162 – système

Lundi 7 mars

C’est contre les systèmes de croyance qu’il est le plus dur de lutter. Les systèmes de croyance constituent un entrelacs solide, serré et d’autant plus difficile à défaire de pensées irrationnelles. Les croyances se tiennent entre elles et l’esprit refuse d’en sacrifier ne serait-ce qu’une seule par peur de l’effet domino. Et pourquoi est-il si craintif, l’esprit ? Parce que le point de départ d’un tel système, ce qui en justifie l’élaboration, est d’ordre affectif. Le tissage intellectuel – le discours produit – est avant tout un tissage émotionnel qui conforte et rassure, donc réconforte son artisan. Ainsi Élodie croyait-elle mordicus que si elle m’avait rencontré vingt ans plus tôt elle aurait pu m’aider. C’était fort aimable de sa part. Elle m’aurait montré comment dissoudre mes angoisses, soigner mes névroses et échapper au stress auquel je pensais, disait-elle, m’être soumis délibérément, au devant même duquel j’étais allé mais toujours, selon elle, faute de mieux, sans savoir faire autrement c’est-à-dire vivre la paix au ventre. Elle ne pouvait s’ôter de la tête qu’elle aurait pu, en me rencontrant il y a vingt ans, m’empêcher de me faire tant de mal. Et me détourner de la trajectoire que j’avais prise alors, vingt ans auparavant et peut-être même plus loin encore, mais du moins, disons, à cette période cruciale de l’existence, quand la vie nous fait quitter définitivement l’enfance. Quand quelque chose en nous se fige, au point de ne plus pouvoir dévier seul donc, de la trajectoire, donc, prise, et dans mon cas spécifique vers la souffrance psychique et la douleur physique qui sont inextricablement liées. Avec l’âge elles n’auront de cesse que de se rejoindre car elles sont en réalité une seule et même chose, quoi qu’on en dise ou pense, quoi que la jeunesse toujours fringante ait pu faire croire autrefois et malgré toutes les dénégations actuelles, l’assurance qu’on se connaît comme sa poche, qu’on ne voit pas le rapport et que bon dieu on a beau avoir le plus grand mal à se tenir droit dès le lever du lit on va très bien, très très bien, et que sans cette foutue sciatique transmise de père en fils depuis au moins trois générations on aurait toutes les raisons du monde de sautiller de joie. Mais voila Élodie. Tout en affirmant qu’elle aurait pu changer ma vie, la tourner, l’altérer, l’incliner, la pivoter, la tortillonner, bon sang la virevousser vers un mieux il y a de cela vingt ans, elle reconnaissait qu’elle avait elle-même appris à vivre d’une bonne façon, la meilleure affirmait-elle, c’est-à-dire sans stress ni contrariété du moins le moins possible, à faire que chaque moment vécu soit avant tout voulu, il y a quinze ans et quinze seulement, et que par conséquent, à l’époque où elle aurait peut-être pu me rencontrer si elle m’avait rencontré, nous nous serions trouvés tous deux aussi angoissés, névrosés, inaptes à la paix du cœur l’un que l’autre. Et même si par chance ou par nécessité notre rencontre avait eu lieu cinq ans après cette époque où tout reste malléable dans nos existences c’est-à-dire vingt moins cinq il y a quinze ans ; tandis que j’étais selon elle déjà bien engagé sur ma propre trajectoire et où les occasions de bifurcations se faisaient de plus en plus rares ; quand elle au contraire s’ouvrait à une nouvelle manière de vivre, une nouvelle approche, la meilleure disait-elle (mais il faut y insister commençait à peine à s’ouvrir. En réalité il lui avait fallu encore des mois voire des années pour atteindre le mode de vie et la tranquillité d’esprit qui lui semblaient souhaitables. Se débarrasser de toute contrainte moins matérielle que spirituelle, pour aux abords de la quarantaine ne plus faire que soigner des gens, toucher des corps puisque c’est cela qu’elle aimait, un peu de compta mais allez, symbolique, histoire de vérifier la régularité du travail de l’expert qu’elle employait. Beaucoup de sport, un voyage chaque hiver et en été du trekking), il aurait fallu prendre en compte au milieu du bilan un fait simple et pourtant essentiel. Rien de ce qu’elle avait entrepris pour son bien-être une fois devenue adulte n’aurait pu avoir lieu sans son compagnon de l’époque. C’est lui qui lui avait mis le pied à l’étrier en la détournant d’une carrière commerciale elle qui était si douée. En l’initiant aux sports de plein air. Aux jeûnes juillettistes. À la sobriété heureuse. Or elle n’aurait pas pu être avec lui et moi simultanément, lui faisais-je remarquer quand lui prenait l’envie de m’exposer le paquet tout entier ou bien d’égrainer de petits bouts ça et là dans la conversation. Voilà Élodie. Voilà donc le système, il était celui-ci : elle était persuadée que la femme qu’elle était aujourd’hui aurait pu être d’un grand secours au jeune homme que j’avais été tout en reconnaissant qu’elle n’aurait pu, dans ces conditions, devenir la femme qu’elle était aujourd’hui. Et malgré cette lucidité continuait à s’accrocher à sa croyance absurde, à ses morceaux tronqués du passé, ses bribes de vie sorties de tout contexte puis longuement remâchées sur l’oreiller. L’uchronie ne trouvait nulle part où se poser. Ni ici ni ailleurs. Ni maintenant ni autrefois. Nulle part que dans l’esprit d’Élodie. Et si elle suivait un semblant de logique, ce n’était que pour satisfaire son seul désir, un désir triste comme une passion, un regret inutile mais de quoi, la nostalgie tenace de ce qui ne serait, quoi qu’il en fût, pas advenu.

160 – cruauté (ma)

Samedi 5 mars

Ma cruauté, de François Begaudeau, éditions Verticales

Ma Cruauté est le dernier roman de François Bégaudeau et je l’ai lu hier. J’ai sur ce livre un avis partagé. Il y a des éléments qui me laissent dubitative, à commencer par la systématisation de ce qui n’était jusqu’alors qu’une tendance chez l’auteur, à savoir la description d’un phénomène ou d’un milieu par ses seuls signes. Le texte expose, déplie, mais donne parfois le sentiment de rester en surface. Forum étudiant dont les membres ont tous des pseudos d’animaux et où l’emploi du discours indirect libre permet de retranscrire la joyeuse ponctuation – ?!!?! – de phrases tantôt badines, tantôt assassines ; langage adolescent et minauderies d’une jeune influenceuse devant sa caméra ; noms de colloques et titres d’articles de revue pour évoquer la production intellectuelle en milieu universitaire ; relevé systématique des expressions de l’époque… tout ici est à la fois drôle, juste et condensé. Mais les comportements humains (individuels ou en grappe), en se réduisant à ce qu’on en voit, finissent par composer un catalogue.

Cette façon de sélectionner des éléments de toutes sortes pour fabriquer une vitrine exhaustive (mais pleine d’humour), de faire ainsi du roman une immense surface de déploiement sémiotique m’est très familière. Elle me ramène à la perception singulière qu’avait un des membres de ma famille – un compagnon de route. Rien ne m’est plus connu que cette approche qui fait de l’existant la somme de ses apparitions, toutes mises sur le même plan, et avec lesquelles on pourra jouer comme on le ferait avec des légos. Et pourtant, la retrouver toute entière dans un livre a de quoi dérouter. Elle est évidemment intéressante en tant que procédé littéraire, mais je ne sais pas si elle peut suffire. Je n’en suis pas certaine car l’étalement sans relief annule la possibilité même du drame. Tous ces passages sont autant de moments qui empêchent celui-ci d’entrer puissamment dans le récit.

Un autre élément étonnant mais corrélatif est que Bégaudeau a perdu ici sa sécheresse habituelle. Elle était pourtant la marque principale de son style. Or, elle me plaisait, cette rugosité de la langue. Rares sont les écrivains qui vont de ce côté-là, dans une grande exigence de rythme et de brièveté. J’espère qu’il y retournera.

Mais il y a deux choses dont je lui sais gré, et ce pour deux raisons distinctes. La première est qu’il nous a épargné un roman sur des femmes abusées, point. On aurait aimé voir creusée davantage l’ambivalence des sentiments de Marianne, « victime entre guillemets », commodément mutique. Elle l’évoque elle-même, cette ambivalence, mais d’une phrase seulement. C’est un fait qu’il faut pourtant souligner, ici, la délicate question du consentement est abordée sans manichéisme. L’évocation d’une possible confusion (accumulation est plus juste) des sentiments est en soi un acte fort. À ce titre, Ma cruauté fait déjà beaucoup pour la cause de la complexité (je devrais dire du réel). Rien à voir par exemple avec le très décevant roman de T. Viel La fille qu’on appelle, qui pour le coup était passé à côté de ce qui rend le sujet passionnant, et important, ne disait rien, aurait mieux fait de se taire. (1)

Justement. Bégaudeau, dans son roman, ouvre une brèche vers ce qui se tait ou qu’on ne saurait voir pour le moment. Sans parler du véritable filon que tentent d’exploiter, à coup de chantage, un autre personnage féminin et son homme, le « neveu de Rameau » (cette référence m’a émue aux larmes, lorsque je l’ai comprise, en s’ajoutant à d’autres qui comme elle font signe. On est parfois rendu bien tendre et bien bête à chérir ainsi la littérature et tout particulièrement Diderot).

Mais je le crois, pour raconter ce qu’il en est vraiment c’est une femme qu’il faudra ; pour décrire ces noeuds inextricables de pulsions, de fantasmes, de dégoût et d’intêrets changeants que la parole publique voudrait absolument ramasser en un mot unique, définitif. Sur le sujet du (non-)consentement, les hommes sont coincés (pour le moment). Quoi qu’ils disent aujourd’hui ils auront tort. Seule une femme pourra le faire de fond en comble et cette femme tiens ce sera moi.

L’autre point me concerne de manière plus immédiate encore. C’est cette capacité de l’auteur à faire couler le texte. À lui donner une unité du début à la fin au point de pouvoir se passer (le passer) de tout découpage. On ne trouve dans Ma cruauté nulle partie ni chapitrage. Les scènes et les situations d’énonciation se succèdent sans qu’aucune couture n’apparaisse. Or c’est sur cette très exacte difficulté que, de mon côté, je bute en ce moment. Le patchwork que j’ai créé ces dernières semaines ne convient pas. Par comparaison ce qu’accomplit Bégaudeau suscite mon admiration autant que ma curiosité.

« J’y suis. La discussion multilatérale du soir est déjà longue des centaines de posts, parfois brefs et exclamatifs, parfois argumentés, parfois limités à un rang d’émoticônes, parfois dans le sujet, parfois hors-sujet, le hors-sujet devient le sujet, il n’y a pas de digression, tout digresse, on glisse, on ne cesse de glisser, je me laisse glisser, je suis le glissement même. » (p. 122)

Au passage, on pressent dans cet extrait comment art du glissement et manipulation des signes sont liés. De mon côté j’ai bien repéré ici ou là comment l’on passe d’une scène à l’autre, au détour d’une phrase, à la fin d’un paragraphe ou au début du suivant. Mais globalement l’auteur parvient à créer de la continuité en douce, là même où on attendrait classiquement de la séparation. Un peu comme lorsqu’on rentre une paire de chaussettes dans une seule pour les ranger. Ou au contraire qu’on les fait sortir de la boule où elles étaient auto-coincées. Tout ça a l’air un peu magique.

Je reprendrai le texte (le fil) pour identifier plus précisément les procédés utilisés, mais l’idée n’est pas de faire la même chose. Je ne suis plus obsédée autant qu’avant par la question de l’unité. Et j’ai déjà largement essayé de la rendre dans certains de mes textes précédents, avec d’autres moyens. Le soubassement mystique – car c’est de cela qu’il s’agit, s’agissait – à l’origine de mes précédentes tentatives s’est dissout. Je le constate aujourd’hui, la croyance en l’unité fondamentale de la vie et de ses variations (le désir d’elle ?) ne m’habite plus. Bégaudeau, au contraire, en parle dans le roman autant qu’il la met en forme. On lui accordera le point pour sa cohérence.

Pour autant, on peut considérer la pause comme faisant partie intégrante du processus de vie. Si écrire, c’est créer de la vie ou du moins son battement ou du moins son illusion, entre deux coups il faut se taire. Pour faire résonner une cadence le silence est nécessaire. Peut-être faut-il même parfois plus encore que cela : il faut briser.

Peu importent en réalité ces différences toutes personnelles d’appréciation. L’effet d’écoulement continu propre à ce roman-ci reste une véritable prouesse. Pour le lecteur, l’expérience est précieuse. Elle joue un rôle primordial car davantage encore que la volonté de savoir, le désir de connaître le fin mot du récit, je pense que c’est elle qui pousse véritablement à poursuivre la lecture. Elle exerce ainsi une pression quasi physique qu’on aurait tort de négliger. Sans lieu pour s’arrêter, le corps engagé dans l’intrigue doit aller au bout de son élucidation. À mon sens, la grande originalité de l’écriture dans Ma cruauté, sa force se trouvent ici. C’est une évidence, il y aura beaucoup à apprendre des techniques bégaldiennes.

(1) Pour un avis plus complet sur l’oeuvre de Tanguy Viel, se reporter à cet billet-ci et à celui-là.

158

Mercredi 2 mars

1) Le billet d’hier m’amène à me demander à quoi sert l’ironie, puisqu’elle n’est jamais aussi pertinente que quand elle évite de s’inscrire dans un propos.

Étrangement je n’ai pas de réponse. Peut-être que je pose mal la question.

2) Sans transition ni ironie aucune, remarque après avoir fait un tour à la ville à quel point l’acide hyaluronique est en train de devenir un marqueur de la classe moyenne supérieure. En effacant les rides il met au jour une appartenance. Et c’est directement sur le visage de nombreuses femmes (quelques hommes), quarantenaires un peu plus, indépendantes financièrement, que l’on peut voir l’instinct grégaire tourner à plein régime.

3) Viens de lire un extrait de tribune d’Aurélie Filipetti dans Le monde (la totalité est réservée aux abonnés). Ça m’a semblé bon. En quelques lignes j’ai découvert une manière de penser assez singulière. Notamment :

– « Parfois la vie se recroqueville dans l’obscurité quand la mort parade au soleil. »

– La façon de lier les espaces pour créer une scène :

« Des hommes qui passent au-dehors, des soldats banals, comme les soldats de toutes les guerres qui défilent dans une ville conquise, en file indienne, derrière des blindés, armes au poing, et le dernier de la colonne qui surveille les abords, aux aguets.

Les abords, c’est-à-dire cet homme qui filme. »

– Enfin : « L’homme qui filme ne fait encore aucun bruit, il n’existe pas, la caméra mime la neutralité. »

J’aurais aimé lire la suite.

157 – sortie

Mardi 1er mars

Lu Une sortie honorable d’Éric Vuillard avec plaisir, tout d’abord parce que c’est le premier roman que j’arrive à lire depuis des semaines, pour ne pas dire des mois. C’est toujours un immense soulagement de réussir à finir un texte quand on commençait sérieusement à croire que ce ne serait plus possible, ever, que l’envie ne viendrait plus ni aucune capacité de concentration. Ce récit s’est même avéré plus facile d’accès que ce à quoi je m’attendais. Plus court, d’abord (199 pages d’un petit format) et donc rapide à lire, d’une langue assez simple et fluide. À vrai dire sur ce point, j’ai presque été déçue tant je m’attendais, au vu des quelques critiques dont j’avais eu connaissance, à un livre austère : je m’apprêtais à ouvrir un livre austère, écrit dans une langue austère et méticuleuse, un peu froide, distante de son objet ; un livre en d’autres termes écrit dans la langue de l’époque où son histoire se passe. Un livre très IVème république. Pour aller au bout je dirais que j’avais des attentes un peu réac. Je me faisais une joie après cette longue abstinence de me heurter à une écriture gracquienne, ou yourcenarienne, voire malraldienne, enfin ce genre-là, devenu rare parce qu’avec toujours quelque chose de légèrement hostile au lecteur (la littérature contemporaine sauf inévitables exceptions est plus arrangeante).

Or, précisément, c’est un autre livre que j’ai trouvé, un livre de notre temps ; bien documenté, mais à l’ironie parfois trop appuyée. C’est que son auteur semblait pris entre deux désirs contradictoires : celui de faire de bons mots, de se montrer capable de distanciation et d’esprit / celui de ne pas passer auprès du lecteur pour un écrivain cynique. Vuillard évoque à plusieurs reprises le racisme de ses personnages, mais craint à chaque fois qu’on le croie comme eux ; il choisit de s’intéresser exclusivement à des hommes politiques français quasiment oubliés, tous notables établis et hommes de pouvoir protégés (ce qui est à mon sens la véritable audace du texte) pour nous assurer, à la fin du roman, chiffres des morts à l’appui, de sa condamnation de la guerre d’Indochine. Les décideurs sont gros et fats, ils spéculent sur des cadavres, pleurent avec indécence sur leur carrière ruinée quand d’autres, au fond de la jungle asiatique, perdent la vie… Et alors, au milieu de ces affirmations sans aucun doute clairvoyantes (ce point n’est pas à remettre en question) mais présentées d’une façon tout de même bien manichéenne, pointe de temps à autre chez l’auteur comme une tentation : un désir, donc, d’ironie. Dans un tel contexte, cette posture soudaine ne peut que glisser dans le sens déjà impulsé, totalement explicite, que je viens de résumer. Dans ces conditions il n’est pas possible pour Vuillard de rester sur la crète comme l’aurait fait par exemple un Flaubert. Que pensait ce dernier d’Emma, de Frédéric, de Félicité ? Probablement tout ce qu’on en perçoit à la lecture (peine, mépris, curiosité, dégoût, empathie, pitié) ; et en réalité il est inutile de vouloir trancher : c’est dans la dissection totale, sans limite, que permet le véritable traitement ironique, à la fois dans cette suspension et cet écartèlement du réel que réside sa puissance. C’est ainsi qu’il est juste. Or dans Une sortie honorable, l’ironie prend parti. Tout au long du récit, coincée entre la peur du malentendu et la démonstration comme dans un casse-noix, elle se coupe de possibles visions. Elle perd en lucidité.

Malgré la saveur de certains portraits et l’inventivité introspective qui s’y déploie (l’auteur imagine les pensées et sensations de ces hommes qui ont fait l’Histoire), toute ambiguïté est presque systématiquement évacuée. On peut le regretter. Pour autant, il faut souligner la grande beauté de certains passages, où la langue employée et les images convoquées méritent de rester en mémoire. En voici le relevé :

p. 42 : Il n’y a sans doute plus beaucoup d’Edouard Herriot dans cette grande carcasse, il y a le cacique, le sachem des bords du Rhône. Le reste est mort.

[…] à midi, dans le brouhaha qui monte, Herriot n’est soudain plus qu’un vieux monsieur fatigué, il flotte dans le néant. Mais la bête continue de vivre et de s’alimenter. Elle sait que lorsqu’elle entre dans une pièce, la foule se lève. Elle sait que les jeunes bêtes, qui attendent qu’elle meure, tournent autour d’elle en silence, mais que lorsqu’elle a fini de parler, qu’elle pousse un petit rot, tout le monde se lève de nouveau et applaudit. Elle sait que des rues porteront son nom. Elle sait qu’on fera son éloge funèbre. Elle sait que les applaudissements, les bonjours compassés, les ronds de jambe, c’est son éloge funèbre qui a commencé. 

p. 46 : les discours se replient les uns sur les autres comme les sentiers d’un labyrinthe ; il n’en reste rien. 

p. 83 : De Lattre avance dans le désert du langage, là, entre le sable des mots et le vent du sens. Il est tombé dans une sorte de tempête sourde. Pas un bruit. Mais où sont donc les petits mots que Cabot Lodge lui a appris, laborieusement appris, et qu’il lui a fait répéter une dernière fois, devant les toilettes, tout à l’heure ?

p. 89 : On étale la vie privée, et puis on la remballe comme un morceau de fromage

De Lattre s’enfonce dans la langue anglaise comme dans la forêt tropicale. 

A ce moment, la porte bâille, on aperçoit le racisme ordinaire de l’armée. 

p. 103 : plusieurs crânes chauves firent une couronne autour d’une petite carte. 

p. 102 : L’Indochine est à présent un simple fond de carte, il en a repéré et localisé les fleuves, les montagnes, les immenses forêts. L’Indochine se tient là, toute seule dans la nuit, au carreau. 

p. 105 : Le commandant en chef épingla d’abord des décorations sur tous les torses disponibles. 

p. 107 : Ainsi dérivent les hommes vers de gigantesques désastres.

p. 110 (génial !) : on vit tomber du ciel des poignées de corolles, petits cercles de toiles bleues, méduses légères, voletant au-dessus de la luxuriante vallée. Les paysans regardèrent tomber les pétales d’oeillets, quelque mille huit cents pétales, avec deux batteries d’artillerie aéroportées et deux compagnies de mortier lourd.

p. 114 : À présent, le voici dans son abri tapissé de nattes et de sacs de terre, devant son climatiseur, à froisser des papiers imbéciles, à mâchouiller des crayons. Il regarde le monde à travers une moustiquaire.

p. 124 : Il paraît que le Viêt-minh va attaquer. On le craint, on le désire. Par moments, on l’oublie.

Le narrateur convoque un flash-back de Lumumba enfant pour deviner « le monde dont [Dulles] rêvait et qu’il tentait d’atteindre par une forêt d’intrigues. » p. 140-141

Les p. 172-173… :

… trouvent un écho p. 178 :

156 – implantation

Lundi 21 février

Des amis me montrent des photos de famille retrouvées dans le fond d’un tiroir et récupérées in extremis avant que les parents ne les jettent pour de bon. Les tailles des photographies varient, leur qualité aussi. Beaucoup de ceux que l’on voit poser sagement restent sans nom. Parfois un vêtement, ou avec un peu de chance une écriture au dos permet de dater la scène. Toutes sont antérieures à 1930. Nous les faisons passer d’une main à l’autre tout en discutant, en nous interrogeant. Et parmi ce tas rescapé et les dizaines de visages je pense reconnaître la même femme à des âges différents. Elle a 16, 50, 70 ans environ, puis elle gît sur son lit de morte. Pommettes, sourcils, forme du visage, implantation des cheveux. Nul ne peut affirmer bien sûr que les quatre photos montrent une seule et même personne. Mais la reconstitution nous semble plausible.

« Sur son lit de morte ». Dans The others, l’héroïne Grace jouée par Nicole Kidman découvre dans un cagibi un livre des morts. Elle apprend qu’on avait autrefois pour coutume de photographier les morts afin de garder leur esprit près de soi. En ouvrant l’album de photographies elle s’écrit, horrifiée, qu’une telle pratique était « macabre ». Le fait aussitôt jeter au feu.

Maintenant que j’ai pu constater que cette coutume était vraie et non une invention du scénariste, je peux dire au contraire que de telles photos constituent un très puissant hommage. Ce qui transparaît à leur vue, c’est avant tout la fascination muette de celui qui a fait le cliché. Un désir de ne pas laisser disparaître tout-à-fait cette présence familière. Au point de me faire regretter sincèrement qu’on n’agisse plus ainsi. Je regrette qu’en 2022 on fasse s’évanouir si vite les morts de notre regard. Avec leurs yeux enfoncés dans leur orbite, leur bouche cousue pour ne pas laisser la mâchoire s’affaisser sur la gorge et la tranquillité insensée de leurs traits, reconnaissables quelques heures encore sous l’épais maquillage et pour quelques heures seulement, ces morts ont quelque chose à nous dire.

Comment expliquer sinon que chacun d’entre nous y soit revenu, hier, à cette femme, cent ans après que fût prise l’image de son cadavre ? Comment expliquer qu’elle se soit ainsi invitée dans notre conversation pendant de si longues minutes ? Nous avons tous été émus, du moins touchés par ce reste de vie échappé du silence. Comme une trouée dans l’oubli.

155 – bilan 1

Vendredi 18 février

L’immense avantage qu’il y a à écrire d’après un plan est qu’on n’est pas obligé d’avancer dans l’ordre du texte (on peut sauter un passage qu’on n’a pas envie de traiter tout de suite, revenir en arrière, etc).

Cela permet aussi de rester dans un rapport distancié, plus froid au labeur. C’était là ma motivation première pour le roman encore en chantier : je voulais aborder l’écriture comme un artisanat et non plus comme un moment à part où l’on entre dans une sorte d’état de transe. Cet état dans lequel j’ai parfois pu me mettre par le passé, je le précise, n’etait pas le produit d’une croyance ni d’une posture. Il était avant tout lié à des contraintes temporelles : ayant un emploi à temps plein, je me donnais trois-quatre mois pour écrire un texte. Trois mois à ne penser qu’à cela en dehors des heures de cours. Faire davantage aurait été tout simplement impossible, ou pour le moins déraisonnable. Ces données matérielles en général sont tues. Il faut au contraire les évoquer. On n’écrit pas avec de l’air. Il faut du temps et de l’énergie.

Cette fois cependant il s’agissait de tenter autre chose ; d’essayer un modus operandi plus paisible. C’est à dire travailler selon l’envie, le temps et la disposition d’esprit. Moins immersive, plus fluctuante, cette écriture nécessitait un plan pour ne pas perdre le fil de la narration.

Bien qu’infiniment plus satisfaisante – hors de question dorénavant de sacrifier une once d’équilibre physique, social et cérébral pour l’amour de l’art ! -, cette pratique nouvelle présente toutefois un inconvénient de taille : à la relecture, l’ensemble manque d’unité. On dirait que des morceaux de tissus différents ont été découpés et grossièrement cousus les uns aux autres (c’est bien cela qui a été fait. On ne parle pas de texte, de textile sans raison).

Il faudra désormais reprendre tout cela, phrase par phrase ; probablement aussi revoir la mise en page (je n’ai pas depuis hier des réminiscences de Zone totalement par hasard). Puis le passer au fer pour effacer les plis.

153 – incidence

Mercredi 16 février

(suite de perron) :

Au point d’y prendre goût et je recommençai. Plusieurs semaines d’affilée. M’appuyai sur l’heure que j’avais établie de son retour du travail pour deviner le reste, pour tirer le fil de ses allers et venues, tenter d’autres horaires et d’autres jours, essayer d’autres formules, et ainsi peu à peu tisser la toile de ses habitudes jusqu’à le cueillir parfois au petit matin, en soirée plus tard mais le week-end, le suivre de loin le plus souvent et rester derrière lui, plus rarement me risquer à le croiser sur le trottoir, et alors, laisser une seconde mon regard dans le sien ou bien garder le nez dans mon col de manteau, sur mon téléphone, puis au moment de l’approche me mettre à lorgner le bord de son épaule comme s’il était translucide. Nous aurions parfaitement pu être voisins de quartier. S’il m’avait repéré c’était la seule explication. Le jour où j’aurais le courage de faire la file avec lui dans sa boulangerie habituelle je me promis que je le saluerais. Je n’en eus pas besoin. Les circonstances trouvèrent d’elles-mêmes une solution à ma curiosité croissante, mon envie de savoir quoi au juste ça je l’ignore encore mais savoir davantage. Une incidence, plus exactement, tout en faisant grandir ma curiosité me fournit le moyen de l’assouvir. À moins que ma patience seule payât. Ma patience mon audace. Ma patience, mon audace ou mon désœuvrement. Je fus donc récompensé de mon ennui. Emporté par le flux du hasard et des nécessités une occasion m’échut de rencontrer cet homme. Je m’étais réfugié dans le Mac Do qui faisait l’angle en face par un jeudi matin et frais. Sirotais un café allongé dans un gobelet en carton. Il sortit. N’avait plus de laisse mais tirait gentiment derrière lui plus qu’il ne le tenait un petit garçon et plus précisément le petit garçon à la dame en talons. Ainsi supposai-je les trois plus le chien s’étaient-ils constitués en foyer. Un ménage encore assez récent : moins de deux ans. Il avait pris en charge cet enfant. Allait le déposer à l’école. Je les suivis. Vis où l’enfant apprenait. Où Fossaert bifurquait ensuite, et bifurquerait toujours le matin, s’avéra-t-il, une fois seul, à savoir quatre jours ouvrables par semaine plus le dimanche de 7h45 à 10h15 douche comprise : FitnesStrong, salle de sport et de musculation, surface 600 m2, deux étages un sous-sol, capacité de cent quarante-six personnes, située à sept cents mètres de l’établissement scolaire et que le lieu de vie distançait d’un kilomètre deux cents, de même qu’il distançait de cinquante mètres la boulangerie habituelle et le marché idem bien que tous deux en sens opposés, de trois cent cinquante l’arrêt de tramway qui menait au travail moyennant un changement porte de Ninove, de deux kilomètres cent la grande aire de jeu du dimanche après-midi mais de vingt mètres à peine le petit parc en face, avec son mini toboggan rouge, ses deux balançoires, sa pelouse écorchée sous les glissades, son araignée en cordes.

Deux séances hebdomadaires, il n’en fallait pas moins. Le mardi le jeudi. Impossible le dimanche : j’étais au lit avec Élodie. En semaine, si on m’attendait au bureau je décalais, adaptais mes horaires d’entraînement de façon à pouvoir le retrouver plus tard. Somme toute comme du temps de la filature. Avec cette fois des contraintes plus régulières. Me cantonner à la salle serait même plus pratique. Après tout. Je pris un abonnement de trois mois. Il n’en fallut pas plus.