113 – détourage

Mardi 14 septembre

Dans Tetro de Francis Ford Coppola, on a l’impression que tout ce qui est au premier plan a été détouré. Le contour se dessine et le fond se détache, comme si deux scènes différentes, à l’avant et à l’arrière, se déroulaient telles des vies propres et difficilement ajustables. Je me souviens d’avoir lu, alors que je sortais de l’adolescence la description exacte d’un tel effet chez Gérard de Nerval. C’était dans un texte de Roland Barthes. Dans ses oeuvres les maisons, les collines et tout ce qui traçait une perspective au milieu du paysage semblaient selon l’essayiste séparé du reste. Il parlait alors de « vision schizophrène ». En plus du détourage, dans un film les jeux de contrastes, les clairs obscurs, les contre-plongées créent ce léger décollage du réel. Parfois il en faut peu : un tout petit effort d’imagination. Je lisais l’essai de Barthes dans le train, je n’avais qu’à lever les yeux vers la fenêtre et regarder l’horizon.

112 – organiques

Lundi 13 septembre

Deux courts films.

Le premier est une rediffusion dans ce blog. Mais bon. Disons qu’ici on ne s’en lasse pas. Disons même qu’il mérite le statut de refrain. Chloé Moglia ne le sait pas encore mais elle est une amie.

https://www.arte.tv/fr/videos/098239-002-A/chloe-moglia-dans-arte-en-scene/

Le second est de Kate MccGwire, une artiste découverte ce week-end.

Sur son site, il y a notamment la partie Sculptures à voir, qui répertorie les espèces de formes organiques qu’elle a inventées. Ces sculptures sont plus puissantes que ne le montrent les photos pour une raison simple : les reflets sur les milliers de plumes nécessaires à leur fabrication, visibles quand on se meut tout autour des vitrines et des cadres qui les abritent, ajoutent l’heureuse surprise de la délicatesse à l’impression immédiate et plus inconfortable d’approcher quelque chose de simultanément non viable et vivant. Je serais curieuse de savoir si des hommes aiment aussi ces oeuvres, ou bien si cet art, comme j’en ai l’intuition, plaît davantage aux femmes (la question du genre de la réception est un sujet que j’aurai sans doute l’occasion d’aborder un jour plus sérieusement).

111 – image

Dimanche 12 septembre

D’un film il m’arrive de ne retenir qu’une image et ce, que je l’aie aimé ou non. Souvent une image me suffit. Dans Sous le soleil de Satan il a fallu garder Depardieu marchant dans une sorte de colère extasiée contre le vent et la pluie. Dans Under the skin ce jeune homme baignant, impuissant, dans le liquide noir qui le conserve (je ne sais toujours pas quoi faire de l’enfant seul sur la plage). Dans Essential Killing, très banalement un homme habillé de blanc au milieu d’un espace enneigé. Dans The Lobster Colin Farrell de trois-quart dos de sorte qu’on ne voie pas son visage, demandant à sa femme qui le quitte pour un autre homme si celui-ci porte des lentilles. Dans Esther Kahn son entrée en scène. Dans There will be blood Daniel Plainview allongé derrière son fils sourd et chantonnant avec lui, le front contre l’arrière de son crâne pour faire vibrer le son. Dans l’Humanité, seul film de Bruno Dumont jamais vu jusqu’à présent, une main posée sur la terre (1). Je ne dis pas qu’un film doit pouvoir être résumé à une seule image, mais qu’il arrive qu’une image s’imprime sans qu’on le décide et qu’on la porte avec soi (et alors, ces photogrammes jouent clairement un rôle dans le passage à l’écriture). J’imagine que ce fait ne m’est pas propre. Chacun au long de sa vie constitue probablement sa banque d’images intime.

De France et sa proposition presque entièrement ratée parce que le réalisateur s’y est trompé de sujet, je me souviendrai de la femme du violeur : sa main, ses yeux bleus, son débit maladroit. Malgré toute la sympathie que j’ai pour Léa Seydoux qui reconduit de film en film le sentiment de voir jouer une petite fille avec une justesse enthousiasmante, elle n’est donc pas dans le plan que je retiendrai. Rien ne surpasse l’image de cette femme frappée par le sort (et où en réalité l’on perçoit le jeu de l’actrice), sauf peut-être celle des parents immigrés assis sur leur canapé. Les « petites gens » chez Dumont, les pauvres. Décidément il n’y a qu’eux.

(1) J’ai revu le film depuis ce billet. C’est tout le corps nu d’une fillette couché dans l’herbe mouillée du matin qui est exposé. Et la seule main touchant la terre dans le film est celle du héros Pharaon. Parfois la mémoire prend d’étranges détours – dont ceux du clicheton innocent – pour évacuer la violence dont elle ne veut pas.

107 – feu

Vendredi 3 septembre

Portrait de la jeune fille en feu

Notes sur Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma tout juste vu. Le film est coupé en deux parties : une première partie correspond à la naissance de l’amour entre les deux femmes. Là le scénario est serré, précis, chaque scène participe d’une progression très efficace et subtile. La deuxième partie est celle de l’aveu de l’amour et de l’union charnelle. Or je n’ai jamais vu amour naissant plus décharné. Chaque scène semble alors beaucoup plus relâchée, faite pour gagner du temps jusqu’au départ d’Héloïse. Les corps et leur union y sont comme traités en surface, à peine peints puis bien figés sous le vernis. Cette seconde partie déçoit autant que la première était prenante et pleine de promesses : entre ces jeunes femmes plus rien alors ne (se) passe. Sans parler de l’amitié avec la servante, pourtant si réjouissante, et qui est totalement escamotée dès lors que le premier baiser entre les deux amoureuses a eu lieu.

Et au coeur cette deuxième partie arrive l’avortement de la servante, raison pour laquelle je voulais voir le film (pour rappel, ce brouillon, cette note et celle-ci écrits pour le travail en cours). C’est là je crois que tout bascule définitivement dans ce qui m’apparaît comme un semi-échec. Dans l’histoire comme dans la perception que l’on a de l’oeuvre, cette scène s’avère une scène charnière. Voici ma question de départ et pour tout dire ma gène, le point à partir duquel j’essaie d’analyser ce qui ne va pas : comment est-il possible de me faire voir une femme qui vient tout juste d’avorter prenant la main d’un bébé dans un élan de tendresse sans que cela provoque chez moi la moindre émotion ? C’est qu’en temps normal, rien que la description d’une telle scène suffirait à me mettre sens dessus dessous. A minima me tirer des larmes. On peut d’ailleurs légitimement penser que ce genre d’images devrait être capable d’écraser à peu près n’importe qui. Et bien là, je vois la scène et rien à faire, je reste impassible, flirtant avec l’indifférente. Mais l’absence de réaction peut interpeller au moins autant que sa présence. Elle est ici d’autant plus regrettable qu’hormis la dimension strictement esthétique d’une scène par nature et d’emblée chargée en émotion, la volonté de montrer un avortement est à mon sens un acte fort, nécessaire. Au risque de me répéter, il y a certains faits que l’art doit prendre à bras le corps.

Quelques hypothèses à ce manque : pour évoquer un avortement sans rien en dissimuler il n’y a pas beaucoup d’options. Ou bien l’on adopte un regard distancié, chirurgical, qui accentuera l’aspect rude et sans doute proprement inhumain (1) de l’événement dans une sorte de réalisme glacé (c’est l’option Lánthimos, qui m’intéresse tant en ce moment) ; ou bien au contraire on montre la chair, la douleur et le sang avec une certaine empathie (2). Dans ce cas, il ne s’agit pas de sombrer dans une forme de pathos qui court toujours le risque de la complaisance, mais tout de même, de montrer les choses, et donc aussi les sentiments et surtout les sensations telles qu’elles sont – plus exactement : telles qu’elles ne peuvent pas ne pas être – dans ces circonstances. Or sur ce point, le film reste très loin de ce que l’on serait en droit d’espérer. Et néanmoins des éléments très explicites laissent penser que c’est bien l’option réaliste empathique qui est choisie par la réalisatrice : par exemple les enfants sur le lit, capables d’introduire un peu de douceur au milieu d’une accumulation de gestes bien rodés ; mais aussi le silence de la concentration et les clairs-obscurs autour du feu de cheminée ; le cadrage serré sur les mains au travail, ; le long plan sur l’avorteuse penchée au-dessus du ventre de la servante ; puis sur la servante elle-même criant de douleur – mais attention pas trop ; et enfin, Héloïse enjoignant sévèrement Marianne, au plus mal, de regarder l’opération. Avec les héroïnes, le spectateur est amené à accompagner ce qui se passe. Il en était pourtant beaucoup plus proche lorsqu’il suivait les tentatives antérieures de la servante de perdre le bébé de manière naturelle (course harassante sur la plage, pénible suspension en l’air). Car dans ces moments, du temps était laissé pour la voir faire. Autrement dit, du temps était laissé pour faire corps avec elle.

Tout est dans la pièce mais en trop faibles quantités. Certes chaque ingrédient semble disposé sur la table ; mais à la fin tout manque. À commencer par le plus important, à savoir la terreur : celle, qu’on imaginera parfaitement intriquée dans la souffrance physique, et qui devait s’abattre sur la femme avortant puisqu’elle ne pouvait ignorer alors qu’elle y risquait la vie. Un tel bilan ne se veut en aucun cas désobligeant. Mais il confirme s’il en était besoin à quel point la tâche, celle de montrer ce qui ne l’est jamais et pour cause, doit être difficile. De ce que j’ai pu percevoir c’est un casse-tête. On pourrait même envisager qu’un objectif aussi ambitieux se révèle tout bonnement impossible à atteindre. Ce qui ne doit pas empêcher d’essayer.

(1) Ici le mot inhumain n’a pas de connotation morale. J’appelle inhumaine toute expérience extrême, et plus particulièrement toute expérience physique extrême et à laquelle a priori nul n’a été préparé.

(2) En réalité il existe au moins une troisième option, qui consiste à ne pas montrer le phénomène dont il est question, mais montrer avec une grande précision tout ce qui se trouve autour.

106

Mardi 31 août

Dans Comment je me suis disputé d’Arnaud Desplechin se trouve un passage très marquant. Un passage silencieux. Paul vient de quitter Esther. Elle se retrouve dans son studio – qu’elle a réintégré désormais qu’elle est à nouveau célibataire – ou bien où elle vient de s’installer dans l’urgence ? de ce détail je ne me souviens plus. Mais au bout de quelques temps, elle s’aperçoit que ses règles n’arrivent pas et craint d’être enceinte de Paul (elle craint ou espère, c’est la force du sourire toujours larmoyant et des larmes riantes d’Esther). Scène après scène, on la voit s’inquiéter, vérifier entre ses jambes, se tâter les seins pour sentir s’ils ont grossi, et je crois à plusieurs reprises se réveiller le matin et s’endormir le soir avec chaque fois le même air soucieux de la catastrophe à venir. Elle fait un test de grossesse – ou plusieurs ? tous les jours ? -, attend le résultat. Cela sans un mot. Je me rappelle aussi qu’elle prend un thé et tient fermement sa tasse en regardant devant elle. Dans tout ce passage, chaque geste est empli d’une charge singulière, comme s’il faisait partie d’un rituel pénible qu’il faut renouveler jour après jour jusqu’à ce que quelque chose advienne, un miracle se produise. Et en effet un beau matin, au lendemain d’un événement dont j’ai là encore oublié le détail, Esther a ses règles. Je crois qu’alors elle pleure (rit) de soulagement. Tout est rentré dans l’ordre.

J’ai toujours vu la crainte d’Esther d’être enceinte comme un prétexte cinématographique : l’occasion de rendre visible à la caméra ce qu’est, en fait, être seul à nouveau. Une manière de faire voir ce qu’est ce retour à soi-même, qui n’est ni joyeux ni malheureux en soi mais s’impose dans une certaine virulence, par la puissance de la matérialité. Ce passage dit : Je est un corps en fonctionnement. Une machine qui roule pour elle-même, indépendamment de l’autre – indépendamment de l’être aimé. Esther pendant ce long temps d’inquiétude ne fait peut-être pas autre chose que se réapproprier son corps qu’elle avait, quelque part, mis en sourdine ou du moins partagé pendant toutes ses années d’union avec Paul. Dans sa fébrilité (dans, c’est à dire en son sein), c’est à la fois l’épreuve d’une soudaine étrangeté à elle-même et le réapprentissage de la matière qui la constitue qu’elle est en train de connaître. Là, devant nous. Je ne suis pas sûre d’avoir vu chez un réalisateur façon plus ingénieuse, plus sensible et plus belle de fournir à un changement de statut sentimental et à l’état psychologique que celui-ci génère leur manifestation physique.

97 – mère et fils

Mercredi 11 août

Dans L’intendant Sansho du réalisateur Kenji Mizogushi que j’évoquais dans un billet précédent, il y a cette dernière scène entre le héros et sa mère, qu’il retrouve après plus de dix ans de séparations. Cette scène est poignante. Je crois que c’est à cause de la position des corps et de leurs mouvements. Ils m’ont suffi en tout cas. La façon dont les deux viennent à s’enlacer et pour tout dire la danse qu’ils accomplissent ont de quoi bouleverser. Au début de la scène, la vieille femme devenue aveugle se tient assise comme une poupée. Elle garde les jambes étendues et le visage tombe vers le sol.

Zushio s’approche. Il vient la réchauffer, lui redonner vie. Alors, les paroles automates de la femme redeviennent, peu à peu, plus spontanées.

La femme met du temps à croire qu’il s’agit bien de son garçon. C’est très beau de voir comment, une fois certaine, elle laisse un peu d’elle s’abandonner à ce fils – et ce corps – nouveau pour elle. Il y a dans ce passage, les quelques secondes où on la voit le retrouver, quelque chose de très animal. Elle le renifle presque.

Avec la vie revient aussi le temps de la douleur vive – celle de découvrir que le père et la fille sont tous deux morts. Mais très vite, dans une dernière et sublime inversion, c’est elle qui se met à raisonner et rassurer le fils. De marionnette abandonnée au sol, elle passe en un instant et contre toute attente à la mère capable de mettre fin aux angoisses de sa progéniture. Pour finir par tenir son enfant serré sur la poitrine et le bercer doucement.

Elle sourit. C’est le sourire indescriptible de la chair retrouvée.

94

Dimanche 8 août

Les Contes de la lune vague après la pluie, de Kenji Mizogushi

Cycle Kenji Mizogushi sur arte. Je ne connaissais pas. Quelques premières notes :

– Chaque plan est comme un tableau, les cadrages sont toujours d’une grande beauté et les mouvements des corps, des chorégraphies

– Les personnages principaux masculins tranchent avec les autres hommes par leur tendresse et une certaine rondeur, parfois une sorte de mollesse, et pour tout dire une absence de virilité (c’est plus largement un cinéma féministe, qui rejette la cruauté des hommes et raconte la condition des femmes)

– Grande force de la musique (et des cris, en occident on n’entend pas de cris si perçants)

– Tout particulièrement : les coups répétés de bambou, qui me rappellent certaines scènes de There will be blood de Paul Thomas Anderson (de la même manière, ces coups créent une grande tension avant même que la péripétie n’advienne)

– Sur le jeu d’acteur : évoque le cinéma expressionniste ; parfois, drôlerie (anachronique) des personnages qui, à chaque fois qu’ils se jettent l’un sur l’autre, s’écrasent ensemble sur le sol

Les amants crucifiés : le Gouvernement poursuit les amants et les fait crucifier alors que le mari trompé n’a pas voulu porter plainte. L’affront, avant de frapper la cellule familiale, frappe l’institution. Malgré les différences culturelles patentes, nous semblons venir d’un modèle à peu près similaire :

« Il faut concevoir le supplice, tel qu’il est ritualisé encore au XVIIIème siècle, comme un opérateur politique. Il s’inscrit logiquement dans un système punitif, où le souverain, de manière directe ou indirecte, demande, décide, et fait exécuter les châtiments, dans la mesure où c’est lui qui, à travers la loi, a été atteint par le crime. Dans toute infraction, il y a un crimen majesti, et dans le moindre des criminels un petit régicide en puissance. » (Michel Foucault, Surveiller et punir).

87 – paroles

Dimanche 1er août

Sur Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin. Dans le premier tiers du long-métrage, le temps que l’histoire se mette en place, plein de petits détails gênaient l’adhésion totale à ce que je voyais (à commencer par la musique, franchement superflue sauf une fois que s’impose le Requiem de Mozart, mais bon, le Requiem, quoi ; l’héroïne suçant son pouce dès qu’elle s’allonge ; certains angles de vue faussement maladroits et autres prises en caméra à l’épaule). Jusqu’à ce que les personnages viennent nous happer. Shéhérazade d’abord, jouée par une actrice qui crève l’écran, aux intonations fortes et tranchantes, belle, fière comme savent l’être les Arabes au point de donner l’illusion qu’elle est invulnérable.

Puis Zac, émergeant beaucoup plus progressivement. Et celui dont on pensait au départ qu’il n’avait les épaules pour à peu près rien, et certainement pas pour se mesurer aux caïds de la cité phocéenne et protéger des filles soumises aux caprices des autres hommes, celui qui semblait n’agir que sous des impulsions dignes d’un enfant de dix ans s’avère capable de choisir – choisir – la voie qui le sauvera. Or sa puissance lentement acquise est celle de l’aveu de sa sensibilité. Ce pourrait être un miracle, la force du scénario est de le justifier parfaitement.

Scène après scène, le film se débarrasse alors de ses légers effets parasites pour aller à l’essentiel. Et les très grands moments de la dernière partie du film, le procès puis la visite surprise de Shéhérazade, venue lui donner un morceau de pâtisserie trop gros pour passer par le trou du grillage – quelle trouvaille – ont de quoi nous essorer en deux temps. Pendant le procès le ventre se serre, pendant la visite la substance lacrimale se met à couler. Tout cela il va sans dire, arrivant sans prévenir.

Ce qui est probablement le plus remarquable ici, c’est l’usage de la parole. Pendant près de deux heures, il n’y a aucune fausse note. Deux exemples, extraits de la scène du procès, pourront peut-être mieux faire saisir cet aspect si particulier du film :

1- les difficultés qu’a Riyad, le violeur de Shéhérazade, à qualifier l’acte sexuel devant la juge. Il s’y reprend à plusieurs reprises et alterne entre des termes triviaux et d’autres comiquement neutres tout en s’excusant de sa maladresse. Tout se passe comme s’il s’emmêlait entre les qualificatifs attendus par l’institution judiciaire, ceux qu’il doit éviter parce que trop vulgaires, et celui qui pourrait le faire condamner. Dans ces balbutiements, on entend toute la confusion probablement sincère du personnage : est-ce que si je dis « niquer », je dis que je l’ai violée ? et d’ailleurs, est-ce que niquer une pute c’est violer ? C’est finalement Zac qui posera les mots justes sur les motivations du crime, et permettra de distinguer ce qui s’est réellement passé : Riyad s’est vengé en faisant ce qu’il a fait à Shéhérazade, « parce que je tiens à elle. Parce que je l’aime. »

2- Après que la juge ait demandé à Shéhérazade ce qu’elle a dit quand Riyad et ses collègues lui ont proposé de monter dans la voiture, celle-ci répond simplement : Non. (= « J’ai dit non »). Non seulement ce non redit sur un ton très ferme ressemble totalement à Shéhérazade (et laissant ainsi entendre d’une façon assez bouleversante ce qu’elle est, fait surgir la scène entre elle et les jeunes hommes), mais en plus, il est à l’image du reste du film. Nulle part il n’y a de place pour la tergiversation. Être ambigu, hésiter, pour tous ces jeunes livrés à eux-mêmes c’est donner la possibilité de se faire manger. Chaque parole pour être entendue se doit d’être brute et claire. Chaque parole est entendue.


Dylan Robert et Kenza Fortas

82 – flipper

Dimanche 25 juillet

Le Passé d’Asghar Farhadi (2013)

Dans Le passé d’Asghar Farhadi, il y a cette scène où le père de Fouad veut le priver du cadeau que lui avait apporté Ahmad sous le prétexte que l’enfant était allé le prendre en cachette quelques heures plus tôt. Samir exige qu’il s’excuse à plusieurs reprises, et le faisant l’humilie. Depuis le début du film, le réalisateur disséminait des éléments rendant les adultes tous un peu antipathiques. Mais là c’était le summum, pensez donc : priver un enfant du cadeau qui l’attend. D’autant que le petit Fouad avec sa rage, sa petite voix et sa douleur est le seul personnage auquel il nous est véritablement donné de nous attacher. Mon parti était donc pris : Asghar Farhadi raconte l’histoire de gens mal-aimables, de là : on n’a pas envie d’être avec eux et de là : ils méritent leurs malheurs. Et puis je me suis arrêtée quelques instants. Force est de reconnaître : des moments comme ceux-là, où l’on est un peu nul avec ses enfants ; et aussi des moments où on l’est tout autant – mais en usant d’autres moyens – avec les adultes que l’on côtoie au quotidien, qui n’en connaît pas ?

Ces moments font partie de la vie. Dès lors qu’on s’installe dans des inter-relations d’ordre intime, on est voué à provoquer et subir de tels instants un peu minables où il faudra écraser l’autre. Certes pas l’écraser définitivement ni le mettre à terre pour de bon, mais réagir, se raconter qu’il ne s’agit de rien de plus, que c’est la situation qui impose de marquer le coup, de ne pas se laisser faire, ne pas laisser l’affront ou la faute se reproduire et pour cela, répliquer un peu plus fort que nécessaire. Sauf que ces moments-là se reproduiront immanquablement. Que l’on montre un visage ouvert et doux comme Ahmad ou beaucoup moins comme Marie et Samir, on finit toujours par basculer quelques instants dans la facilité mauvaise envers ses proches. De ce point de vue-là, l’intimité s’agite d’une personne à l’autre comme une boule de flipper. Pour opérer elle devient toujours légèrement hargneuse. Et dans ces conditions, si l’on doit s’identifier aux personnages du Passé, c’est – prouesse véritable du réalisateur – par cette perpétuelle intranquillité et qui constitue précisément ce qu’ils ont de moins glorieux.

Ainsi Asghar Farhadi place-t-il son (quasi) huis clos au coeur d’une tragédie sans coupable. Chacun y amène sa touche de nullité. Alors que le film avance, des éléments de vérité apparaissent, la tension monte, quelques étaux ici et là se resserrent. Certes, dans la vraie vie, la plupart du temps il n’y a pas de suicide au détergent. Pas d’employée sans papier harcelée par la femme du chef dépressive et jalouse. Pas d’adultère commis avec sa pharmacienne. On ne tombe pas non plus amoureux du patron du pressing d’en face. On ne cache pas sa grossesse à sa fille de quinze ans. Encore moins un sur temps ramassé et selon une logique de cause à effet. Sauf quand cela arrive. Mais que cela advienne ou non est (presque) secondaire, car à coup sûr d’autres détails, qui quant à eux ancrent parfaitement la fiction dans le réel, sont présents : les inévitables ratages, les punitions disproportionnées, les petites phrases blessantes, les mesquineries regrettables, et puis ces dialogues, tous ces dialogues, encore. C’est bien cette masse de détails venant tous azimuts qui permet à un film de devenir (presque) de la vie. Qu’il parvient du moins si justement à la faire résonner en lui.