173 – prologue

Lundi 4 avril

Trois coups brisèrent le silence de la chambre. La porte s’ouvrit aussitôt, la femme eut à peine le temps de se redresser sur son lit. De refaire son expression comme on refait sa coiffure. Un homme en blouse blanche entra d’un pas assuré suivi d’un essaim d’autres blouses d’où sortaient des têtes aux mines sérieuses, des mains prolongées par des fiches et des doigts crispés sur des stylos bic. Le groupe encombré et docile s’engouffra à petits pas. Il parvint tant bien que mal à se faufiler dans l’espace exigu pour se figer juste derrière le panneau de pied du lit métallique. Quant à l’homme, il avait dès son entrée jeté son dévolu sur l’angle qui donnait sur la fenêtre. S’était arrêté à hauteur des genoux de la femme. Il sentait l’after-shave, à moins que ce ne fût l’odeur de menthe glacée de son chewing-gum. Son teint était hâlé. Il tourna la tête vers elle et exhiba ses dents blanches. Comme s’il s’agissait là d’un signal, quelques membres du groupe esquissèrent à leur tour des sourires, plus timides. Ils regardaient par en-dessous. Ils regardaient leurs fiches. Les agrippaient nerveusement. Lui plongea ses yeux entre les sourcils de la femme. Il ne semblait pas vraiment la voir. S’il lui avait serré la main il l’aurait fait mollement. Ses yeux étaient d’un bleu sublime quasi transparent. Ils avaient la froideur de celui qui jouit chaque jour de son pouvoir, accoutumé désormais à trouver en tout lieu la servitude dans le regard de l’interlocuteur. Une indifférence à ce qui n’était pas lui. Il était absent à elle et pourtant bien présent. Se présenta. Chef de service. Bonjour Madame. N’attendit pas la réponse de la femme. N’avait à l’évidence pas le temps de tergiverser. Prendrait donc et comme partout la direction du moment. Son corps svelte et ses épaules larges – la blouse – tenaient toute la place. Pour s’élargir encore un peu l’homme se mit à parler fort et clair.

Bon alors. Tout s’est bien passé. Il écartait les jambes il se croisa les bras.

Vous l’avez porté quelques instants ?

À ces paroles la femme eut une hésitation. Sans doute était-il en train de tenter une plaisanterie ? Pour détendre l’atmosphère. Elle cherchait. Ou bien un jeu de mot.

Vous avez voulu le voir tout de même ?

Mais elle avait beau chercher. Non ? Vous ne l’avez pas vu ? Elle ne voyait pas. Pourtant vous auriez dû. Peut-être une contrepèterie.

Mais quel dommage. Vous ne vous rendez pas compte. Sans doute le regretterez-vous un jour.

Elle se contentait de l’écouter en regardant ses tempes grisonnantes. De là où elle se tenait, la droite était bien visible. Ses petits frisottis. Tout en s’adressant à la femme il se tourna vers le groupe. Dans l’élan sa figure s’ouvrit soudain. L’éclat de ses dents apparut aux yeux de tous, il étendit les bras et tout entier sembla s’illuminer. Enfin voyons Madame ces bébés-là ne sont pas des monstres. Point d’exclamation. Top-départ. Les stylos griffonnèrent sur les fiches. Les bras du chef de service se croisèrent à nouveau. Ses mâchoires mâchonnaient. Un ange passa.

Alors il voulut abréger la visite. Elle ne tournait pas en sa faveur autant qu’il l’aurait attendu. La femme d’ailleurs lui semblait bien ingrate. Il avait fait le déplacement tout de même. Elle répondait à peine. Le regardait à peine. Il s’ennuyait maintenant. L’informa qu’elle pourrait partir le lendemain dans l’après-midi. Si elle n’avait besoin de rien il lui souhaitait une bonne fin de séjour. Et aussi bon courage pour la suite. Courage. Le mot fut aussitôt répété depuis le panneau de pied. Se répandit comme une traînée de poudre. L’homme lança un coup de menton aux blouses près de la porte. Elles bloquaient le passage. Toutes quittèrent la pièce en une vague clapotante. Car beaucoup de gouttes font un océan. Il sortit en dernier. La femme vit sa main saisir et tirer vivement la poignée. Des poils lui sortaient de la manche. La porte claqua et laissa la femme seule entre les quatre murs étroits. Elle trouva qu’il y régnait une odeur de javel mentholée.

172 – technik

Samedi 2 avril

Dans un tout autre genre, cette compagnie, de danseurs je crois, le Galactik Ensemble:

En plus d’être drôle, tout y paraît très malin. C’est que la technique sert parfaitement le dispositif narratif (ce qui se raconte).

Au passage, il est amusant aussi de constater que spontanément, et pour une raison qui m’est inconnue, le cerveau est plus prompt à imaginer le sol bouger que les murs.

Il existe un autre groupe très fort pour ça, pour « faire raconter la technique » (et la mener droit au lancer de peinture). Musique moyenne mais clips géniaux : c’est OK go.

171 – défouler

Samedi 2 avril

Grand bonheur de retrouver ce passage de Room with a view, le premier spectacle du ballet recomposé de Marseille. Il règne dans l’ensemble (passage, spectacle, troupe) une puissante énergie. Quelque chose de brut. Étrangement ce n’est pas si fréquent dans la danse contemporaine. Les mouvements (répétitifs) de ce passage sont assez simples, on peut même les reproduire chez soi, dans sa chambre ou son salon. Je le recommande à tous d’ailleurs, ne serait-ce que quelques minutes: la vitalité est contagieuse.

Une autre variation sur l’identique, ce classique d’Anne Teresa de Keersmaeker :

Certains chorégraphes intègrent des danses et musiques traditionnelles car, expliquent-ils, elles parviennent à générer chez les danseurs un véritable effet de groupe, et non plus une simple juxtaposition des individualités. Je trouve qu’Ohad Naharin parvient ici à maintenir les deux aspects. C’est qu’ici, groupe et individus ne sont plus contradictoires : le geste seul compte. Il est explosif. Explosant il unit et sépare à la

fois.

Le geste est la concentration du corps rendue manifeste.

Il fait office de commissure : en lui s’articulent

intérieur et extérieur,

singulier et pluriel.

Il va et vient, tour à tour

cri, langue.

168 – friot

Dimanche 27 mars

Comment faire du théâtre militant ? En faisant du théâtre. Le travail d’écriture et de mise en scène (foisonnante) dans En attendant Friot nous fait voir une vraie pièce – rire, être gêné aussi (très important, le malaise, au théâtre) – et non pas un bidule à thèse.

Et puis il y a les corps. J’avais presque oublié comme les corps une fois sur scène prennent de l’ampleur. Surtout quand on est dans cette toute petite salle du 100 ecs, installé au premier rang. On regarde et entend secouer la chair à deux mètres à peine, admire la quantité de postillons que fait voler l’être humain quand il parle, sent chaque modulation de la voix. C’est comme un match de catch ou un cours de cardio ou ce genre d’épreuve physique : joyeux, intense et malaisant à la fois. Tout ça à cause du pas de côté permanent qui y est fait (le fameux pas !, théorisé par Bergson), et qui fait que le théâtre, pour être « efficace », doit toujours être un peu plus que la vie. Un peu trop.

Un moment de la pièce hors de tout est le débat retranscrit d’une émission de F. Taddéi qui tourne à la bagarre. L’extrait se passe au ralenti. Les visages furibonds sont totalement déformés. On ne voit plus deux interlocuteurs mais des marionnettes grossières, les guignols Stalone et PPDA aux mentons enfoncés, des personnages de Gotlib ou encore France au-dessus de son volant, bloquée dans les embouteillages. C’est assez dégoûtant. Mais l’idée (et son incarnation spectaculaire) me plaît beaucoup : vouloir avoir raison donne une laideur monstrueuse. Ce désir-là éloigne l’homme de l’humain. Autant ne pas s’acharner.

167 – amour

Vendredi 25 mars

Amour de Michael Haneke : parfait ou presque. On pourrait ajouter : parfait ou presque, comme la vie.

Outre le fait que c’est là que meurt la vieille femme, toute la scène où son mari se met à raconter un souvenir d’enfance est d’une très grande puissance. Difficile, alors qu’elle gémit allongée sur son lit et qu’il entame son récit, de ne pas saisir que la mort est davantage qu’une disparition physique. Elle est l’oubli des souvenirs. L’effacement définitif de chaque moment vécu.

Dans cette scène il parle pour elle. Elle en est devenue incapable, elle ne peut plus articuler et a tout oublié. Mais un jour, et la scène rend cela évident, ce sont ses souvenirs à lui qui disparaîtront. Les siens sont tout juste bons désormais à bercer une femme grabataire. Ici le couple se tend un miroir : elle à lui et lui à elle. Si au moins les souvenirs demeuraient, semble nous dire Haneke. Mais non. Avec le corps s’évanouissent nos récits intérieurs.

166 – lisière

Mercredi 23 mars

La strada : ce classique que j’ai découvert hier éclaire le récent Licorice pizza que je n’avais pas aimé. Il m’explique un peu mieux pourquoi je suis comme restée sur ma faim tout au long du film de Paul Thomas Anderson. Certes, les deux oeuvres ont des ambiances et des tonalités radicalement différentes (l’un d’ailleurs finit bien, l’autre mal). Mais dans les deux cas il est question de compagnonnage amoureux et de sentiments inavoués, y compris à soi-même. Et alors que le film de Federico Fellini parvient à monter en intensité jusqu’au déchirement final de Zampano, le PTA m’a semblé patiner pour les raisons que j’ai déjà expliquées. Mais il est frappant de voir chez Fellini comme l’économie de moyens et la simplicité du récit permettent justement de donner toute sa place à l’histoire d’amour, à la faire gonfler et s’écrouler sur elle-même à la fois, à faire que chaque geste, chaque parole soit un possible sans cesse avorté. Dans La strada on retrouve le traditionnel triangle amoureux (mari, femme, amant) mais étrangement (et alors, quelle trouvaille !) sans le sexe. Quelque part, là où le sentiment se contente de frémir, on atteint l’os.

En effet, dès lors que le trio se fige se constitue également un réseau de potentialités. Mais c’est ce nouvel état des choses et des êtres, leur ouverture totale aux possibles qui ne laissera plus prendre aux personnages que de mauvais virages. Summum de cruauté, quand tout semble envisageable tout concourt au malheur. Des trois protagonistes, seul Zampano restera, mais dévasté car il est l’unique responsable et de la mort des deux autres, et de sa solitude. La force du film est que dans le récit, le possible seul parvient à faire naître l’espoir (celui des personnages comme du spectateur), naître l’amour de Gelsomina pour Zampano autant, ou presque, que pour « Le Fou » (Il Matto). Et peut-être aussi l’amour de Zampano pour Gelsomina. En même temps, les péripéties viennent sans cesse décevoir cet espoir ; elles le brident toujours un peu plus.

Jusqu’au bout, un miracle (une déclaration de Zampano, les retrouvailles du couple) est attendu, autant qu’est redoutée une catastrophe (difficile par exemple de ne pas craindre pour la vie de Gelsomina quand Zampano constate que désormais totalement folle, elle ne cessera de l’accuser entre deux exclamations joyeuses). Et de fait, si la catastrophe n’arrive pas là où on l’attendrait (malgré les signes habilement distribués par le réalisateur, Zampano pas plus qu’Il Matto ne se tue en faisant son périlleux numéro), elle finira bien par nous surprendre (Zampano vole éhontément des coeurs en argent chez les bonnes sœurs qui l’ont accueilli ; Il Matto meurt sous deux coups de poings inoffensifs ; enfin, on apprend que Gelsomina est morte au moment même où l’on entend son air fétiche). Comble du malheur, dans la dernière scène, Zampano ne se suicidera pas en allant se jeter ivre mort dans la mer. Au lieu de cela il réalisera, lamentablement échoué sur le sable, qu’il a définitivement perdu la femme qu’il aimait. En lui survivant il se condamne ainsi à une existence de désespoir et de remords.

Quel lien avec Licorice pizza ? Rien, si ce n’est cette attention portée au possible, le maintien du cœur du récit, ce qui le met en mouvement – la rencontre amoureuse – à sa lisière. On pourrait y voir le sujet même des deux films. Son traitement, cependant, s’avère à l’opposé chez les deux réalisateurs. Avec, donc, des succès divers. La profusion, non : la saturation des signes chez PTA limite l’imaginaire là où le maître italien, par une économie d’effets particulièrement savante, particulièrement maîtrisée, fait exploser comme j’ai essayé de le montrer plus haut, les intensités d’affects et leur expression.

Ce constat rejoint plusieurs de mes réflexions récentes (sur l’excès, là encore, de signes dans le dernier roman de Bégaudeau, ou encore la soustraction puissante dans The Lobster de Lánthimos). Peut-être faut-il voir là deux écoles distinctes, ou du moins deux esthétiques, chacune sans doute avec ses qualités propres : celle qui noie pour laisser affleurer, par touches, l’élan caché ; et celle qui ne cesse d’épurer pour le faire deviner plus aisément. Mais pour ce qui est du jeu des possibles, en ce moment Lánthimos et Fellini (en tout cas dans ce film-là, car on le connaîtra moins sobre), font pour moi modèle. Ils le font d’autant plus que je suis, spontanément, de ceux qui en font trop.

165 – nrj

Vendredi 18 mars

Il y a des gens qui semblent générer et reconstituer l’énergie qu’ils dégagent, parfois l’économiser ; en avoir, l’un dans l’autre, « la maitrise ». Et d’autres qui donnent toujours l’impression de puiser dans leurs dernières ressources. D’aller taper dans les réserves. Seul le vieillissement – et c’est là son véritable intérêt, tout littéraire – rend cette scission entre les hommes absolument flagrante.

164

Mardi 15 mars

Le dernier été en ville est un excellent roman. On a là une œuvre un peu dandy, avec l’agacement que peut susciter son ton – du genre : « Aimons le superflu puisque rien n’a de sens ! » -, mais aussi l’admiration et la joie que provoque son extrême élégance. Le narrateur, aussi sympathique que désespéré, est le seul personnage du livre incapable de feindre. Il aurait pu être joué par Mastroianni (jeune).

Pas grand-chose à signaler du point de vue de la structure narrative : c’est le récit, finalement assez classique, d’une errance, rendue plus rude et plus inéluctable encore par un amour impossible.

Mais je suis trop abstraite. À venir – pas tout de suite -, quelques formules particulièrement belles et intelligentes parmi la somme des phrases soulignées au fil de ma lecture.

163 – deux débuts

Mardi 8 mars

« Du reste, c’est toujours pareil. On se démène pour rester à l’écart et puis un beau jour, sans savoir comment, on se retrouve embarqué dans une histoire qui nous conduit tout droit à la fin.

Pour ma part, je serais volontiers resté en dehors de la course. J’avais rencontré des fans de toute sorte, des gens parvenus et des gens qui n’avaient même pas réussi à démarrer mais, tôt ou tard, ils arboraient tous un air insatisfait qui m’avait amené à conclure que la vie, il valait mieux se contenter de l’observer ; par contre, je n’avais pas anticipé ce jour pluvieux du début du printemps dernier où je me suis retrouvé sans un rond. Le reste a suivi comme ce genre de chose suit, tout seul. »

Premières lignes du Dernier été en ville, de Gianfranco Calligarich.