Sans doute faudrait-il parler avant tout autre chose des veines. Juste après l’activité physique elles se gonflent pendant quelques dizaines de minutes. Régulier, l’exercice les figera dans cette posture, artificiellement grossies, rigides et, dirait-on, fières de s’exhiber ainsi à la surface des zones planes du corps. Elles y apparaissent, bandées comme les muscles, gorgées d’oxygène et de sang. Parfois semblant si résolues à s’extirper de leur carcan qu’à les voir, on les croirait prêtes à exploser de frénésie ou de rage. Je pourrais parler de routes et de sentiers pour les décrire. M’attarder sur ces rivières mauves qui traversent de part en part le dos des mains dans un joyeux bazar. Des dessins dignes des tatouages les plus délicats que leurs contours soulignent ; des messages indéchiffrables qu’elles tracent à notre insu. Bobards. Les veines tirent la peau à mort. Ce faisant l’enlaidissent. Elles vieillissent l’apparence partout où elles se manifestent. Les veines font plus qu’ôter toute douceur – féminine – au corps. Elles laissent entrevoir une sorte de maladie que l’on ne veut pas voir. La dégénérescence prématurée. Surtout, elles ramènent irrémédiablement aux contes de notre enfance, où la sorcière tendait de sa paume la pomme empoisonnée à l’innocente Blanche-Neige. La jeune fille endormie porte les mains pures, offertes, croisées sur le bas-ventre. Elle présente à son prince un cou immaculé. La sorcière, elle, a des doigts crochus mangés par l’arthrose et ses veines apparentes s’affolent de frustration sous un menton en galoche. Quant aux veines du sportif, elles sont, il faut l’avouer, un peu pénibles à voir.
La semaine dernière, en classe, je distribue des feuilles puis m’arrête en chemin près d’une table en îlot pour donner quelque consigne à l’ensemble du groupe. Machinalement je me dresse pour que la voix porte mieux. Soudain, au milieu d’une phrase me saisit une sensation étrange, inédite. Une gène mais minuscule, située à un endroit infime du corps que je n’arrive pas à déterminer. Par réflexe je baisse le regard, le jette presque devant moi, qui tombe sur ma main gauche – celle qui restait suspendue en l’air à tenir le paquet tandis que je parlais. Une élève près de moi est en train de toucher du doigt l’une de mes veines, sans doute exacerbée par la crispation de ma main sur les feuilles. Elle garde le bras levé. Du bout de l’index déplace la veine de droite à gauche, appuie légèrement dessus. La jeune fille, qui d’habitude prend soin de se tenir quoi qu’il arrive dans la posture de l’adolescente un brin revêche, a sept ans tout à coup. Elle tâte l’épiderme avec curiosité. Arbore un sourire sincère, amusé. Madame, vos veines… Je lui rends un rictus tout en grommelant vaguement. Puis m’éloigne.
Quelques mois plus tôt, une autre élève, rondelette, me déclarait à chaque cours sa fascination pour mes mains. Tandis qu’elle se perd dans son obsession adolescente, je vois parfaitement la cause et la nature d’une telle admiration. Peut-être plus tard sera-t-elle athlétique. Je lui souhaite (sans lui dire). Je reconnais ce désir de jeune fille. Mais je sais aussi quelle solitude s’exprime avec ces mots-là. Quel rapport distordu au corps, quel paquet de détestation et de désarroi ils traînent derrière eux. Je n’ignore pas non plus qu’en parlant pour elle seule, l’élève dit en réalité tout l’inverse de ce que pense le reste de la classe. Sa parole cache mal le silence retentissant de ses camarades. Les veines restent pour la majorité des gens un peu pénibles à voir. C’est bien normal. Qu’importe. Elles sont fières de se tenir là, le long de ma peau Je n’en peux mais.
Je découvre avec Un long silence interrompu par le cri d’un griffon son auteur Pierre Senges, ancien musicien professionnel passé du côté de la longue tradition des écrivains de l’impasse, ceux qui font des livres pour clamer à longueur de page qu’écrire relève d’une impossibilité fondamentale. Notamment de dire la chose. Aussi précis serait-il, aucun mot ne pourra remplacer le réel qu’il décrit, ou voudrait reconstituer (sur ce sujet, voir par exemple la première citation en fin de billet). Ceux surtout pour qui le récit n’est pas la finalité du roman, et préfèrent aller voir ailleurs, par d’autres structures et lignes d’écriture.
Ces auteurs-là, fort heureusement, sont doués le plus souvent d’un grand humour, et semblent s’amuser du piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes en se lançant dans cette entreprise, somme toute assez inexplicable, qui consiste à saboter ce qui pourtant se tissait sous leurs doigts. Je fais débuter cette étrange lignée d’auteurs avec Laurence Sterne (1713-1768), que j’ai déjà cité à plusieurs reprises dans ce blog, puisque de tous c’est mon préféré, celui qui a su tout inventer ou quasi, dans son inénarrable Tristram Shandy : histoire patinant et pour cause (il n’y en a pas), intrigue qui s’effiloche au bout de quelques pages, répétition des situations tournant au bégaiement, enchevêtrement de narrations drôlatiques jusqu’à former de bons gros nœuds impossibles à défaire, bizarreries typographiques, pagination facétieuse…
De ce point de vue, Pierre Senges, arrivé en bout de file, semblerait presque sage. Son roman « se limite » à publier une encyclopédie posthume consacrée au silence écrite par un auteur russe imaginaire, qui ne fit rien d’autre au cours de son existence que parler, mais parler bien, de tout, de rien, en grand orateur capable d’hypnotiser son auditoire avant l’arrivée au pouvoir des rouges et l’instauration de leur régime autoritaire, sous lequel il dût se résoudre à se taire.
La première partie raconte ces circonstances ; la deuxième est composée du livre sur le silence de Pavel Pletika, fragmenté en dizaines d’entrées lexicales qui se renvoient parfois les unes aux autres non sans malice. Toutes, donc, ont le silence pour sujet. On voit le paradoxe, l’idée-impasse qui a présidé à la rédaction de ce texte. On voit aussi la fascination de l’auteur pour le jeu, la pirouette même, poussée ici jusqu’à une sorte de paroxysme, dans la structure globale et volontairement déceptive du roman (l’histoire de Pletika n’aboutit pas et laisse place au silence de l’encyclopédie du silence) ; mais également dans ses détails (par son sujet même l’encyclopédie ne parle de « rien » ou pas grand-chose, et ses articles internes pour la plupart tournent court). On le saisit assez vite, avec ce livre on n’ira nulle part. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir aller dans une direction précise ? L’écriture, à elle seule, devrait suffire.
Et du point de vue du style, justement, Pierre Senges s’avère un expert redoutable. Il crée tout au long de son texte des images d’une force et d’une beauté singulières. Au point où en première partie, la multiplication de ces images, cette surenchère d’intelligence et de sensibilité me coupaient le souffle. Je devais alors m’arrêter quelques instants, prise soudain dans cette contemplation un peu douloureuse, un peu oppressante propre à l’émotion esthétique (le même piège s’étant cette fois refermé sur le lecteur). Avant de reprendre. C’est suffisamment rare pour être dit. On ne peut être que reconnaissant à un écrivain de pouvoir produire cela, par la seule juxtaposition de quelques mots jetés dans la phrase. Et cela, même si, il faut aussi le reconnaître, la deuxième partie du roman s’est avérée de ce point de vue moins intense.
Mais au-delà de cette extraordinaire faculté de former des images puissantes, je voudrais insister sur le procédé même d’écriture de Senges, original s’il en est puisqu’il prend littéralement le cliché pour matière. Non pas tant pour le détourner ou le moquer que pour le renouveler ou plutôt lui donner un souffle nouveau, inattendu, comique et/ou poétique. Il le prend pour matière, matière solide, compacte et fiable, comme on saute à pieds joints et s’appuie sur la terre ferme pour mieux s’élever. Je parle de cliché mais c’est en réalité le vaste ensemble des références communes, des objets culturels autant que linguistiques, les motifs littéraires et les représentations collectives qui compose cette substance d’écriture. La partie consacrée au livre sur le silence, d’ailleurs, en atteste. Elle ne fait finalement que cela : reprendre ces fragments de culture commune, le plus souvent littéraire mais aussi musicale, historique ou religieuse, pour les prolonger. C’est ainsi, par simple ajout sur du déjà-là, que l’auteur parvient à imprégner sa pâte (imprimer sa patte ?).
Par exemple ce passage p. 44-45 – génial, mais je dois arrêter d’employer des superlatifs qui ne seront d’aucun secours à la compréhension :
Quand il revient chez lui, Pavel Pletika ne retrouve ni la voix de soprano, ni les longs bras, ni la fausse mélancolie, ni les projets montés à l’instant abandonnés dans la minute, ni la maladresse d’amoureuse étranglant son amoureux chaque fois qu’elle espère dénouer sa cravate. Il retrouve quelques paires de souliers, aucune note, une valise ouverte abandonnée sur place, l’empreinte d’un ongle dans le bois de la porte de la chambre, comme si quelqu’un avait voulu y dessiner une initiale ; rien d’autre, sauf le gramophone, parce qu’il se tenait enfoui sous une pile de vieilles couvertures et cachait là, presque honteux, son pavillon en forme de fleur de liseron – si enthousiaste, si résolument tourné vers l’avenir.
Je ne m’attarde pas sur le traitement du gramophone (personnifié) et la toute dernière expression teintée d’ironie qui constitue, pour moi, un sommet stylistique. C’est plutôt sur le début du passage que je veux insister. On a là un premier cliché. Plus exactement, un topos. Le héros rentre chez lui, sa femme est morte, il se retrouve seul dans leur appartement commun avec les affaires de celle-ci désormais inutiles et matérialisant le passé révolu. Des objets banals rappellent, chaque fois que le héros pose les yeux dessus, la disparition de l’être aimé. Soit. Mais c’est à partir de cette situation plutôt classique, et surtout racontée mille fois, que l’auteur invente quelque chose d’inédit.
Voilà la trouvaille : bras, tessiture, maladresse, désirs, la femme est elle-même objectivée, appréhendée par fragments. Alors sa valise, toujours là, comme n’importe laquelle de ses affaires personnelles, résonne soudain – ou, telle la voix, se réfléchit – dans une partie du corps, une attitude, autrement dit ce qui est véritablement censé composer un « sujet ». Ce n’est donc plus seulement l’objet possédé par la disparue qui est chargé d’aura, mais un détail de la personne qui se métamorphose en relique, invisible. Et cette transformation n’est possible que parce que l’approche éculée – le stéréotype de l’objet souvenir – est convoquée. Celui-ci n’est pas sous-entendu ni à peine effleuré, non : il est bien là, écrit noir sur blanc, tel un passage obligé, tellement obligé qu’en réalité n’importe quel écrivain à la place de Pierre Senges s’en serait probablement passé.
Ces allers-retours, ces résonances mutuelles entre sujet et objet décuplent le sentiment de perte. Et plus tard le texte, chargé de ces affects nouveaux, comme colorisés, soudain ragaillardis par le rappel de la femme fragments, pourra alors se contenter de nommer une autre fois les objets souvenirs : Ce soir-là, il hésite longtemps : entre passer cette première nuit dans la valise ouverte, ou contre l’empreinte de l’ongle, ou le visage enfoui dans le pavillon en forme de fleur, confondant d’innocence.
Déchirant. Je m’arrête ici. Cependant, pour prolonger le jeu – car je crois bien que c’est dans cette manière de faire gonfler le pétrin collectif et d’en libérer les propriétés que le goût de l’auteur pour une littérature ludique s’exprime le mieux, le plus singulièrement -, on pourra tenter de lire tout le texte sous un tel prisme. Bon amusement.
Quels extraits plaisants voire davantage :
p. 34 et 35
p. 22 : même si le mot « considérer » est encore trop précis pour ce qui est seulement une arrière-pensée vague, disons l’arriere-fond de sa pensée en cours.
p. 25 : Moscou après Octobre puis tout au long des années suivantes se retrouve comme l’insomniaque pour qui dormir est devenu une énigme – l’énigme de la mort confondue avec l’énigme du bonheur ou, au moins, de la sérénité-, et la (« la » ! Le narrateur parle de Moscou) voilà donc en train de s’agiter, boire un verre d’eau, ouvrir et fermer les volets […]
p. 38 : se demandant alors comment les voix s’inversent une fois réfléchies dans un miroir.
p. 41 : en échange d’un laconisme institutionnel, un laconisme de paroi infranchissable.
p. 42 : Pletika est d’ores et déjà passé par-dessus Blok pour rejoindre dre une brume de souvenirs, il a l’air aussi de ressasser une idée précise, et ça ressemble au geste de retirer la peau d’une noisette fraîche.
p. 50 : les purges mêmes auront quelque-chose d’exaltant, le revers de l’exalté mais l’exalté quand même, propice à ce lyrisme qui fait les hymnes.
p. 52 : Pletika a dû se réveiller au ras du sol – s’y prendre plusieurs fois, à son âge, pour s’arracher à ce qui ressemblait à sa tombe, en plus douillet.
p. 56-57 : en guise de bonté sa négligence
/ remplacer, en cas d’échec, son obsession par la désinvolture.
p. 63 : et le concierge lui demande les raisons de sa présence – s’il parle de sa présence au monde, alors la question est coriace.
Puis : La dissimulation est un désir simple mais une manœuvre complexe.
p. 98 : en l’absence de l’empereur, ceux qui tiennent à l’évoquer font un geste de salut muet, appelé périphrase gestuelle.
p. 103 : Elle termine son existence de personnage de papier par la fenêtre, où pour mieux dire au sol ; elle y dessine une forme presque abstraite, des teintes grenat de plus en plus sombres sur un fond gris tourterelle.
p. 135 : Faute de mieux, les comédiens jouent à la muette, ils réinventent le mime, les pièces à écriteaux, et se contentent d’écrire des répliques cinglantes sur des panneaux de bois lisibles d’assez loin – en règle générale, se taire implique d’avoir le corps souple.
Il faudrait trouver les mots, les expressions, les images capables de raconter ce moment très singulier où survient un surcroît d’énergie au coeur de la fatigue. C’est vraiment compliqué à dire, ce coup de vie qui nous claque dessus. L’exercice physique est difficile, il fait mal, essort, on se croit au bord de céder (de rompre) et soudain sans prévenir, pour une raison qui échappe et n’a rien à voir avec la volonté, ou plutôt si, mais la volonté du corps, la volonté des tripes, on se met à aller plus vite – peut-être pas plus vite qu’au commencement de l’exercice, mais l’accélération, elle, est palpable et supérieure à tout autre. Comme si une main par devers soi avait jeté une grosse pelletée de charbon dans la gueule de la locomotive.
C’est encore plus étonnant quand la chose arrive au milieu du groupe. Parce qu’elle se produit tandis qu’on voit – sent – que tout autour est en train de ralentir. Chacun accuse le coup. Le contraste n’en est que plus saisissant – grisant. Je ne sais pas ce que c’est que cette puissance soudaine. Ce regain. D’où il vient, ce qui le déclenche, pourquoi cette fois-ci et pas toujours. Mais bon sang. Quel plaisir. Quel sentiment d’invulnérabilité au creux même de l’épuisement. Surtout : quelle récompense.
Car c’est là l’autre aspect – celui qui m’obsède désormais, non : me tient attentive. C’est le fait que j’aie trouvé, enfin, dans le sport, un lieu où le mérite existe. Où il est immédiat et permanent. Sans ambiguïté. Plus insolite encore : où la douleur autant que le bien-être sont des signes de réussite. Avant-hier, j’enchaîne les fentes, un haltère de 12 kilos à chaque main, alternées avec des séries de course à main libre, le tout pendant 12 minutes (c’est le « finisher » d’un cours de 45 minutes). Pendant le temps de course, un sentiment de très grande légèreté, inouïe, presque anormale, née du contraste avec le port des poids me pousse à sprinter. « Me pousse », c’est-à-dire que JE NE PEUX PAS NE PAS LE FAIRE. La nausée augmente un peu plus à chaque aller-retour. Je continue. Pelletée. Pelletée. Pelletée de charbon dans la gueule. Au sortir de la salle mes mains se referment avec peine (sur le parking, j’ai du mal à tenir le volant). Le lendemain, l’arrière des cuisses est plombé. Les poignets sont enflés, littéralement. Peu importe. Joie joie et rejoie.
Tout cela est réellement une satisfaction. Rien à voir avec l’activité intellectuelle, l’écriture. Lorsqu’on rédige, on espère des lecteurs. Mais les lecteurs ne perçoivent que rarement la somme de travail. Ils sont prompts aussi à critiquer. L’écriture, la critique : c’est le concours d’intelligence. C’est le débat télévisé. Seul, on ne sait même pas si on va dans le bon sens. Si on fait mieux qu’avant. Il n’y a rien à tirer de l’écriture ou si peu. Compris pas compris. Publié, pas publié. Reconnu, conspué. Critiqué adulé (mais chaque fois pour de mauvaises raisons). Médiatisé, ignoré. Le sport, lui, paie tout de suite. Il fonctionne au mérite. Je ne parle pas de la compétition, qui introduit d’autres doutes, d’autres injustices, mais bien de la pratique individuelle. Tu fais tes exercices régulièrement ? Tu y vas à fond ? Alors tu progresseras et le sentiras à chaque entraînement. Tu portes plus lourd que la veille ? Tu auras des courbatures le lendemain (et le jour suivant plus encore). Il y a des règles, les lois sont simples, des causes et des conséquences.
La question n’est pas de savoir si l’effort est agréable. Il est récompensé, et cela fait tout. Moi qui ai longtemps cru que la suite de l’école serait du même ordre – travailler avec sérieux m’ouvrirait automatiquement des portes. Depuis j’ai vécu. L’université ? Copinage. L’édition ? Copinage. La politique ? Allez vous faire foutre. J’ai vécu et j’ai fui, toujours. Le sport ? Effort -, je retrouve aujourd’hui des sensations d’enfant. Aussi inattendu que cela paraisse, ce sont mes sensations de bonne élève. D’intello. J’ai à nouveau des repères. Tout cela a du sens, m’en donne, et je déchire.
Look mum no computer trafique de vieilles machines dont plus personne ne veut pour faire de la musique (et parfois de la lumière). Ça donne ce genre de choses :
Je signale un billet de blog dans le club Mediapart qui reprend avec intelligence et mesure Beaufs et barbares, le pari du nous, le dernier essai d’Houria Bouteldja. Il en pointe bien la réussite – en première partie une réussite réelle, et qu’il ne faut surtout pas minimiser puisqu’elle est le résultat d’une passionnante approche, décoloniale et systémique de l’histoire par l’autrice -, ainsi que certains écueils propres à la deuxième partie. Ce n’est pas souvent qu’on trouve dans les mots des autres l’exacte expression de ses propres pensées mais c’est toujours une expérience étonnante. Je précise que je ne connais rien de l’auteur de ce billet. Je veux aussi saluer la clarté du propos. Tout y est juste, jusqu’au titre. J’invite donc à suivre ce lien avant de poursuivre la lecture de mon billet.
Cependant, je voulais revenir plus en détail sur un point qui donne à réfléchir : la proposition de sortir de l’UE pour permettre la jonction des classes opprimées. Là, H. Bouteldja me semble avoir un long train de retard. À vue de nez, cinq ans (un siècle en politique). Déjà, sauf erreur, les gilets jaunes n’en parlaient pas. Or depuis, le Brexit et la crise sanitaire sont passés par là. Plus personne ne veut quitter l’UE. Aucun parti du pays n’ose encore évoquer la possibilité d’un Frexit. Le populisme, même de gauche, a changé son fusil d’épaule. Il faut en prendre acte. De la part de la militante politique, s’accrocher à cette idée, surtout pour en faire le point de convergences jusqu’ici impossibles, me paraît pour le moins déroutant.
Et puis il faudrait revenir encore sur la méthode. Parler notamment des généralités sur les comportements de classe et de race ; des assertions non étayées sur le désir des uns, la volonté des autres ; mais après tout, à la décharge d’Houria Bouteldja, certains raccourcis restent peut-être inévitables dans un texte de cette nature. En revanche, plus gênantes sur le plan du raisonnement sont les caractérisations à géométrie variable (des beaufs, surtout) qui courent au long du livre.
Tout cela multiplie les contradictions internes et mériterait que j’en fasse le relevé précis, je le reconnais. Mais gardons à l’esprit le titre du billet auquel je viens de renvoyer et calmons nos ardeurs. Faisons simple plutôt, et contentons-nous d’un seul exemple. Fonder une ligne politique sur un « pari », ce n’est pas faire de la « stratégie » politique (terme qu’Houria Bouteldja convoque régulièrement). C’est faire un vœu. L’appel à bâtir un chemin collectif revient malgré toutes les précautions à le faire sur une incertitude, sur du sable mouvant. Les termes ont beau avoir été choisis avec minutie pour souligner la froideur de l’analyse, le « pragmatisme » (autre terme clé) à l’oeuvre et l’objectivité du calcul, il nous est bien demandé de croire avec elle. « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. », écrivait Cocteau. Les mouvements sociaux sont impossibles à prévoir et davantage encore à maîtriser, l’actualité récente nous l’a encore prouvé. Un espoir ne suffira pas à me convaincre et j’en suis bien marrie car je ne demande, de mon côté, que cela : être convaincue.
J’attire enfin l’attention sur les interrogations liminaires du billet de Khaled Satour. Elles me semblent en effet particulièrement judicieuses. En réalité, elles sont le coeur du sujet – et dans une certaine cohérence, la cause même des écueils mentionnés. Le blogger voudrait saisir les motivations d’H. Bouteldja au moment où elle fait publier le texte. Il s’agit bien pour elle de prendre le pouvoir. D’accord mais comment ? Par l’union mais encore ? Via les élections ? La révolution ? Selon quelles modalités concrètes envisagées ? On ne saura pas. En revanche, rien n’empêche de faire un léger pas de côté pour se demander quel lectorat vise H. Bouteldja avec cet essai. Les beaufs ? On imagine qu’ils ont autre chose à faire que de lire de la théorie politique. Non, soyons cohérents avec notre autrice, qui a le mérite de rarement mâcher ses mots : les beaufs ne lisent pas de théorie politique. Alors les barbares qui soutiennent déjà de près ou de loin les revendications du PIR ? Pourquoi, dans ce cas, les avoir presque délaissés dans la deuxième partie, plus directement militante ? Parle-t-elle à d’autres leaders de partis ? Mais quel sens alors y a-t-il à remettre sur la table la question de la sortie de l’Union européenne ? Si le récit historique opère une déconstruction salvatrice de nos représentations du système colonial, le programme politique, réduit à quelques grandes lignes, ainsi que le manifeste à l’adresse floue, laissent une impression de confusion dommageable. Nul doute que le travail de clarification est toujours en cours.
Surtout, il était mou. Lorsqu’il s’asseyait, quelque chose en lui s’affaissait très vite. Presque instantanément. Comme s’il n’avait pas de colonne vertébrale, ou qu’elle était en caoutchouc. C’était un peu répugnant à voir. On aurait dit un insecte auquel on avait retiré la carapace, et qui continuait à s’agiter en faisant du sur place.
Très heureuse après la lecture de Personne ne sort les fusils. À cela, plusieurs raisons. La première est que je n’avais pas beaucoup aimé deux autres textes de Sandra Lucbert, à savoir son précédent – la Toile – et son suivant – le Ministère des contes publics. J’avais donc une légère appréhension à me procurer celui-ci. Je m’y suis résolue parce que les éloges de la presse à son propos me laissaient tout de même entrevoir que je ne pouvais pas ne pas y aller. Et que je manquais sans doute quelque chose d’important. L’appréhension a fait place à un soulagement. Ce livre est excellent. Il l’est à plus d’un titre. Reste à en faire la liste. Elle se fera tout au long de la journée car je dois démêler tranquillement.
Mais je peux d’ores et déjà souligner le programme de ce livre, qui fait de la littérature le moyen d’aborder le réel avec un autre angle, une distance nouvelle là où il est (habituellement) capté de l’intérieur. Cette sortie du réel, ou plus exactement de la langue usuelle qui le décrit, s’avère salvatrice : elle propose des manières riches, denses et originales de regarder l’horreur du management à France Telecom-Orange. Des choses nouvelles, jusqu’alors inédites à notre regard, se forment via cette écriture à la fois intelligente et pleine de fantaisie.
Et ainsi, au fil de la lecture (très vite à vrai dire, dès les premières pages) de la joie, à commencer par celle de se soustraire à la vision/langue routinière d’où s’absente toute pensée conséquente, se forme-t-elle au dessus du tas des mots-tirets, mots figés, gelés, issus du libéralisme et à son service entièrement dédiés, qui nous sont répétés à longueur de médias comme parole d’évangile.
Ensuite il faut saluer, mais comme un prolongement, l’invention linguistique qui s’opère dans le livre. Un peu à la manière d’un Patrick Bouvet dans Shot, Sandra Lucbert attrape ces mots-tirets, elle les découpe, les déplie (ex : les acronymes), les colle ensemble et répétant ces gestes simples mais inventifs, parvient à ouvrir les autres lectures du réel que je viens d’évoquer. La méthode se radicalise tant dans certains passages qu’ils demandent relecture (j’en rapporterai quelques fulgurances plus tard, dans un autre billet). Parfois ils donnent, quelques instants, le tournis. Pour ce qui me concerne, cela aurait suffi à mon bonheur.
Mais deux éléments doivent encore être ajoutés, et qui donnent un surcroît de puissance au texte. Tout d’abord, la référence explicite à Rabelais, accompagnée de sa drôlatique parodie. Non seulement l’auteur est ici particulièrement bien imité (la maîtrise est telle qu’elle permet à S. Lucbert de se « promener » dans ce style comme on le ferait dans une aire de jeu) ; mais encore, il est convoqué pour une mise en parallèle aussi originale qu’éclairante. La langue rabelaisienne vient décrire la liquéfaction tous azimuts que produit le libéralisme : sur les mots, sur le marché, l’argent, les corps enfin des salariés. J’ai lu de nombreux hommages à Rabelais, mais jamais aussi aboutis, jamais aussi lumineux. En ai trouvé notamment dans des récits de banquets. Moi-même, j’ai écrit autrefois un texte très pantagruélique, mais son sujet était la guerre. Et s’il était beau (enfin, disons que je l’aimais beaucoup au moment de ma rédaction), je reconnais volontiers que la référence pricrocholine restait assez facile. Dans Personne… elle s’avère particulièrement fertile parce qu‘inattendue. Il y a à proprement parler invention.
Pour finir, je veux souligner le va-et-vient passionnant qu’accomplit l’autrice entre essai politique et littérature, alimentant l’un par l’autre. C’était finalement le cas avec la référence au Tiers livre, ça l’est également avec celle à Bartleby. Les pages consacrées à l’étrange nouvelle de Melville ouvrent là encore des compréhensions nouvelles, aussi bien littéraire qu’économique (plus précisément : une compréhension de ce qu’attend l’employeur de son employé, de la solidité collante que celui-ci représente et de la nécessité pour celui-là de le fuir en cas d’entrave au flux financier, le cash flow). Cette dimension pourtant présente dans Bartleby m’avait totalement échappé – comme à beaucoup je pense. C’est toujours une grande satisfaction de laisser la pensée s’enrichir de ce genre de lectures. Je parle de celle du texte de Melville bien sûr, mais aussi de ce formidable essai littéraire de Lucbert. Merci à eux.
Repris la rédaction de Trois cafés avec finalement une lettre à Élodie de son ex. Elle est à retravailler car trop écrite et, je crois, beaucoup trop féminine. L’ex est un sportif. Tout le travail consistera à ne pas tomber dans le cliché de la brute épaisse – il est sensible et le montre – mais à le rendre tout de même vraisemblable. Il me faudra veiller à m’éloigner de moi. Enthousiasmante perspective.