De loin le slogan le plus enthousiasmant que j’aie lu depuis longtemps.
Sans exagérer, cette phrase, c’est l’histoire de ma vie. Merci à ceux qui l’ont inventée.
Comme je cite toujours mes sources, la voici :
Il se trouve que Catherine Coquio était membre du jury de mon doctorat. Je l’ai rencontrée lors de ma soutenance de thèse. Je suis heureuse de la revoir, des années après mon grand oral, dans un contexte tout différent et pour un sujet si important. Au passage le titre de son ouvrage est parfait (et le slogan, à sa manière, y répond assez bien).
Très bon film, sur lequel beaucoup déjà a été dit et écrit. Quelques impressions à chaud : ce que j’aime vraiment, et qui me met toujours dans une grande exaltation, c’est quand un artiste parvient à rendre le très peu de choses dont sont faits les événements et les interactions humaines. Les conversations dans la discothèque sur la consommation de drogue et la vie en mer ; la drague douce entre Shanna et de Roller, puis plus tard les premiers signes de jalousie ; les négociations avec le prêtre pour laisser les paroissiens aller au casino ; les retrouvailles complices entre de Roller et le maire, leur système d’entraide ; l’éviction par de Roller de sa secrétaire en forme de prêt de services (« Et ce qui la caractérise, c’est sa loyauté ») ; la jubilation de Shanna (« on te revoit dans trois jours ?… dans trois mois ! »)… Ce sont là des moments qui font événements dans la vie locale, mais on voit, ou plutôt on sent comme ils sont faits de presque rien.
Il bavarde, et soudain, par un glissement à peine perceptible, quelques phrases, de Roller devient partie prenante de la revalorisation du vieil hôtel. Un étranger alcoolisé fait un malaise, il est pris en charge. Et ce n’est en réalité pas grand-chose : un verre, trois mots dont un pour rassurer une femme sur place. Quelques minutes vaguement penché sur lui, dans une semi-attention. Le tour est joué. Tous ces micro-événements qui font la vie, qui font vie en société, laissent entrevoir avec quelle facilité pourraient, pour le même prix, advenir – se glisser – la mort et le drame : ici, en l’occurrence, les essais nucléaires décidés ailleurs, en haut lieu – si ce n’est que le haut lieu non plus n’existe pas, qu’il est fait d’une semblable légèreté (je ne trouve pas le mot adéquat). Éric Vuillard, dans Une sortie honorable, essayait souvent avec succès de reproduire cela : l’Histoire, en tant qu’elle est constituée de petites choses. De petites gens avec leurs petits gestes et leurs petits dialogues. Albert Serra y excelle.
Rien n’est plus juste mais rien n’est plus dur aussi que de manifester comme tout est fait de ces petits riens (je ne peux que me répéter, il n’y a pas vraiment de mots pour le dire, ce ne peut être que montré), que la vie avance ainsi et qu’au fond il n’y a rien d’autre. En être spectatrice provoque toujours chez moi une sorte de vertige : un vertige très spécifique, que l’on peut qualifier d’existentiel. L’effet produit l’est bien davantage que par l’exagération, les grands gestes, les punchlines. Ainsi, dans la boîte où l’érotisme est exacerbé mais s’exacerbe uniquement par touches : la peau presque caoutchouteuse des Polynésiens qui recouvre leurs muscles, la sueur qui s’en dégage, la façon dont les corps souvent androgynes sont disposés dans l’espace, tantôt maintenus dans un menu mouvement (marche des serveurs, petits pas de danse), tantôt agglomérés par grappes. Tout se fabrique en silence. Il n’en faut pas davantage. Ou plus exactement : la suite se devine. (1).
Je pourrais encore multiplier les exemples. Mais il me semble qu’on peut citer la scène de surf comme la quintessence de la pratique de Serra. On glisse sur l’eau, on fait un tour pour voir (le prétexte est la visite d’une écrivaine sur l’île) ; et l’on se retrouve sans l’avoir réellement appréhendé, sans l’avoir mesuré, en train de patiner sur un rouleau de mer. Le cœur se soulève légèrement. Quelque chose (s’)est passé. Et cela s’appelle vivre. Chez Serra la tragédie est un simple glissement.
Dans cette atmosphère à la fois étrange et précise, on pourrait dire de surréalité, il y aura pourtant une fausse note : l’amiral. Celui qui l’incarne surjoue. Plus exactement il surjoue le surjeu – car à n’en pas douter, c’est sa fonction. On comprend en quoi il vient couronner en fin de film tout le dispositif, nous montrant alors à quel point la vie sur l’île et l’histoire qui s’y tisse sont une fiction, à l’image des fictions (mais il faudrait dire des mascarades) que nous jouons collectivement, en métropole.
Mais la présence de cet homme au sourire trop appuyé, dansant les bras levés et répétant ses répliques avec ostentation (sans les tâtonnements bouleversants d’un Magimel) m’a vite paru un peu pénible. Elle a ruiné toute la subtilité qui précédait ses apparitions. Serra aurait dû se passer du décryptage qu’un tel personnage vient opérer. Plus largement, la dernière demi-heure, où l’on bascule d’un enchaînement de scènes, quand bien même absurdes, suspendues ou sans finalité claire, à une pure succession de tableaux – quelque beaux que fussent ces tableaux -, juste après un monologue aussi définitif que dérisoire de de Roller, s’est avérée à mon sens trop explicite.
Nous tenir au creux du réel, lovés dans son rouleau, au sein de situations spécifiques et entièrement faites de dialogues vraisemblables et ténus (vraisemblables parce que ténus) me semblait bien assez. Il était inutile de finir par nous plonger dans une franche hallucination : nous la suggérer suffisait. Le réalisateur, notons-le, y est tout de même parvenu pendant plus de deux heures.
(1) Remarquons le contraste de ces corps élastiques avec ceux des occidentaux, tous vieillissants (mis à part les jeunes recrues de la marine, qui apparaissent comme un clin d’oeil discret au Querelle de Fassbinder. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la charge érotique est bien du côté des indigènes). La beauté a définitivement quitté Magimel, en même temps qu’il a franchi une frontière, est passé à autre chose. Il n’est plus tant un visage bien fait qu’une masse homogène et bougeant tant bien que mal ; c’est avec cela qu’il faudra désormais composer. L’Américain est particulièrement chétif ; l’amiral et l’homme d’affaire qui perd son passeport sont de vieilles choses fragiles (l’un s’écroule ou se déplace comme un pantin, l’autre reste inerte de longues minutes) ; sauf à se rendre plus vulnérable que jamais, on saisit immédiatement en retrouvant ici Sergi Lopez qu’il n’apparaîtra plus dans aucun film entièrement nu comme c’était pourtant son habitude, pour ne pas dire sa marque de fabrique (on lui a souvent fait incarner, et parfois de manière caricaturale, une sorte de puissance animale hispanique, en un mot une espèce de taureau). De Roller d’ailleurs, pour enfoncer le clou, fustigera en fin de film « la peau qui pend » de tous ces coloniaux.
Larrain – des des rapprochements – de vives et joueuses tonalités, vives et joueuses – … un peu ennuyante. Son pouvoir d’expressivité est assez restreint. En revanche, constituée de mouvements, … toutefois… – faite de tissages innombrables, fait de rencontres et de désirs
Sortir des critères de l’époque pour former son propre jugement est peut-être l’expérience la plus intéressante à mener pour un contemporain. Regardons un peu ces critères. Sujets de polémiques, révélations, scandales, clash font l’actualité. D’une certaine manière, dans ce paysage où tout est inflammable, où tout est flamme, les guerres elles-mêmes finissent par apparaître comme des polémiques d’intensité extrême, et leurs chefs, les protagonistes d’un conflit – un conflit simplement plus meurtrier que les autres. Le traitement se noie et s’indiffère dans la masse de dizaines de scandales de toutes sortes. Un événement a eu lieu, il nous a affolés quelques instants. Mais déjà l’on se met à bailler, on tourne la tête et guette du nouveau. Et par ici, alors ? Un coupable, une victime ? Aucune nuance ? Parfait.
Le résultat est que du côté du public on cherche partout des idoles. Des idoles éphémères font amplement l’affaire. Les idoles doivent parler sans trembler. Elles peuvent, au besoin, se montrer insultantes. Plus elles écrasent leurs interlocuteurs, de préférence lors de l’affrontement plutôt qu’à contre-temps, plus elles gagnent en popularité. Il faut savoir être vif, ferme et cassant. Avoir le verbe haut ou, à défaut de celui-ci le verbe fort. Toute idole doit, en un mot, être virile. La chose bien sûr n’est pas nouvelle. Elle s’est juste amplifiée, puis généralisée.
Et bien je crois que je vais chercher autre chose. Je vais retourner à la base. Je vais retourner au corps. Une personne qui ne prend pas soin de son corps, qui ne le chérit pas comme le bien le plus précieux qui lui ait été donné perdra mon attention. Sa parole n’aura plus de crédibilité. Celui ou celle qui donnera son avis sans être capable de courir cinq cents mètres, qui se cachera derrière son compte twitter ou la fausse table d’un plateau de télévision pourra toujours causer. On ne peut émettre de bonnes idées quand on passe sa vie prostré sur une chaise, courbé derrière un écran ou un grand bureau en chêne ; et quand bien même ce serait le cas, ces idées ne m’intéresseront plus. Elles ne parviendront plus jusqu’à moi.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne prétends aucunement que les idées des gens qui entretiennent une bonne condition physique ne disent que des choses intelligentes. Ni même que les gens malades ou rachitiques seraient des êtres humains moins dignes que les autres. Je ne cherche pas à désigner des classes inférieures, pas plus qu’à décréter l’existence d’une élite. Je pose simplement un critère préalable à mon écoute attentive.
Il s’agit d’être cohérent. Pas de pensée sans corps. Et davantage, même : les idées sont le produit du corps. Je l’affirme depuis longtemps. Mais il ne faudrait pas que ce ne soient là que des mots. Pire : une posture. Les idées se forment en bout de chaîne – elles sont la dernière vertèbre. Si on le pense réellement, il apparaîtra à quel point le monde tourne à l’envers. C’est un retournement complet des valeurs en vigueur qui s’opère ici. Car il faut reconnaître qu’une fois ce critère appliqué, nombre de chefaillons, outrageusement valorisés socialement, tombent aussitôt de leur piédestal. Ils retrouvent immédiatement ce qu’on pourrait appeler « leur juste place ».
Ainsi du patron bedonnant humiliant les jeunes apprentis (1) ; du souffreteux affolé à l’idée que quelques Africains fringants envahissent la patrie ; pareil pour le chef de file écolo se nourrissant de Mc do entre deux diatribes (il est aussi fréquent que les deux précédents) ; le toutologue cathodique fréquentant tous les restaurants en vue de la capitale ; l’universitaire anxieux expliquant la marche du monde depuis sa bibliothèque ; l’expert ès bidules ne se déplaçant qu’en taxi la semaine, en avion le week-end.
Soyons conséquents, enfin. Sérieusement. Qu’on les fasse se baisser et toucher leurs pieds. Pour voir. Remplir d’air le thorax comme un accordéon. Qu’on les regarde lever les genoux trois minutes d’affilée. Grimper dans un arbre, se soulever à une corde, en un mot se porter – car c’est bien de cela qu’il est question dans cette affaire, être capable de porter la matière dont on est fait. Voilà le scandale : il y a quelque chose de profondément malhonnête à laisser le pouvoir à des êtres incapables de se porter. Ces gens-là sont morbides. S’ils ont évacué toute vitalité en eux depuis longtemps, comment leur faire confiance ?
Qu’ils lèvent les genoux trois minutes d’affilée. Alors seulement, je daignerai écouter ce qu’ils auront à dire.
(1) Ceux-là mêmes qui pourraient avoir été mes élèves, ceux qui me disent tant souffrir de rester toute la journée en classe et ne se sentir heureux que sur un terrain de foot ou à faire du vélo. Ils sont méprisés de toute part, ont pourtant mon estime. Mon estime totale.
Très bonne émission sur Rousseau, que je tiens pour un écrivain extraordinaire – sa plume est inimitable – et un homme exceptionnel : pas parce qu’il était meilleur que les autres, mais parce qu’il n’a rien voulu cacher de ses défauts. Des hommes capables de faire de leurs errances humorales une matière de travail sont plus que rares : à vrai dire, à part lui dans ses textes, je crois bien que je n’en ai jamais rencontré.