252 – blonde

Interview par Olivier Lamm (Libération)

publié le 23 septembre 2022 à 17h22

Andrew Dominik: «“Blonde” est un film feel bad du début à la fin»

Le captivant réalisateur de «Blonde», vrai faux biopic sur Marilyn Monroe, visible sur Netflix mercredi 28 septembre, évoque les rapports complexes de la star à sa propre image, et le désintérêt des studios pour les projets d’auteur.

Hargneux, laborieux, brillant : l’Australien Andrew Dominik est le contraire d’un cinéaste aimable. Les rares longs métrages qu’il a réussi à terminer l’ont tous été sur le temps long, et dans la douleur, et tous ont déçu, décontenancé, autant qu’ils ont impressionné. Mais quel intérêt de faire des films qui emballent tout le monde ? Face à nous, dans une chambre d’hôtel deauvillaise, ce jour de septembre, Dominik, rauque, butor sur les bords, nous toise autant qu’il converse avec nous. Il n’entend presque rien, souffrant de surdité chronique, et donne toujours le sentiment de nous engueuler, au moins autant qu’il fait honneur à nos réflexions, en nous répondant, clope au bec, regard fuyant. Mais il est aussi d’une redoutable intelligence, et pense avec générosité, pesant ses mots pour ressusciter quelques-unes des méditations, nombreuses, qui ont mené à l’aboutissement de Blonde, son film le plus dérangeant, le plus précis et le plus impressionnant.

Blonde se base sur un paradoxe : il raconte la vie privée de Marilyn Monroe en se référant à des images parmi les plus iconiques qui existent d’elle.

Laissez-moi vous expliquer (il attrape son téléphone, et nous montre la fameuse série de photos de Monroe et Joe DiMaggio dans une chambre d’hôtel au Canada, prise par John Vachon). Vous voyez ? Je voulais utiliser la mémoire collective. Je suis allé chercher les photos. Une imagerie moderne. Beaucoup de photos prises à la lumière naturelle, au grand-angle. Blonde est un grand trafic d’images. Ce qui m’intéressait n’était pas de jouer à l’archéologue, mais de mettre la vie hors-champ de Marilyn en scène, en la basant sur ces moments photographiques.

Ces images ont tout autant participé à l’édification de l’icône Marilyn que celles des films. Et vous en changez la nature, en détournez le sens, comme celles de Marilyn dans son lit, prises par Douglas Kirkland, auxquelles vous retirez tout leur glamour.

C’est un film sur la signification de Marilyn Monroe. Comment on pense à elle, comment on la pense. C’est le projet visuel de Blonde. Est-ce que ça vous pose un problème ?

On peut dire au moins que c’est un projet beaucoup plus audacieux qu’il n’y paraît. Comment avez-vous découvert le roman de Joyce Carol Oates ?

J’ai lu le livre. Un gros roman. Qui m’a beaucoup intéressé : chaque chapitre se concentre sur un moment de sa vie, pour tenter de décrire tout ce qui l’entoure. Et puis tout vole en éclats, comme dans un film de Nicolas Roeg. Comme si le livre imitait des processus de pensée, qui tournent en rond autour d’obsessions. En l’adaptant, j’ai dû aplatir un peu tout ça. Mais je voulais garder ce feeling.

A quel moment avez-vous songé que ça ferait un film intéressant ?

Je pense depuis longtemps à un film qui détaillerait un drame fondateur de l’enfance, de ceux qui nous empêchent de voir le monde correctement. J’ai pensé un moment me lancer dans un film sur un tueur en série – horrible enfance, horrible adulte, vous voyez le topo. Puis je me suis dit que je pourrais adapter Blonde exactement de cette façon. Et que ça ne traiterait pas d’une personne insensible, mais de quelqu’un d’infiniment sensible à la place… Et une fille. Les films sont des machines désirantes, et Marilyn est un objet de désir. La liaison de tout le désir qui se portait sur elle, qui l’a détruite psychiquement.

A quel moment votre propre désir a-t-il agi dans la décision de faire le film ?

J’ai fait beaucoup de films sur les hommes. Et pourtant, je passe les trois quarts de mon existence à penser aux femmes. J’ai compris que je prendrais plus de risque en réalisant un film sur une femme. Ça m’oblige à impliquer mon cœur, mes plaies. C’est un chant d’amour.

C’est très peu un film sur le cinéma.

Vous avez raison. Beaucoup des artistes que j’admire créent des œuvres qui servent de paravent à ce qui les anime, ce qui les inquiète. Souvent des choses très banales d’ailleurs. La carrière de Marilyn n’était pas la chose la plus importante à ses yeux séminaire selon moi.

Pourtant elle n’est pas devenue actrice par hasard. Ou alors considérez-vous que c’est seulement lié au fait que sa mère, Gladys Pearl Baker, qui travailla comme petite main à la RKO, était liée de loin au cinéma ?

Devenir une actrice était le moyen d’échapper à sa condition. Mais aussi de fuir son moi. Le moi mal-aimé. «Peut-être m’aimera-t-on plus si je deviens quelqu’un d’autre ?» C’est un leurre cruel. C’est cet autre moi qui sera aimé, pas vous.

Blonde est-il une tragédie ?

Ça semblait inévitable. Un film brutal, et noir. Un film feel bad du début à la fin (rires).

J’ai un autre paradoxe à vous soumettre. Le film expose bien de quelle manière Marilyn fut utilisée par l’industrie, autant son corps que sa psyché. Mais vous faites aussi un choix qu’on peut estimer discutable en revenant lourdement sur l’insistance de Norma Jean à se démarquer de son double – elle passe son temps à revendiquer qu’elle n’est pas Marilyn. Est-ce que vous ne lui retirez pas, ce faisant, sa capacité d’action quant à la carrière qu’elle a menée au cinéma, jusqu’à devenir productrice de ses films par exemple ?

Je ne suis pas certain d’être d’accord avec votre évaluation. Nous sommes à l’intérieur de la forteresse avec elle. Sa forteresse narcissique, au sens psychanalytique. Selon moi, elle se sentait comme une personne démunie de cette capacité d’action que vous évoquez. Ça ne veut pas dire que c’était le cas. Vers le début du film, quand on la voit passer une audition pour Troublez-moi ce soir, on remarque qu’elle espère que le métier d’actrice va lui procurer une sorte de catharsis. Elle a l’opportunité, enfin, de crier ce qui la trouble. Puis, au fur et à mesure qu’elle avance dans sa carrière, elle se retrouve à jouer des rôles qui l’enferment. Une femme castratrice, ce qu’elle n’était pas. Puis cette poupée sexy, qui luiressemblait si peu. Plus le piège se referme sur elle, moins elle semble intéressée par son métier. Elle était une personne puissante, qui tirait sa puissance du fait qu’elle était une enfant perdue qui était devenue célèbre. Selon moi, c’est ce pouvoir qui, inconsciemment, l’a détruite. Dans le film, elle ne cesse de prendre des décisions tout en tenant le monde autour d’elle responsable de tout ce qui lui arrive. Sa mère est la première responsable. Pas son père. Sa mère. Et nous ne savons rien de plus qu’elle. C’est l’idée du film. A un moment, elle taille une pipe à Kennedy et fait l’expérience de ce que les alcooliques appellent un moment de clarté. On la voit se poser la question à elle-même : «comment je suis arrivé ici ?» Pourtant, elle essaye de maintenir le rêve vivant, le fantasme de l’actrice et du président. Ça ne marche pas du tout.

On sait que Marilyn Monroe, suivant le conseil de Lee Strasberg, a entreprus plusieurs analyses. La psychanalyse serait-elle une clé pour comprendre le film ?

Le roman évoque beaucoup les mythes grecs – comme cette scène dans laquelle elle pense avoir rendez-vous avec son père inconnu, et se retrouve face à Joe DiMaggio. J’ai adoré ça dans le livre. C’est tellement freudien.

Est-ce que vous avez pensé au fait que de nombreux spectateurs du film confondront la vie racontée dans Blonde avec la véritable vie de Monroe ?

Eh bien… A mon sens, aucun film n’est factuellement correct. C’est le sujet de Blonde, d’une certaine manière : nous sommes tous incapables de voir la réalité de ce qui nous arrive. Dans le film, Marilyn n’est pas la seule concernée par cet aveuglement. Comme Miller, qui pense avoir retrouvé sa Magda, son amour d’enfance. Nous baignons dans la fiction. Nous allons d’ailleurs au cinéma pour voir nos idées confirmées, certainement pas remises en question.

Ceci explique-t-il la forme très composite du film, avec ces allers et retours continuels entre les images en couleur et en noir et blanc ? Comme si nous passions sans cesse d’un côté à l’autre du miroir ?

Je me suis beaucoup inquiété du fait qu’une forme trop ostentatoire empêcherait de se connecter émotionnellement au film. Mais aussi que je serais une poule mouillée si je me contraignais. Comme je l’ai dit, c’est un film sur la mémoire collective de Marilyn. A cet égard, il fonctionne. Et il ne falsifie rien du côté des émotions. Il ajoute une couche. On ressent une sorte de déjà-vu bizarre en reconnaissant ces images célèbres, qui racontent pourtant quelque chose de différent. On ressent que quelque chose cloche. Qu’il y a quelque chose de faisandé. Comme si l’on était soi-même piégé dans ces souvenirs, au sujet desquels on nous avait toujours menti.

La reconnaissance du visage de Marilyn dans celui d’Ana de Armas joue un rôle similaire. Comme si l’œil n’arrivait jamais à faire le point dessus. Avec un inévitable effet de dissonance quand on reconnaît plus Ana que Marilyn, et inversement.

Parfois, je m’emmêlais moi-même les pinceaux sur le plateau – il y avait Ana et deux doublures, toutes parfaitement habillées, coiffées, maquillées, et je ne savais plus à qui je parlais.

Quel est votre sentiment quant au fait que la plupart découvriront Blonde sur leur télé ?

Je suis résigné. Netflix étaient les seuls à accepter de financer ce film.

Que pensez-vous du fait que les seuls films qui auront bientôt accès à la salle dans un pays comme les Etats-Unis sont des blockbusters de franchise ?

Evidemment, je remarque ce mouvement général vers des films toujours plus gros, toujours plus cons. Mais je ne suis pas sûr que le futur soit déjà écrit.

Il y a quinze ou vingt ans, Blonde aurait été vendu par Hollywood comme un blockbuster.

Je n’en suis pas si sûr. J’ai essayé de faire ce film, que j’ai écrit en 2008, il y a dix ans, en vain. Je n’arrivais pas à le faire financer. Enfin, ça n’est pas complètement vrai. J’aurais pu le faire pour beaucoup moins cher, pour 10 ou 13 millions. Mais ça n’aurait pas été le même film. Je n’aurais pas pu le tourner à Los Angeles, par exemple, ce qui aurait été une putain d’aberration.

Avez-vous des projets en cours ?

Non, aucun. Enfin, j’avais un film en tête, mais ça s’est cassé la gueule. C’est l’histoire de ma vie : des projets de films qui se cassent la gueule. Je pourrais trouver du travail comme réalisateur, mais ça m’intéresse pas.

Il y a quelques années, vous avez évoqué en interview le fait que Blonde serait le meilleur film jamais réalisé.

Ça l’était pour moi à l’époque. Mais qu’est-ce que je suis supposé penser ? «Ça sera un film très légèrement au-dessus de la moyenne» ? Evidemment que je veux réaliser le meilleur film jamais réalisé. Pourquoi faire perdre du temps à tout le monde ? Pourquoi faire un film ?

« Nous baignons dans la fiction. »

250 – partie III

Vendredi 16 septembre

Pas assez avancée à ce stade. C’est la partie la plus nette, la plus claire dans mon esprit mais aussi la plus difficile à écrire. Elle doit former un tunnel.

Pour le moment, j’ai beau ciseler, je la trouve toujours trop larmoyante. Il ne faut sur ce point aucune ambiguïté : il n’y aura dans la parole prononcée aucun épanchement. Je ne peux pas poster cette partie-là sans la travailler davantage (et alors, mon soudain désir de publication sur le blog n’aura été qu’une ruse de la raison pour me remettre au travail – pas sûr que ça suffise).

Dans cette dernière partie, je voudrais que la parole qui se dévide soit glaciale. Non pas inutilement cruelle : il faut juste que cette parole exclue toute possibilité de sentimentalité. Au point que, même si le personnage vient à évoquer dans son récit une émotion passée, rien de cette dernière ne soit réactivé. Que le locuteur parlant de tristesse ne semble pas triste. Que le mot qui la désigne apparaisse pour ce qu’il est : un mot désignant un fait. Et rien d’autre. Or ça c’est déjà un effet bien, bien dur à produire.

Mais en même temps, je voudrais qu’une telle parole soit une délivrance. Qu’elle dessine dans son déploiement un mouvement de libération, un élan.

Pas parce que la parole se libérerait soudain (surtout pas !). Personne, dans ce texte, ne cherche à se soulager. Mais parce que la parole en se resserrant, en allant à l’essentiel, amplifie le réel ; je veux que les sons des mots prononcés délient le langage et ce qu’il retranscrit, à savoir la vie même. On pourrait voir une contradiction avec ce que je disais précédemment (et mon exemple de l’émotion). Mais non. Ce sont deux trajectoires indépendantes. Parler du passé, triste ou heureux, ne doit pas rendre mon personnage triste ou heureux. Mais parler de ce qui est (ou a été), triste ou heureux, génère ici une forme de puissance (une grâce ?).

J’aimerais donc que cette parole soit une libération pour celui qui parle, bien sûr. Mais aussi une libération pour le lecteur.

Qu’en découvrant ce que l’autre a à raconter, celui-ci fasse l’expérience de la vérité crue comme voie de salut.

Et le plus important de tout. Que l’évocation des faits dans leur complétude s’avère le seul acte d’amour véritable.

246

Vendredi 9 septembre

Lorsque je me plains – car cela peut m’arriver, par mégarde – de ne pas avoir de lecteurs, mon ami me rappelle qu’il ne peut en être autrement. « Ce que tu fais, c’est comme aller tous les dimanches punaiser un nouveau billet sur le mur de la salle communale », m’a-t-il dit l’autre jour.

J’adore cette phrase. L’image est parfaite de vérité. C’est effectivement une volonté délibérée de ne pas faire la publicité de mes publications. J’ai suffisamment pratiqué l’autopromotion pendant ma période militante pour savoir comme la question de l’audience (de la visibilité) tronque la manière de penser et de dire. Écrire en ayant en tête ses lecteurs condamne à chercher d’abord à les séduire. On pourrait dire dans ce cas : écrire à quelqu’un c’est tromper. Or je ne veux séduire personne. Je veux aller au plus juste. Au plus près de ma propre pensée ; observer mes états (du corps, car il n’y a pas d’idées, mais seulement des états du corps), dans et par ma réception des œuvres des autres.

L’absence de lecteurs – l’absence, à vrai dire, du moindre encouragement, mais pourquoi diable devrait-on m’encourager ? – ne saurait être l’unique raison de la réduction de mes publications. Je crois de toute façon qu’en matière d’écriture, que l’on soit célèbre, reconnu, mauvais, talentueux, populaire ou isolé, discret, besogneux, modeste et même hyper arrogant, au bout du bout l’on se retrouve toujours seul ; avec ses phrases ; avec les mots. Seul à triturer.

Je le sens déjà. Toutes ces considérations sont bien jolies. Mais elles s’avèrent de peu de poids face aux faits. Or les faits ici sont limpides : ces dernières semaines le sport a pris dans mon quotidien une place bien plus importante que la lecture et l’écriture réunies. Écrire n’est absolument plus une priorité. Je n’y suis plus. Je suis ailleurs. Quand j’ai du temps je vais courir, sauter, soulever. Me triturer la matière. L’éprouver. Rien d’autre. Je ne me suis jamais autant amusée.

Voilà. Ce ne sont pas les changements que j’attendais en début d’été, mais c’est bien avec ce réel qu’il faut composer. Et je fais plus que m’en satisfaire : je m’en réjouis. Il est possible que je continue à publier encore un billet de temps en temps, car l’art et les procédés de création n’ont évidemment pas fini de m’intéresser. Mais le rythme ne sera plus le même.

Toutefois, j’ai bien envie de rassembler dans le blog les passages du roman inachevé que j’ai écrits tous ces derniers mois. Ce sera donc l’équivalent de quelques dizaines de pages, laissées à l’abandon. C’est mon côté Céline. J’aime bien l’idée que des heures d’écriture se tiennent là, en l’état, à portée de clic et de vue de n’importe qui. Quant à moi j’irai faire du sport jusqu’à plus soif et un jour peut-être j’y reviendrai pour finir le travail.

245 – légumes

Lundi 5 septembre

« Ce que j’aime le plus dans mon travail, c’est de m’occuper des aliments quand ils sont encore entiers, quand quelque chose en eux proclame un lieu, une provenance, et ce rayon délicat de solitude dont tout être vivant a besoin pour pousser. Eau, terre, poumons. Les conditions du silence. Les aliments ont une peau et il faut des couteaux pour les préparer. »

[…]

« Le capitaine a une tête de joueur, patiente, intelligente. On l’appelle patrón. Sa peau fine et rouge sort du col de sa chemise comme une deuxième chemise qui se boutonne à ses traits minuscules : menton, bouche, moustache, nez, front, alignés l’un au dessus de l’autre, avec des yeux comme deux trois appuyant chaque ordre et chaque décision. »

Eva Baltasar, Boulder

244 – surprise

Jeudi 1er septembre

Mais ce rêve victorieux d’escalade prend une tout autre saveur lorsqu’on sait qu’il est survenu après que j’ai(e) vu, puis revu, sur grand écran Decision to leave, l’excellent dernier film de Park Chan-wook – d’autant qu’il était répété avec insistance dans le rêve que j’étais arrivée bonne première au sommet du rocher, c’est-à-dire avant l’autre, un autre, quelque ennemi à abattre. Je n’en dis pas plus sur les liens évidents avec la trame du long métrage, mais prends ce clin d’oeil scénaristique de mon subconscient comme un appel à parler du film, à revenir dessus même plusieurs semaines après son visionnage.

C’est qu’il m’aura, lui aussi, bien marquée. Peut-être autant que l’avait fait à une autre époque – il y a vingt ans ! – Old boy, tragi-comédie tordue aux allures de cartoon du même réalisateur. Il m’aura lui aussi marquée mais pour des raisons divergentes.

J’avais adoré Old boy mais ne le clamais qu’à mes proches. J’en éprouvais une certaine gêne, n’assumant pas complètement mon enthousiasme, car nombre d’imperfections et de facilités y abondait. Le poulpe croqué vivant, les invasions de fourmis – obsession toujours vivace du réalisateur mais désormais lissée -, l’interminable scène de combat dans le couloir près des geôles, les amours incestueuses, la séance de yoga du méchant totalement improbable, la figure du fou hirsute, son rictus… étrangement, tout cela me plaisait et me posait problème. Alors je le prenais. Je le prenais parce que je savais qu’il fallait un tel maelstrom, inégal, juvénile, pour faire émerger les traits déjà évidents du génie chan-wookien.

Oh Dae-Soo dans la fameuse scène du couloir

C’est qu’il existe à mon sens une règle, la plus profitable de toutes. Toujours préférer celui qui en fait trop à celui qui mesure à deux fois et soupèse avec prudence ; aimer l’enthousiaste maladroit contre le gardien des débordements ; dit autrement, choisir Oh Dae-Soo, le protagoniste principal d’Old boy, plutôt que son adversaire délicat (le méchant). C’est bien ce personnage d’Oh Dae-Soo qui m’avait fait décréter qu’Old boy serait mon film préféré pendant au moins quelques années.

Mais dans ce cas, je m’en tiendrais là. Il me faudrait rester à l’écart des films suivants du cinéaste coréen, de peur que le petit miracle arrivé en 2003, cet équilibre unique entre drôlerie, sensibilité, grotesque et violence ne se gâte à leur contact. Le malentendu en éclatant comme un orage aurait définitivement dissipé l’illusion. Hors de question de prendre un tel risque. Plus que tout l’on tient à ses émois passés.

Car le bijou était précieux. De mémoire, jamais ailleurs que dans ce film un crétin véritable, inconséquent et content de lui ne s’était retrouvé forcé par un stratagème à se ressaisir. Jamais on n’avait vu un tel idiot se faire ainsi tordre le bras jusqu’à devenir un homme alerte, courageux. Comme aiguisé. Sortir après quinze ans d’enfermement anobli parce que cramé de l’intérieur. Jamais vu un abruti pareil se transformer sous nos yeux en héros, un être d’exception, dans le seul but de comprendre ce qui lui était tombé dessus. Grandir par le malheur est chose poignante à voir.

Mais dans Decision to leave, l’approche des personnages est radicalement différente. L’inspecteur comme la femme dont il tombe amoureux sont d’emblée d’une classe irréprochable. Là résident leur charme et tout le sel de leurs échanges. De ce point de vue-là, la bande-annonce avec ses violents coups d’archets fait déjà son petit effet. Le couple s’avère magnifique. Dans le film, l’inspecteur Hae-Joon le dira lui-même, « nous sommes de la même trempe ». Cette fois, nul apprentissage à mener, aucun assagissement imposé : le duo à peine formé se montre immédiatement efficace. Très concentré et d’une grande beauté. C’est un nouveau joyau.

Decision to leave, bande-annonce en VOSTF

Dès le début l’on voit le policier, que sa réputation précède, se mettre des gouttes de collyre dans l’œil debout au bord de la falaise d’où est tombée la victime (la contre-plongée donne le vertige). Il travaille impeccablement vêtu, rodé, fatigué mais imperturbable. Rien ne peut le troubler si ce n’est ce double féminin, à peine plus secret et plus solitaire que lui, qu’il rencontre à la morgue, auprès de la dépouille conjugale sans doute assassinée. Suspecte et inspecteur gardent leurs tourments pour eux, réservent aux autres leurs répliques cinglantes, ne leur montrant que professionnalisme (Seo-Rae est quant à elle une auxiliaire de vie prisée) et détermination (i.e. capacité de décision).

Une telle maîtrise de leur environnement respectif, cette aisance partagée dont le réalisateur nous rend témoins rappelle invariablement les ambiances hitchcockiennes où James Stewart et Kim Novak (1) se tournent autour tout en poursuivant une conversation feutrée. Ambiances pour lesquelles je n’éprouve pas un immense attrait lorsque des Américains sophistiqués des années 1950 sont au cœur de l’intrigue, même si j’en perçois la force de séduction ; mais qui me plaisent autrement, ainsi portées par un couple asiatique alternant le coréen et le chinois. Simple question d’esthétique.

Cependant la filiation avec le maître du thriller, à mon sens, ne s’arrête pas au choix attentif (et judicieux) des acteurs. Il réside aussi, surtout, dans la fabrique à suspense, la machinerie redoutable que Park Chan-wook met ici en œuvre, en particulier dans la première partie du film, la plus réussie. La puissance du film tient donc à une alliance savante entre sa netteté esthétique, une sorte de suavité noble et vive, et le suspense qu’il produit, c’est-à-dire une constante « suspension » du visible, son inachèvement volontaire, ses hésitations nerveuses.

Pour mieux saisir ce qui s’opère alors, il faut faire un bref détour par les entretiens d’A. Hitchcock avec F. Truffaut, dont on trouvera ici quelques passages , avec notamment une différenciation très éclairante du suspens et de la surprise. Pour résumer, Hitchcock explique que si la surprise provoque une décharge d’émotion pendant quelques secondes par la survenue d’un événement inattendu, le suspens consiste quant à lui à faire monter puis durer la crainte à partir d’informations données au préalable. La préférence d’A.H. va ainsi vers le suspens, qu’il juge plus puissant.

Or, et c’est je crois ce qui fait toute la singularité de Decision to leave – jusque dans l’explication de son titre, à la toute fin du film -, Park Chan-wook ne choisit pas. Plus exactement, par son goût du trop-plein – celui-là même qui le faisait jouer dans Old boy avec certaines limites -, il refuse de choisir entre suspense et surprise. Et ponctue le déroulement de l’intrigue (via l’agencement des énigmes qui se charge de faire croître le suspense) d’innombrables effets de surprise. Résultat : aucun répit n’est donné à celui qui regarde.

Marc Rothko, Number 10, 1950

Le suspens en effet agit en véritable lame de fond, comme dans la scène d’interrogatoire, celle où seront jetées les cendres maternelles, ou encore dans la séquence finale, aussi sublime qu’intenable (littéralement : on n’y tient plus de voir s’accomplir la prophétie auto-réalisatrice de Seo-Rae tandis que Hae-Joon s’agite sur la plage). Mais les effets de surprise, eux, piquent de toutes parts telles des abeilles affolées. Ils cuisent la peau et par la répétition, la tannent. C’est sur ces éléments, présents entre deux montées de suspense, qu’il faut insister. Car les décalages visuels, formés dans une certaine brusquerie, n’ont de cesse d’étourdir le spectateur. À lui qui aurait dû être juste sur le qui-vive, Park Chan-wook en mettra finalement plein la vue. Subtilement parfois, à coup sûr avec intelligence et malice. La malice d’un homme qui s’amuse. Et pas qu’un peu.

Quelques exemples de ces effets de surprise :

1 – Les changements (géniaux !) de point de vue, comme quand la scène est regardée de l’œil ouvert, assailli par les mouches, d’un cadavre ; plus tard du même œil, mais cette fois pris en photo et accroché au mur ; ou quand on passe du dos d’un criminel en fuite à sa propre perception de la scène tandis qu’il se retrouve au bord du toit d’un immeuble, avant de revenir à celle de l’inspecteur qui le poursuit ; dans la dernière scène, où la vue du rivage en surplomb forme pendant quelques secondes un Rothko vertical.

2 – Les déplacements furtifs de caméra, les déséquilibres soudains, comme dans cette scène où l’on voit au premier plan le haut d’un écran d’ordinateur derrière lequel discutent Hae-Joon et l’employeuse de la suspecte ; à quoi l’on peut ajouter quelques ellipses vivifiantes.

3 – La superposition originale des images, avec plus spécifiquement l’usage de split-screens – ou leur équivalent – lors des scènes d’interrogatoire, qui permettent de voir simultanément les deux interlocuteurs tout en multipliant les angles de vue dans un rythme saccadé ; le placement de personnages dans des lieux où ils ne sont pas du simple fait de leur imagination.

Scène d’interrogatoire

À l’inverse, chaque (court) moment d’accalmie suscite une émotion doublée de soulagement. Au milieu du tumulte, il apparaît comme un havre où l’état amoureux peut enfin s’épanouir. Je pense par exemple aux quelques secondes où la lingette nettoyante passe de la main de l’inspecteur à celle de la suspecte après leur repas commun. Nul besoin de voir les visages, la danse manuelle et silencieuse qui s’improvise sur ce bout de table montre parfaitement une complicité naissante.

Voilà ce qu’on nomme « mise en scène » au cinéma et qui a valu à Park Chan-wook son prix cannois. La virtuosité du réalisateur méritait d’être célébrée. L’accumulation des images a ici de quoi réjouir. On est abasourdi par la mitraille et désireux de saisir ce qui vient de passer sous nos yeux, avec toujours et malgré tous les efforts du monde quelques micro-secondes de retard. Ressentir tout à la fois l’étonnement, la fascination, l’amusement, la frustration et l’envie. Jouer, pas qu’un peu.

(1) Ou encore : Cary Grant et Grace Kelly.