment la plaie de la littérature.

Alors passons plutôt à cet excellent morceau de Chinese man, qui accomplit la prouesse de donner l’impression de ralentir encore et encore alors qu’il ne le fait, en réalité, qu’une ou deux fois :

qui amène enfin à ça :

, histoire de s’assurer que ce long détour – ce retour – par le rythme (car c’est d’abord cela que produit la répétition : du rythme) procède avant tout d’un élan fondamentalement ludique. Après tout, ne faut-il pas imaginer Sisyphe heureux ?

Note : J’accueillerai avec la plus grande curiosité toute suggestion de morceau ressassant !

178 – face et pile

Jeudi 14 avril

Drôle de voir comme certaines personnalites médiatiques, silencieuses pendant les remous que connaissait la FI il y a quelques mois, se présentent désormais comme des soutiens indéfectibles, et de la première heure s’il vous plaît, du mouvement. Par exemple Michaël Foessel, qui prenait soin ce mardi de glisser dans une interview qu’il est un « fidèle » depuis 2017. Faisait passer l’air de rien un « nous » pour « Mélenchon » en feignant le lapsus. Ce même Foessel, qui a toujours bien veillé à cultiver l’ambiguïté sur ses opinions politiques, qui n’a cessé jusqu’ici de contrebalancer aussitôt son point de vue par son exact opposé afin de plaire à tous, ou de ne gêner personne. Ce Foessel qui le mois dernier, lors de la promo d’un livre où il appelait à construire une gauche de « plaisir », notion abstraite et fourre-tout s’il en est, trouvait le moyen de déclarer qu’on ne pouvait pas ne pas reconnaître à Blanquer d’avoir fait beaucoup pour l’éducation nationale.

Très peu de haines m’habitent. Elles sont en général de courte durée. Dans dix jours ce sera fini et je passerai à l’indifférence. Cependant elles brassent large. Je déteste tous ces gens qui s’engouffrent dans les vagues du moment.

Cela dit, à bien y réfléchir je ne méprise pas moins ceux qui créent ces vagues comme on crée des labels, puis mettent toute leur énergie à les faire prospérer. En quoi vaudraient-ils mieux : ce mensonge mercatique leur convient. Les deux – objet de la mode et fashion victims – ont besoin les uns des autres. C’est ensemble qu’ils grossissent. Ils s’entre-nourrissent. Ils doivent être quelque chose comme les deux faces d’une crêpe.

Alors plus je les regarde faire, plus je m’éloigne du monde : ce sont eux qui le font. Ils font le monde, et pourtant portent en eux le contraire de la vie. Sa négation. Pour maintenir la vie en soi il faut se tenir ailleurs. Toujours, c’est-à-dire sans flancher.

176 – kadosh

Dimanche 10 avril

Le titre du billet est un trompe-l’oeil, car de Kadosh découvert ce week-end je n’ai pas grand-chose à dire. Je retrouve un scénario assez proche de La Vie invisible d’Eurídice Gusmão, vu peu avant, avec une scène de viol conjugal cette fois sans aucune équivoque possible, et les parcours parallèles de deux sœurs dont l’une s’avérera plus forte ou plus déterminée que l’autre.

Ce qui est saisissant, dans Kadosh, c’est le rituel des religieux, auquel on a d’habitude si peu accès. Les prières, les accessoires. Entre ce film, l’extrait de danse contemporaine de la Batsheva Dance Company et Philip Roth, voilà donc que des souvenirs refont surface. Ceux d’une vie en plein quartier juif, à l’étranger. La jeune mère de famille rousse que je croisais tout le temps mais qui ne me parlait jamais. La fois où, tandis que nous nous étions retrouvées par hasard côte à côte sur la plage la plus proche, elle avait envoyé discrètement l’un de ses enfants me donner un pansement pour mon fils blessé au pied. Elle avait répondu à mes remerciements par un signe de tête à peine perceptible avant de regarder, à nouveau, la mer droit devant elle.

Les voisins d’en face, un couple de personnes âgées absolument charmants qui m’avaient invitée dans leur appartement pour me faire comprendre sans jamais le dire explicitement qu’ils souhaitaient que j’éteigne pour eux une lumière oubliée le vendredi soir.

La femme, fantasque et triomphale, qui avait fait venir avec elle et s’inscrire une dizaine de ses copines au cours d’arts martiaux d’un ami laïc : elle voulait le suivre et devait s’assurer qu’il ne serait pas mixte (la salle avait une capacité d’élèves limitée).

La communauté qui chaque jour faisait jouer ses enfants dans le petit parc dès 15h30 puis s’en allait au compte-goutte pour laisser la place, à 17h tapantes, aux familles musulmanes du quartier.

Et dans les rues pavées, parfois dès l’aube, les hommes toujours impeccablement habillés, tout de noir et de blanc vêtus, avec leur très long manteau, leur feutre haut et leurs papillotes.

175 – photographie

Samedi 9 avril

Le corps à terre. Le corps sous son manteau. Les doigts de mains attachées dans le dos. Des doigts fripés, mais pas à la dernière phalange comme après la piscine. Fripés de la base et jusqu’au bout des ongles. Comme si la peau se détachait de la chair, comme s’il n’y avait plus de chair du tout. La peau gris-bleu, pourrie par la pluie puis séchée par les rayons. Comme prête à craquer sous les pas.

Le corps à terre.

Le corps sous son manteau.

Les doigts de mains attachées

dans le dos.

Des doigts fripés,

mais pas à la dernière phalange

comme après la piscine.

Fripés de la base et jusqu’au bout des ongles.

Comme si la peau

se détachait

de la chair,

comme s’il n’y avait plus de

chair

du tout. La peau gris-bleu, pourrie par la pluie

puis

séchée par les rayons. Comme

prête à craquer sous les pas.

174

Jeudi 7 avril

Alors même que je m’apprêtais à abandonner avant sa fin et pour la deuxième (seconde ?) fois la lecture d’un roman de Philip Roth, parce qu’à mon goût trop morose (le roman), voilà que j’arrive à une scène hilarante, au pied du mur des Lamentations, entre un écrivain et un fan un peu agité. Je vais donc persévérer. Mais au cas où je n’irais pas beaucoup plus loin, voici une première (dernière ?) salve de citations :

« Si chacun y met du sien, je ne vois pas le moindre problème. En une semaine, dix jours, vous serez sorti de l’hôpital et vous aurez retrouvé votre famille – remis à neuf. » (c’est le médecin qui parle à Henry).
Mais voilà, à en juger par la suite des événements, il fallait croire que Henry ne s’était pas assez appliqué sur la table d’opération
.

Bill Goff se mit à fermer et ouvrir le poing régulièrement, comme si sa main droite était une pompe à courage, ou un drain contre l’angoisse.

Zuckerman se remémorait le temps où… la vie était le plus innocent des passe-temps.

Quand je me regarde dans la glace, le matin, c’est toute la famille qui me regarde.

Pour la chaîne de causalités :
Si la femme qui avait éveillé en lui le désir de vivre différemment, qui représentait pour lui une rupture avec le passé, une révolution contre l’ancien régime qui l’avait mené au point mort des émotions – et aussi contre l’idée que la vie est une série de devoirs à accomplir sans faille -, si cette femme devait se réduire au souvenir
humiliant de sa première (et dernière) grande frasque parce qu’elle fêtait Noël et pas nous. Si Henry avait vu juste quant aux origines de sa maladie, si elle résultait bien du stress occasionné par cette défaite ruineuse et ce mépris de soi qui l’avait poursuivi avec opiniâtreté bien après son retour à Bâle, alors, oui, curieusement, c’était bien d’être juif qu’il était mort.

Un passage génial avec ce qui aurait pu ou dû être dit et ce qui est dit finalement entre les personnages, p. 71-72 dont voici un extrait :

Il n’était pas costaud, mais ses mains étaient puissantes, ses mains étaient le centre de sa personne, le détail véritablement exceptionnel de son apparence.

Un sourire qui ne devait plus rien à l’amusement.

 » Je suis venu de Londres tout seul.

Comme ça, sur un coup de tête ?

– Et si je te disais d’y retourner sur un coup de tête ?

Pourquoi tu me dis ça ?

Parce que j’ai pas besoin qu’on vienne voir si je ne suis pas marteau. Parce que j’ai déjà donné les explications qu’il fallait. Parce que… « 
Quand je l’entendis partir sur sa lancée, je compris qu’il finirait par me voir.

(Philip Roth, La contrevie, folio)