Je regarde Roubaix, une lumière. Découvre Roschdy Zem et sa classe absolue. Le mélange de douceur et d’obscurité qui émane de lui, et que je ne crois pas avoir jamais vu chez un autre personnage de cinéma. Là très exactement s’invente quelque chose.
L’une des deux meurtrières est jouée par Sara Forestier, méconnaissable. Elle finit par sortir de sa bicoque, avec l’allure d’une pauvre petite chose, avec sa toute petite tête et un pull trop grand. Elle est laide, à la limite de la débilité. Son jeu surtout au début m’impressionne, quand seul se tient, hébété, ce triste corps sans épaules.
Léa Seydoux qui incarne l’autre meurtrière est égale à elle-même. Joliesse étrange, cerclée de cernes (de film en film, Desplechin montre une prédilection pour les yeux globuleux), regard fermé, débit qui mitraille, larmes abondantes. Comme d’habitude Seydoux joue bien et mal en même temps. En premier lieu elle ne joue pas très bien, mais à force d’audace et d’incessante affirmation de son jeu, crée des effets de vérité. C’est en s’imprégnant de l’assurance de l’actrice – une sorte de volonté vorace – que son personnage gagne en incarnation.
Je m’étonne d’une scène où, en brassière et bras nus, la jeune femme qu’elle joue, une junkie, sans instruction et qui se sait foutue, dégage un charme soudain. Quelque chose de sexy. Je ne comprends pas ce que ça vient faire là. Puis, au fil de mes recherches sur le film je saisis ce qu’il en est vraiment : les deux femmes ont existé. Elles existent et le meurtre a eu lieu. Chaque scène, chaque posture, chaque mot a été ramené d’un documentaire (Roubaix, commissariat central) au film. Dans le documentaire la jeune femme porte une brassière identique.
Embarquée presque malgre moi dans son visionnage sitôt après le film, je continue à saisir : Desplechin a voulu bien distinguer les rôles. Surtout qu’on ne s’y trompe pas. On y trouvera comme au dessus des hommes le commissaire Daoud, grand et généreux ; d’un côté la meurtrière stupide et sans charisme ; et de l’autre la plus dégourdie, belle et manipulatrice. Belles, dans la réalité les criminelles le sont toutes les deux. À les voir pendant l’interrogatoire on les imagine facilement ensemble. On se figure leur vie, se déroulant à deux, dans une routine d’ennui ; leur quotidien sordide et complice.
En vérité les femmes, chacune à sa manière dégagent une égale complexité. L’une parle beaucoup, l’autre ne cède des bribes d’informations que lorsqu’on lui rappelle son petit garçon qui l’attend. On la voit alors presque sursauter sous la piqure. Souvent les deux regardent leurs interlocuteurs droit dans les yeux.
Dans le film les policiers qui mènent l’interrogatoire crient beaucoup derrière Daoud l’impérial. Jamais dans le documentaire. La tension cependant s’y avère plus forte. On voit les deux femmes se retrouver peu à peu acculées. On sent l’espace pour elles se rétrécir. Elles tournent en rond. Finissent par céder : l’une sous la rapidité des questions qui ne la laissent pas tergiverser, l’autre de manière plus tranquille, plus lancinante, par le chantage au fils. Ici, pas d’interprétation psychologisante du commissaire (d’ailleurs les policiers interviennent successivement, indistincts et sans grade). L’horreur se déplie dans sa grande banalité. Une banalité qu’aucune fiction ne me semble pouvoir capter. Tout sonne juste. Tout fascine. C’est le réel.
Agréable découverte que celle de Bled number one du réalisateur franco-algérien Rabah Ameur-Zaïmeche. Tout de même, j’ai dû m’accrocher la première demi-heure, et ce pour deux raisons :
1) je trouvais l’image trop cheap. La gêne première, purement esthétique, vient notamment d’une certaine instabilité ; un tremblement de la caméra léger mais constant. Comme si l’on était dans un reportage où tout est filmé dans l’urgence. Pas tout-à-fait façon caméra à l’épaule, mais pas loin.
2) à quelques exceptions près, il m’est difficile de m’intéresser aux traditions culturelles (cf la fête de village, ou familiale, le quotidien des personnages). Elles sont le temple des pires conservatismes. Quand elle renseigne sur des mœurs adaptés à travers les âges aux conditions de vie (climat, végétation, alimentation disponible), la culture d’un territoire est passionnante. Quand elles prennent la forme de règles gravées dans le marbre, les coutumes pèsent des tonnes. La frontière, ici, est ténue. D’autant que ce qui nous est montré s’avère un dispositif, pour ne pas dire un piège. Une sorte d’entonnoir qui se rétrécit sur le monde des hommes – monde particulièrement dur et malgré les apparences, très divisé, tourmenté et hostile envers tout ce qui ne lui ressemble pas. Les hommes dans cet espace s’entredéchirent littéralement.
Je suppose que de tels effets – le tremblement, l’étouffement – sont volontaires. À l’évidence le film s’emploie à entretenir l’inconfort.
Puis je me suis un peu habituée à l’image, au rythme. À l’absence de musique aussi (intermèdes de Rodolphe Burger mis à part). Certaines scènes d’intérieur, silencieuses et avec une temporalité très singulière, m’ont rappelé Haneke. On retrouve cette façon si caractéristique de laisser les personnages entrer et sortir du cadre (cette fois immobile), tandis qu’ils vaquent à leurs occupations. Et c’est toujours très beau. Au passage je me demande ce que ça pourrait donner dans un texte. Je réalise que dans les romans, c’est le mouvement du personnage qui décide, pas le cadre.
Pour revenir au film, il est intéressant dz saisir comme le drame s’installe, presque de côté, avant de prendre de l’élan jusqu’à devenir central. Pendant un moment les sources de conflit restent multiples, le film pourrait aller dans plusieurs directions. Puis quelque chose décolle, une ampleur nouvelle, quand on quitte le monde des hommes pour celui des femmes. Elles ne sont pourtant pas toujours plus tendres entre elles. Mais tout de même : l’horizon s’ouvre, un peu de vent se lève. Et l’on part suivre Louisa (sa « thérapie » – périple – concert). On respire mieux. Même : avec elle de mieux en mieux.
La scène à la mer, qui fait la bascule, libère de la sensualité en barre. Celles à l’hôpital psychiatrique, jouées par de vraies patientes, sont magnifiques. Elles le sont parce que les femmes enfermées qu’on y trouve ont beau être « folles », elles n’en sont pas moins conscientes de la dimension sociale de leur situation. Cette lucidité impuissante est ce qu’il y a de plus déchirant ; leur capacité à en rire, même temporairement, de plus contagieux.
Vu au cinéma il y a trois siècles puis revu là, tout récemment. C’est sans appel, regarder un film est infiniment plus facile que lire un livre – et ce n’est pas qu’une question de temps, mais de nécessité de concentration, de mobilisation intérieure, bien moindre devant un écran où défilent des images. Voilà que je me mets à constater des banalités.
Je n’avais absolument aucun souvenir de ce film, si ce n’est *souvenir1 celui d’être installée dans la salle, seule, bien en face de l’écran (normal). Chose plus étonnante (que regarder un film de face, ou même que ne pas se le rappeler quelques années après l’avoir vu, même de face), le revoir ne les a pas ravivés (les souvenirs). Ce dernier visionnage était comme une première fois. C’est tout dire.
Bon, mais que dire ? Vincent Gallo était alors le plus bel homme du cinéma (ah tiens, *souvenir2 : il avait eu la bonne idée d’aller prendre en même temps que moi un verre à la Belle Hortense, un soir à Paris, pendant ce que je reconstitue à présent, et après quelques savants calculs, comme étant la période du tournage du même film). N’ayant pas encore clamé son amour pour Trump, encore moins béni(to) Meloni et le peuple qui l’a mise au pouvoir, il était alors désiré sans réserve.
Quant à Béatrice Dalle, que *souvenir3 j’avais croisée plus tard dans un bistrot de l’île Saint Louis, cette fois au petit matin un dimanche, elle ressemblait pour de vrai à un félin hypnotique (je ne faisais pas la tournée des bars de la capitale, je vivais dans ce quartier) : grande bouche, grands yeux, petite mâchoire, jambes longues et fines. On comprend parfaitement que Claire Denis les ait voulus pour son film. Tout comme elle a voulu la jolie brunette aux yeux bleus aussi pure qu’une enfant ; la bonne à la mine boudeuse qui s’allonge en douce sur les lits des clients de l’hôtel où elle travaille pour goûter un peu de leur luxueuse existence ; et le sage noir, taciturne et un peu sorcier – pardon : médecin -, gardien des secrets autant que des remèdes. Qui a dit que les clichés n’étaient pas cool ?
Soit. Mais encore ?
Mais encore deux choses :
1) l’enchaînement des scènes quasi sans paroles, choix esthétique d’autant plus savoureux que peu de cinéastes osent le faire. Mais à l’inverse, les longues scènes qui n’ont pour but que de raconter ce qui est arrivé « avant », pour s’échiner à nous rendre crédible la maladie des vampires au seul (et maigre) prétexte qu’on en connaîtrait l’origine ; ou pour faire parler le représentant de « l’esprit Canal » qu’était alors José Garcia en blouse blanche dans un anglais approximatif (SO unexpected !) à un Gallo qui l’écoute sans broncher, sont à peu près superflues.
A bien fait donc, mais pouvait mieux faire. J’en suis certaine, Trouble every day, qui paraît pourtant peu disert, aurait dû se passer de 70 % de dialogues supplémentaires ; en plus du fait qu’auraient pu nous être épargnés les Tindersticks, groupe de slows cancanés qui a ruiné à peu près tous les génériques de Denis et les films de Chéreau – je m’emporte : Chéreau (souvenir4 : souvent croisé à Oberkampf) évidemment n’a eu besoin de personne pour ruiner ses films, il le faisait très bien tout seul.
2) Puis les quelques (les rares) scènes de meurtres, tombées à pic ou plutôt bien amenées et qui font forte impression, au point de laisser, il faut le reconnaître, un peu de leur empreinte quelques jours durant. Il manquait cependant un jet de sang jaillissant franchement de la gorge du cambrioleur. On ne comprend pas bien de quoi il meurt, quel organe lâche. Un trou dans la carotide était le plus plausible. Quel dommage de se vouloir si explicite sans s’astreindre pour autant à la précision.
Ainsi ce film, bien que largement survendu à sa sortie – la grande majorité des critiques avait alors évoqué un chef-d’œuvre – n’était-il pas dénué de qualités. Cependant le tableau ne serait pas complet sans son remerciement final. Merci Agnès B.
Un sobre remerciement, épuré comme la ligne de vêtements. Mais comme on sait désormais qu’elle fonctionne au cliché qu’elle s’évertue ensuite à masquer, on devinera sans mal dans le creux de ces quelques (ces rares) mots que Claire remercie Agnès pour son soutien financier, la longue amitié et la confiance sans faille, les fous-rires revigorants – survenus quand le moral de la réalisatrice flanchait – et la petite veste en cuir que Vincent porte dans le film.
Que reste-t-il de tout cela ? De cette œuvre ? De ce monde ? Ce tout, tout petit monde ? Pas grand-chose, il me semble. Déjà.
Épilogue. Le tout début du film, où un couple s’embrasse si langoureusement que ça en devient à la fois intéressant et monstrueux, intéressant parce que monstrueux, maintenant que je l’ai revu fait remonter en moi un *souvenir5. Ça se passe sur un quai de métro. Un jeune couple se bécote avec force salive. Les bouches sont juste là, à quelques centimètres. Offertes aux yeux de tous. Elles ne se lâchent pas. Ça glisse, ça chuinte, ça clapote. Le bruit des mouvements répétés résonne, amplifié, sous la voûte. La scène, assez répugnante, paraît interminable. Mais à l’évidence l’effet est volontaire. Le couple s’embrasse ainsi au début, puis à la fin de l’histoire, dans une boucle fantastique (je parle du genre). J’ignore d’où vient cette image. Je ne sais même pas qui l’a réalisée. Tout ce dont je suis sûre, c’est que le film dont elle est issue est anglo-saxon. Ou bien un truc de Gondry, un OVNI. Cela m’ennuie de ne pouvoir en dire davantage. Ma mémoire décidément me joue de sérieux tours.
Andrew Dominik: «“Blonde” est un film feel bad du début à la fin»
Le captivant réalisateur de «Blonde», vrai faux biopic sur Marilyn Monroe, visible sur Netflix mercredi 28 septembre, évoque les rapports complexes de la star à sa propre image, et le désintérêt des studios pour les projets d’auteur.
Hargneux, laborieux, brillant : l’Australien Andrew Dominik est le contraire d’un cinéaste aimable. Les rares longs métrages qu’il a réussi à terminer l’ont tous été sur le temps long, et dans la douleur, et tous ont déçu, décontenancé, autant qu’ils ont impressionné. Mais quel intérêt de faire des films qui emballent tout le monde ? Face à nous, dans une chambre d’hôtel deauvillaise, ce jour de septembre, Dominik, rauque, butor sur les bords, nous toise autant qu’il converse avec nous. Il n’entend presque rien, souffrant de surdité chronique, et donne toujours le sentiment de nous engueuler, au moins autant qu’il fait honneur à nos réflexions, en nous répondant, clope au bec, regard fuyant. Mais il est aussi d’une redoutable intelligence, et pense avec générosité, pesant ses mots pour ressusciter quelques-unes des méditations, nombreuses, qui ont mené à l’aboutissement de Blonde, son film le plus dérangeant, le plus précis et le plus impressionnant.
Blonde se base sur un paradoxe : il raconte la vie privée de Marilyn Monroe en se référant à des images parmi les plus iconiques qui existent d’elle.
Laissez-moi vous expliquer (il attrape son téléphone, et nous montre la fameuse série de photos de Monroe et Joe DiMaggio dans une chambre d’hôtel au Canada, prise par John Vachon). Vous voyez ? Je voulais utiliser la mémoire collective. Je suis allé chercher les photos. Une imagerie moderne. Beaucoup de photos prises à la lumière naturelle, au grand-angle. Blonde est un grand trafic d’images. Ce qui m’intéressait n’était pas de jouer à l’archéologue, mais de mettre la vie hors-champ de Marilyn en scène, en la basant sur ces moments photographiques.
Ces images ont tout autant participé à l’édification de l’icône Marilyn que celles des films. Et vous en changez la nature, en détournez le sens, comme celles de Marilyn dans son lit, prises par Douglas Kirkland, auxquelles vous retirez tout leur glamour.
C’est un film sur la signification de Marilyn Monroe. Comment on pense à elle, comment on la pense. C’est le projet visuel de Blonde. Est-ce que ça vous pose un problème ?
On peut dire au moins que c’est un projet beaucoup plus audacieux qu’il n’y paraît. Comment avez-vous découvert le roman de Joyce Carol Oates ?
J’ai lu le livre. Un gros roman. Qui m’a beaucoup intéressé : chaque chapitre se concentre sur un moment de sa vie, pour tenter de décrire tout ce qui l’entoure. Et puis tout vole en éclats, comme dans un film de Nicolas Roeg. Comme si le livre imitait des processus de pensée, qui tournent en rond autour d’obsessions. En l’adaptant, j’ai dû aplatir un peu tout ça. Mais je voulais garder ce feeling.
A quel moment avez-vous songé que ça ferait un film intéressant ?
Je pense depuis longtemps à un film qui détaillerait un drame fondateur de l’enfance, de ceux qui nous empêchent de voir le monde correctement. J’ai pensé un moment me lancer dans un film sur un tueur en série – horrible enfance, horrible adulte, vous voyez le topo. Puis je me suis dit que je pourrais adapter Blonde exactement de cette façon. Et que ça ne traiterait pas d’une personne insensible, mais de quelqu’un d’infiniment sensible à la place… Et une fille. Les films sont des machines désirantes, et Marilyn est un objet de désir. La liaison de tout le désir qui se portait sur elle, qui l’a détruite psychiquement.
A quel moment votre propre désir a-t-il agi dans la décision de faire le film ?
J’ai fait beaucoup de films sur les hommes. Et pourtant, je passe les trois quarts de mon existence à penser aux femmes. J’ai compris que je prendrais plus de risque en réalisant un film sur une femme. Ça m’oblige à impliquer mon cœur, mes plaies. C’est un chant d’amour.
C’est très peu un film sur le cinéma.
Vous avez raison. Beaucoup des artistes que j’admire créent des œuvres qui servent de paravent à ce qui les anime, ce qui les inquiète. Souvent des choses très banales d’ailleurs. La carrière de Marilyn n’était pas la chose la plus importante à ses yeux séminaire selon moi.
Pourtant elle n’est pas devenue actrice par hasard. Ou alors considérez-vous que c’est seulement lié au fait que sa mère, Gladys Pearl Baker, qui travailla comme petite main à la RKO, était liée de loin au cinéma ?
Devenir une actrice était le moyen d’échapper à sa condition. Mais aussi de fuir son moi. Le moi mal-aimé. «Peut-être m’aimera-t-on plus si je deviens quelqu’un d’autre ?» C’est un leurre cruel. C’est cet autre moi qui sera aimé, pas vous.
Blonde est-il une tragédie ?
Ça semblait inévitable. Un film brutal, et noir. Un film feel bad du début à la fin (rires).
J’ai un autre paradoxe à vous soumettre. Le film expose bien de quelle manière Marilyn fut utilisée par l’industrie, autant son corps que sa psyché. Mais vous faites aussi un choix qu’on peut estimer discutable en revenant lourdement sur l’insistance de Norma Jean à se démarquer de son double – elle passe son temps à revendiquer qu’elle n’est pas Marilyn. Est-ce que vous ne lui retirez pas, ce faisant, sa capacité d’action quant à la carrière qu’elle a menée au cinéma, jusqu’à devenir productrice de ses films par exemple ?
Je ne suis pas certain d’être d’accord avec votre évaluation. Nous sommes à l’intérieur de la forteresse avec elle. Sa forteresse narcissique, au sens psychanalytique. Selon moi, elle se sentait comme une personne démunie de cette capacité d’action que vous évoquez. Ça ne veut pas dire que c’était le cas. Vers le début du film, quand on la voit passer une audition pour Troublez-moi ce soir, on remarque qu’elle espère que le métier d’actrice va lui procurer une sorte de catharsis. Elle a l’opportunité, enfin, de crier ce qui la trouble. Puis, au fur et à mesure qu’elle avance dans sa carrière, elle se retrouve à jouer des rôles qui l’enferment. Une femme castratrice, ce qu’elle n’était pas. Puis cette poupée sexy, qui luiressemblait si peu. Plus le piège se referme sur elle, moins elle semble intéressée par son métier. Elle était une personne puissante, qui tirait sa puissance du fait qu’elle était une enfant perdue qui était devenue célèbre. Selon moi, c’est ce pouvoir qui, inconsciemment, l’a détruite. Dans le film, elle ne cesse de prendre des décisions tout en tenant le monde autour d’elle responsable de tout ce qui lui arrive. Sa mère est la première responsable. Pas son père. Sa mère. Et nous ne savons rien de plus qu’elle. C’est l’idée du film. A un moment, elle taille une pipe à Kennedy et fait l’expérience de ce que les alcooliques appellent un moment de clarté. On la voit se poser la question à elle-même : «comment je suis arrivé ici ?» Pourtant, elle essaye de maintenir le rêve vivant, le fantasme de l’actrice et du président. Ça ne marche pas du tout.
On sait que Marilyn Monroe, suivant le conseil de Lee Strasberg, a entreprus plusieurs analyses. La psychanalyse serait-elle une clé pour comprendre le film ?
Le roman évoque beaucoup les mythes grecs – comme cette scène dans laquelle elle pense avoir rendez-vous avec son père inconnu, et se retrouve face à Joe DiMaggio. J’ai adoré ça dans le livre. C’est tellement freudien.
Est-ce que vous avez pensé au fait que de nombreux spectateurs du film confondront la vie racontée dans Blonde avec la véritable vie de Monroe ?
Eh bien… A mon sens, aucun film n’est factuellement correct. C’est le sujet de Blonde, d’une certaine manière : nous sommes tous incapables de voir la réalité de ce qui nous arrive. Dans le film, Marilyn n’est pas la seule concernée par cet aveuglement. Comme Miller, qui pense avoir retrouvé sa Magda, son amour d’enfance. Nous baignons dans la fiction. Nous allons d’ailleurs au cinéma pour voir nos idées confirmées, certainement pas remises en question.
Ceci explique-t-il la forme très composite du film, avec ces allers et retours continuels entre les images en couleur et en noir et blanc ? Comme si nous passions sans cesse d’un côté à l’autre du miroir ?
Je me suis beaucoup inquiété du fait qu’une forme trop ostentatoire empêcherait de se connecter émotionnellement au film. Mais aussi que je serais une poule mouillée si je me contraignais. Comme je l’ai dit, c’est un film sur la mémoire collective de Marilyn. A cet égard, il fonctionne. Et il ne falsifie rien du côté des émotions. Il ajoute une couche. On ressent une sorte de déjà-vu bizarre en reconnaissant ces images célèbres, qui racontent pourtant quelque chose de différent. On ressent que quelque chose cloche. Qu’il y a quelque chose de faisandé. Comme si l’on était soi-même piégé dans ces souvenirs, au sujet desquels on nous avait toujours menti.
La reconnaissance du visage de Marilyn dans celui d’Ana de Armas joue un rôle similaire. Comme si l’œil n’arrivait jamais à faire le point dessus. Avec un inévitable effet de dissonance quand on reconnaît plus Ana que Marilyn, et inversement.
Parfois, je m’emmêlais moi-même les pinceaux sur le plateau – il y avait Ana et deux doublures, toutes parfaitement habillées, coiffées, maquillées, et je ne savais plus à qui je parlais.
Quel est votre sentiment quant au fait que la plupart découvriront Blonde sur leur télé ?
Je suis résigné. Netflix étaient les seuls à accepter de financer ce film.
Que pensez-vous du fait que les seuls films qui auront bientôt accès à la salle dans un pays comme les Etats-Unis sont des blockbusters de franchise ?
Evidemment, je remarque ce mouvement général vers des films toujours plus gros, toujours plus cons. Mais je ne suis pas sûr que le futur soit déjà écrit.
Il y a quinze ou vingt ans, Blonde aurait été vendu par Hollywood comme un blockbuster.
Je n’en suis pas si sûr. J’ai essayé de faire ce film, que j’ai écrit en 2008, il y a dix ans, en vain. Je n’arrivais pas à le faire financer. Enfin, ça n’est pas complètement vrai. J’aurais pu le faire pour beaucoup moins cher, pour 10 ou 13 millions. Mais ça n’aurait pas été le même film. Je n’aurais pas pu le tourner à Los Angeles, par exemple, ce qui aurait été une putain d’aberration.
Avez-vous des projets en cours ?
Non, aucun. Enfin, j’avais un film en tête, mais ça s’est cassé la gueule. C’est l’histoire de ma vie : des projets de films qui se cassent la gueule. Je pourrais trouver du travail comme réalisateur, mais ça m’intéresse pas.
Il y a quelques années, vous avez évoqué en interview le fait que Blonde serait le meilleur film jamais réalisé.
Ça l’était pour moi à l’époque. Mais qu’est-ce que je suis supposé penser ? «Ça sera un film très légèrement au-dessus de la moyenne» ? Evidemment que je veux réaliser le meilleur film jamais réalisé. Pourquoi faire perdre du temps à tout le monde ? Pourquoi faire un film ?
Mais ce rêve victorieux d’escalade prend une tout autre saveur lorsqu’on sait qu’il est survenu après que j’ai(e) vu, puis revu, sur grand écran Decision to leave, l’excellent dernier film de Park Chan-wook – d’autant qu’il était répété avec insistance dans le rêve que j’étais arrivée bonne première au sommet du rocher, c’est-à-dire avant l’autre, un autre, quelque ennemi à abattre. Je n’en dis pas plus sur les liens évidents avec la trame du long métrage, mais prends ce clin d’oeil scénaristique de mon subconscient comme un appel à parler du film, à revenir dessus même plusieurs semaines après son visionnage.
C’est qu’il m’aura, lui aussi, bien marquée. Peut-être autant que l’avait fait à une autre époque – il y a vingt ans ! – Old boy, tragi-comédie tordue aux allures de cartoon du même réalisateur. Il m’aura lui aussi marquée mais pour des raisons divergentes.
J’avais adoré Old boy mais ne le clamais qu’à mes proches. J’en éprouvais une certaine gêne, n’assumant pas complètement mon enthousiasme, car nombre d’imperfections et de facilités y abondait. Le poulpe croqué vivant, les invasions de fourmis – obsession toujours vivace du réalisateur mais désormais lissée -, l’interminable scène de combat dans le couloir près des geôles, les amours incestueuses, la séance de yoga du méchant totalement improbable, la figure du fou hirsute, son rictus… étrangement, tout cela me plaisait et me posait problème. Alors je le prenais. Je le prenais parce que je savais qu’il fallait un tel maelstrom, inégal, juvénile, pour faire émerger les traits déjà évidents du génie chan-wookien.
C’est qu’il existe à mon sens une règle, la plus profitable de toutes. Toujours préférer celui qui en fait trop à celui qui mesure à deux fois et soupèse avec prudence ; aimer l’enthousiaste maladroit contre le gardien des débordements ; dit autrement, choisir Oh Dae-Soo, le protagoniste principal d’Old boy, plutôt que son adversaire délicat (le méchant). C’est bien ce personnage d’Oh Dae-Soo qui m’avait fait décréter qu’Old boy serait mon film préféré pendant au moins quelques années.
Mais dans ce cas, je m’en tiendrais là. Il me faudrait rester à l’écart des films suivants du cinéaste coréen, de peur que le petit miracle arrivé en 2003, cet équilibre unique entre drôlerie, sensibilité, grotesque et violence ne se gâte à leur contact. Le malentendu en éclatant comme un orage aurait définitivement dissipé l’illusion. Hors de question de prendre un tel risque. Plus que tout l’on tient à ses émois passés.
Car le bijou était précieux. De mémoire, jamais ailleurs que dans ce film un crétin véritable, inconséquent et content de lui ne s’était retrouvé forcé par un stratagème à se ressaisir. Jamais on n’avait vu un tel idiot se faire ainsi tordre le bras jusqu’à devenir un homme alerte, courageux. Comme aiguisé. Sortir après quinze ans d’enfermement anobli parce que cramé de l’intérieur. Jamais vu un abruti pareil se transformer sous nos yeux en héros, un être d’exception, dans le seul but de comprendre ce qui lui était tombé dessus. Grandir par le malheur est chose poignante à voir.
Mais dans Decision to leave, l’approche des personnages est radicalement différente. L’inspecteur comme la femme dont il tombe amoureux sont d’emblée d’une classe irréprochable. Là résident leur charme et tout le sel de leurs échanges. De ce point de vue-là, la bande-annonce avec ses violents coups d’archets fait déjà son petit effet. Le couple s’avère magnifique. Dans le film, l’inspecteur Hae-Joon le dira lui-même, « nous sommes de la même trempe ». Cette fois, nul apprentissage à mener, aucun assagissement imposé : le duo à peine formé se montre immédiatement efficace. Très concentré et d’une grande beauté. C’est un nouveau joyau.
Dès le début l’on voit le policier, que sa réputation précède, se mettre des gouttes de collyre dans l’œil debout au bord de la falaise d’où est tombée la victime (la contre-plongée donne le vertige). Il travaille impeccablement vêtu, rodé, fatigué mais imperturbable. Rien ne peut le troubler si ce n’est ce double féminin, à peine plus secret et plus solitaire que lui, qu’il rencontre à la morgue, auprès de la dépouille conjugale sans doute assassinée. Suspecte et inspecteur gardent leurs tourments pour eux, réservent aux autres leurs répliques cinglantes, ne leur montrant que professionnalisme (Seo-Rae est quant à elle une auxiliaire de vie prisée) et détermination (i.e. capacité de décision).
Une telle maîtrise de leur environnement respectif, cette aisance partagée dont le réalisateur nous rend témoins rappelle invariablement les ambiances hitchcockiennes où James Stewart et Kim Novak (1) se tournent autour tout en poursuivant une conversation feutrée. Ambiances pour lesquelles je n’éprouve pas un immense attrait lorsque des Américains sophistiqués des années 1950 sont au cœur de l’intrigue, même si j’en perçois la force de séduction ; mais qui me plaisent autrement, ainsi portées par un couple asiatique alternant le coréen et le chinois. Simple question d’esthétique.
Cependant la filiation avec le maître du thriller, à mon sens, ne s’arrête pas au choix attentif (et judicieux) des acteurs. Il réside aussi, surtout, dans la fabrique à suspense, la machinerie redoutable que Park Chan-wook met ici en œuvre, en particulier dans la première partie du film, la plus réussie. La puissance du film tient donc à une alliance savante entre sa netteté esthétique, une sorte de suavité noble et vive, et le suspense qu’il produit, c’est-à-dire une constante « suspension » du visible, son inachèvement volontaire, ses hésitations nerveuses.
Pour mieux saisir ce qui s’opère alors, il faut faire un bref détour par les entretiens d’A. Hitchcock avec F. Truffaut, dont on trouvera ici quelques passages , avec notamment une différenciation très éclairante du suspens et de la surprise. Pour résumer, Hitchcock explique que si la surprise provoque une décharge d’émotion pendant quelques secondes par la survenue d’un événement inattendu, le suspens consiste quant à lui à faire monter puis durer la crainte à partir d’informations données au préalable. La préférence d’A.H. va ainsi vers le suspens, qu’il juge plus puissant.
Or, et c’est je crois ce qui fait toute la singularité de Decision to leave – jusque dans l’explication de son titre, à la toute fin du film -, Park Chan-wook ne choisit pas. Plus exactement, par son goût du trop-plein – celui-là même qui le faisait jouer dans Old boy avec certaines limites -, il refuse de choisir entre suspense et surprise. Et ponctue le déroulement de l’intrigue (via l’agencement des énigmes qui se charge de faire croître le suspense) d’innombrables effets de surprise. Résultat : aucun répit n’est donné à celui qui regarde.
Le suspens en effet agit en véritable lame de fond, comme dans la scène d’interrogatoire, celle où seront jetées les cendres maternelles, ou encore dans la séquence finale, aussi sublime qu’intenable (littéralement : on n’y tient plus de voir s’accomplir la prophétie auto-réalisatrice de Seo-Rae tandis que Hae-Joon s’agite sur la plage). Mais les effets de surprise, eux, piquent de toutes parts telles des abeilles affolées. Ils cuisent la peau et par la répétition, la tannent. C’est sur ces éléments, présents entre deux montées de suspense, qu’il faut insister. Car les décalages visuels, formés dans une certaine brusquerie, n’ont de cesse d’étourdir le spectateur. À lui qui aurait dû être juste sur le qui-vive, Park Chan-wook en mettra finalement plein la vue. Subtilement parfois, à coup sûr avec intelligence et malice. La malice d’un homme qui s’amuse. Et pas qu’un peu.
Quelques exemples de ces effets de surprise :
1 – Les changements (géniaux !) de point de vue, comme quand la scène est regardée de l’œil ouvert, assailli par les mouches, d’un cadavre ; plus tard du même œil, mais cette fois pris en photo et accroché au mur ; ou quand on passe du dos d’un criminel en fuite à sa propre perception de la scène tandis qu’il se retrouve au bord du toit d’un immeuble, avant de revenir à celle de l’inspecteur qui le poursuit ; dans la dernière scène, où la vue du rivage en surplomb forme pendant quelques secondes un Rothko vertical.
2 – Les déplacements furtifs de caméra, les déséquilibres soudains, comme dans cette scène où l’on voit au premier plan le haut d’un écran d’ordinateur derrière lequel discutent Hae-Joon et l’employeuse de la suspecte ; à quoi l’on peut ajouter quelques ellipses vivifiantes.
3 – La superposition originale des images, avec plus spécifiquement l’usage de split-screens – ou leur équivalent – lors des scènes d’interrogatoire, qui permettent de voir simultanément les deux interlocuteurs tout en multipliant les angles de vue dans un rythme saccadé ; le placement de personnages dans des lieux où ils ne sont pas du simple fait de leur imagination.
À l’inverse, chaque (court) moment d’accalmie suscite une émotion doublée de soulagement. Au milieu du tumulte, il apparaît comme un havre où l’état amoureux peut enfin s’épanouir. Je pense par exemple aux quelques secondes où la lingette nettoyante passe de la main de l’inspecteur à celle de la suspecte après leur repas commun. Nul besoin de voir les visages, la danse manuelle et silencieuse qui s’improvise sur ce bout de table montre parfaitement une complicité naissante.
Voilà ce qu’on nomme « mise en scène » au cinéma et qui a valu à Park Chan-wook son prix cannois. La virtuosité du réalisateur méritait d’être célébrée. L’accumulation des images a ici de quoi réjouir. On est abasourdi par la mitraille et désireux de saisir ce qui vient de passer sous nos yeux, avec toujours et malgré tous les efforts du monde quelques micro-secondes de retard. Ressentir tout à la fois l’étonnement, la fascination, l’amusement, la frustration et l’envie. Jouer, pas qu’un peu.
Après relecture de ma dernière note sur Énorme, je voulais préciser un point car ce que j’écris donne le sentiment que finalement, Sophie Letourneur aurait mieux fait de s’abstenir de faire une comédie et de s’en tenir à filmer de vrais gens au travail.
Mon propos doit être, sinon corrigé, du moins complété. Dans ce film j’aurais aimé non pas moins de comédie, mais plus de comédie. Une ou deux scènes vraiment drôles m’auraient suffi. À mon sens, elles auraient fait passer le film du statut de comédie sympathique à celui de véritable chef d’œuvre, parce qu’on m’aurait ainsi baladée entre deux puissantes émotions (le rire, les larmes). Il n’aurait pas fallu grand-chose pour y parvenir. Ce constat me paraît d’autant plus clair que :
1) je suis très (très) bon public. En général une pirouette ‘involontaire », un Pierre-Richard se cognant à un mur, un dialogue de sourds qui se prolonge ou un bruitage débile répété, bref le B.A.BA du procédé comique provoque chez moi de longues minutes d’hilarité souvent, il faut dire, solitaire.
Ce point souligne s’il le fallait le caractère profondément subjectif de tout jugement critique. Cela ne signifie pas pour autant que d’autres ne partageraient pas mon avis. Une scène réellement mémorable, le pendant drôlatique de cette fin bouleversante, a manqué.
2) les deux acteurs principaux sont excellents. Ils avaient à n’en pas douter le talent nécessaire pour augmenter la dimension comique du film. Jonathan Cohen, tout en exubérance, semble déjà s’en donner à cœur joie ; en revanche le personnage de Marina Foïs, cantonné à une attitude perpétuellement hagarde et plutôt passive (sauf lorsqu’elle se rebelle et décide dans un mouvement convenu de s’affirmer enfin en tant que femme, avec « son corps ses désirs ses droits ») ne me paraît pas suffisamment exploité.
3) pour avoir vu certains courts-métrages de S. Letourneur dont je viens de réaliser à quel point elle porte bien son nom, je sais qu’elle peut s’avérer extrêmement drôle. Je repense notamment à un grand moment où un groupe d’adolescents alcoolisés se mettaient à croire pendant une séance de spiritisme qu’ils étaient en train de parler à l’esprit d’Hitler. Disons que la scène était courte, mais intense.
Énorme, de Sophie Letourneur. Je me demande si nous sommes nombreux à avoir tant pleuré pendant le dernier quart d’heure. Le reste du film m’a plutôt fait sourire. Je ne le trouve pas aussi hilarant qu’espéré mais le résultat est un objet bien étrange. Je me suis surtout dit en le regardant que le scénario demandait vraiment beaucoup aux acteurs. Que le film n’a pas dû être facile à faire pour eux. Je me trompe peut-être complètement.
J’ai aussi beaucoup apprécié la texture de documentaire de certaines scènes, plus spécifiquement celles avec des professionnels (gynécologues, infirmières, psychologues, professeure de piano, etc). Ces personnages parlent toujours juste, parce qu’ils parlent comme ils ont l’habitude de le faire. Le tout a de quoi plaire. L’idée de la musique amérindienne dans le studio du chaman était sans nul doute l’élément tordant du film.
Mais pour être tout à fait sincère, désormais que ma lecture est finie, de ce reste, tout ce reste, je me fiche un peu. C’est que la fin, qui n’est pas autre chose qu’un extraordinaire surgissement de matière, à savoir l’accouchement, fait tout valser. Bon dieu quelle émotion. Et par conséquent, quel contraste entre cette scène ultime et l’ensemble du film, ses situations cocasses, qui nous amusent, où Fred l’exalté occupe tout le terrain tandis que Camille semble s’éteindre un peu plus à chaque apparition. Précisément : cette prolifération de scènes, bien que pleines de trouvailles, ne fait pas le poids face à ce dont elle préparait la venue. Le film se termine étouffé par lui-même. La délivrance finale l’écrase. Et Fred avait raison. Son exubérance était juste : il y avait de quoi exploser. La naissance d’un être valait bien de devenir un autre.
Alors, face à ce spectacle capable de tout, d’arrêter le temps comme de remettre à zéro les relations au sein du couple, capable soudain de faire taire un homme trop volubile et de bouleverser une femme jusqu’alors entièrement dévouée à la musique, on prend la mesure d’une vérité aussi simple qu’elle est sans appel. Tout artiste aura beau essayer de créer tous azimuts, d’inventer des milliers de formes, son acte n’atteindra jamais la force d’une naissance vécue de l’intérieur ou même regardée de près. Et je crois que Sophie Letourneur, tout en tissant son film autour de problématiques sociales, féminines, féministes, de couple et ontologiques, au fond le pressent parfaitement.
On la voit, on voit la réalisatrice – satiriste, à juste titre – baisser les armes, alors que la sage-femme (« celle qui sait », quelle science admirable encore montre l’accoucheuse dans cette scène !) rythme la respiration de Camille tel un chef d’orchestre. Quand le petit corps apparaît on ne peut que s’incliner. Et pour certains, des larmes d’émotion couleront.
Je m’en doute. De tels propos pourraient sembler pour le moins étonnants de la part d’une femme. D’ailleurs, c’est à première vue un drôle de paradoxe que de penser comme je le fais que les femmes, pas plus que quiconque, ne doivent être limitées dans aucune fonction, qu’elles peuvent être d’immenses artistes exactement au même titre que les hommes, ou les non binaires, ET que rien ne surpasse l’accouchement d’un enfant. Pourtant c’est un fait. C’est la pure vérité.
Je n’évoque pas ici la concurrence supposée entre pratiquer son art et avoir des enfants (l’artiste occupée par sa progéniture ne pouvant plus exercer son art autant qu’il/elle le voudrait). Ce sujet, qui est en apparence celui du film et a focalisé le discours (pitch, critiques) à sa sortie m’apparaît comme un trompe l’oeil. Énorme parle en réalité d’autre chose.
Si l’on va plus loin, si l’on cherche à savoir quel véritable problème pose l’enfantement à une artiste, il serait plutôt celui-ci : pourquoi vouloir créer quand on peut enfanter ? Quel sens cela a-t-il quand on a conscience, de surcroît une conscience engendrée par l’expérience, qu’aucune œuvre d’art n’aura jamais la catégorique puissance d’un accouchement ? Car c’est là la claque dont il faut se remettre. L’étonnante révélation, le bien « étrange bonheur ». Et je ne vois pas comment les artistes femmes qui ont fait cette expérience pourraient l’ignorer. Plus exactement : ne pas le reconnaître.
Mais précisément, et je crois que c’est tout l’enjeu de la fin du film : il n’y a pas d’incompatibilité. Là encore l’affirmation paraît presque trop simple. Et pourtant, il est possible de faire les deux. Le film le montre même : Camille accouche puis va jouer du Ravel. Et l’on peut trouver que le premier geste domine le second en intensité sans que ce dernier s’en trouve nullement diminué. Faire un enfant, et alors ? pense probablement Camille. La vie a pris place, un enfant est entré dans ma vie mais la vie continue. Il faut se concentrer et essayer. Comme avant.
N. B. : pour certaines précisions, voire le billet du 12 juillet 2022.
À voir, ce travail critique très abouti sur l’oeuvre d’Arnaud Desplechin. Tout y est passionnant. De mon côté j’en retiens d’abord ce qui est dit du caractère littéraire du cinéma de Desplechin, et plus largement de tout énoncé : sa capacité à exister sans contexte, sa volatilité, son « autonomie » et sa « solitude » (1:02:20). Avec, pour exemple, le début de Comment je me suis disputé où le discours du narrateur se déroule dans des contextes différents (Paul Dedalus chez le psychanalyste ; puis dans un café). Ce passage vidéo est lumineux.
J’extrapole désormais à dessein pour une application purement romanesque. Dans un texte, l’énoncé même inchangé montre une immense plasticité, permettant ainsi « plein d’usages différents ». Inséré dans des situations variées, il change de signification. Un même énoncé peut se démultiplier et muter, il ne s’appauvrira pas. Répété, au contraire, il se chargera sémantiquement. Cette drôle d’autonomie du discours a été maintes fois relevée, éprouvée et célébrée par les auteurs. Carc’est bien cet aspect-là avant tout autre qui produit sa littérarité (par exemple, Perec dans La vie mode d’emploi reprend des paragraphes entiers à divers points du roman). Littéraire, un énoncé ne peut être réduit aux circonstances dans lesquelles il apparaît ? Mais si c’est vrai c’est trop bon ! La belle matière que voici ! L’entrée dans la modernité a clairement permis de jouer de cette singularité du langage.
Sans grande originalité donc, mais tout de même en prise – et à pleine poigne – avec la bête, c’est pile sur ce point que je me trouve travailler pour la scène finale de Trois cafés.
De tous ceux que j’ai pu voir ce sera donc Loulou. Voilà un film lumineux, plein d’humour, où l’on sent de manière quasi physique la joie du couple à se retrouver ensemble. Voilà : le bonheur amoureux c’est ici, avec le rire et la déconne, le sexe et l’alcool. Et le partage de tout, absolument : les dangers, les projets, les fous rires, les mégots, le lit, la peau, la salive. « Quelqu’un c’est des heures », écrivait Mathieu Larnaudie dans son premier roman prometteur. Rien de plus juste. Loulou ancre savamment le passage du temps dans la formation du couple.
Comme souvent chez Pialat, le casting est excellent, si ce n’est Guy Marchand qui ne parvient jamais à passer pour un véritable bourgeois, sauf lorsqu’il s’en va, silencieux, avec son grand manteau – cela dit, il n’est pas impossible de considérer ce décalage comme volontaire et par un effet inverse, d’autant plus intéressant. Depardieu et Huppert, actrice dont il faudra que j’évoque un jour la grandeur du jeu, sec et fantasque, nous tiennent jusqu’au bout. Les deux individualités sont à la fois pleines d’elles-mêmes, peut-être même imbues, et parfaitement vouées l’une à l’autre. Leur ajustement est un petit miracle. En outre, là encore comme souvent chez Pialat, les interactions avec de multiples seconds rôles maintiennent l’intensité des situations en dehors de la chambre d’hôtel.
Deux plans successifs formant un vis-à-vis du repas familial
Se trouve enfin une scène mémorable, qui renforce le couple en l’immergeant dans le milieu de l’un des deux, tout en en accentuant l’incompatibilité sociale. Cette tension fabrique du drame. Tout ici est beau et sonne vrai. J’ai bien peu à en dire, il faut juste regarder. Alors, au milieu de la bouffée de vie qu’on se prend au visage, entre l’attaque d’une poule par le chien de la maison et celle, par le beau-frère jaloux, d’un copain invité, la manière dont Nelly, sentant son éloignement soudain, approche de ses lèvres les doigts de Loulou est magnifique. D’une justesse poignante. Dans ce moment aussi doux que cruel, Loulou et Nelly n’apparaissent déjà plus tout à fait comme les deux doigts d’une main. La main et la bouche de l’une sur les doigts de l’autre tentent de retenir l’amour, l’intimité et même s’il le faut l’inquiétude, du moment qu’elle est amoureuse. Cette main voudrait tout garder. Lutter sans mot dire contre l’éparpillement qui précède, inéluctable, une séparation. À son retour à Paris, Nelly se fera avorter.
« Il aurait dû être l’un des meilleurs peintres de sa génération. Mais il s’y est mis trop tard et s’est précipité trop vite. Comme dans tout ce qu’il fait. Comme quand il a voulu être pasteur et puis tout le reste… Puis il a pas appris.
Je comprends pas ce que fait Vincent. La vérité tout au fond c’est que… la vérité tout au fond c’est que j’aime pas sa peinture. Je voudrais qu’il peigne comme Renoir. Alors là ça me paraîtrait bien. Non c’est pas vrai d’ailleurs, s’il peignait comme Renoir j’aimerais pas ça non plus. J’aimerais pas ça non plus s’il peignait comme Renoir. Mais tu vois si Renoir peignait comme Vincent, alors là j’aimerais ça du moment que c’est pas Vincent mon frère qui l’a fait. Tu comprends ?
– Tu dis n’importe quoi. Tu cherches toujours à découvrir des mystères. Ya seulement la façon dont la vie se passe, c’est tout.
– Tu veux que je t’aide à te rincer ?
– Oui ! »
« C’est la poule aux œufs d’or, hein. T’as les toiles du plus grand peintre de notre époque et t’en fais rien. […]
J’ai l’impression d’être entretenu et ça, c’est le comble. J’aurais mieux fait d’être docker à Marseille.
– Enfin tu sais très bien qu’on peut pas peindre si on travaille. Tous ceux qui ont essayé ont dû arrêter de peindre.
– Gauguin a peint plusieurs années en restant agent de change.
Quand même tu m’as étouffé. Si j’avais travaillé plus fort j’aurais fait de bien meilleures choses, je le sens bien j’ai rien fait d’important.
Et puis c’est trop triste. J’arrive au bout du rouleau. T’as rien remarqué ces derniers temps ?
– Non.
– Ce que je peins ne vaut plus rien, de la merde. T’as vu le portrait de Marguerite Gachet ? Un tas de boue.
– Écoute c’est un moment de transition […] On ne peut pas toujours être au sommet…
– Au sommet !… T’as jamais aimé ce que je fais. Ah de temps en temps un mot, une phrase de pure convention mais tes goûts à toi je les connais. »
(Van Gogh – les deux meilleures scènes, avec celle de la nuit au bordel)