On pourra aussi regarder d’autres interviews de la série, menée par un journaliste qui a l’air de savoir de quoi il parle (Sylvain Bourmeau). Par exemple celle de Mathias Énard, moins directement utile à ma réflexion, mais qui a le mérite d’évoquer la revue Inculte, dont j’avais suivi à l’époque, postée non loin sur mon accotement de linguiste, l’épiphanie. On remarquera comme l’auteur ajoute in extremis le nom de deux femmes après avoir cité une demi-douzaine de compagnons de route masculins, montrant ce que la joyeuse bande était alors, il y a une vingtaine d’années. Je crois que les choses ont un peu changé depuis et c’est heureux.
Je me souviens d’avoir pris un café un soir à Paris, avec M. E. et un ami commun. On avait parlé de Gibraltar, où je vivais alors. Enfin, plus précisément, il avait rebondi à l’évocation de ce lieu hors norme, petit morceau d’Angleterre coincé entre l’Espagne et le Maroc, sur un Gibraltar plus ancien et romanesque, celui d’Ulysse (Joyce). Énard est un homme de grande culture et son parcours, on l’apprend ici, tient de l’épique.
Plus largement, je ne peux m’empêcher après avoir suivi plusieurs de ces entrevues de noter l’origine sociale explicitement privilégiée des auteurs qui s’y expriment. Dans ce domaine comme les autres peu ou prou, grandir dans un environnement à la fois cultivé et bourgeois a non seulement joué un rôle majeur dans la naissance de la vocation des écrivains, mais aussi et surtout dans leur réussite sociale (ce qui signifie, concrètement, trouver successivement un éditeur et un public). À ce titre, le nom même de la revue puis maison d’édition Inculte se révèle d’une emblématique ironie. On ne part pas à la conquête du milieu de la culture sans armes. Celle bien sûr qui permet de saisir en vol les codes adéquats pour s’en servir à bon escient. Mais il faut ajouter à la liste, et sans doute placer en première position, l’arme qui consiste à désirer – à désirer seulement – appartenir à ce milieu ; un désir de faire pleinement partie du groupe, le groupe des écrivains. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’instinct grégaire s’apprend et c’est bien pour cela que ce n’est en aucune manière un instinct. L’écrivain solitaire et reclus est soit un mythe, soit un vieil homme qui a déjà conquis sa place.
Inscription hier soir sur Spotify. La puissance de cette application, qui suggère des artistes et indique les playlists des musiciens qu’on aime, est sans égale. Déjà passé des heures à fureter, sautillant d’enthousiasmes en surprises. Premier constat joyeux : le hip-hop, bon et frénétique, n’est pas mort, loin de là. Mais à vrai dire, plus aucun style ne semble vraiment mort, une fois tombé dans cette marmite géante qui fait bouillir le temps même et ramasse tout ensemble les groupes et les rythmes.
En une soirée des dizaines de morceaux nouveaux furent enregistrés. C’est absolument incroyable, le nombre d’artistes capables de produire une musique de grande qualité. Je n’exagère pas : ma joie est immense. Cette soudaine profusion – de noms, de sons, d’émotions – c’est presque trop pour un seul corps. Voilà exactement le genre de cadeaux, offerts à soi-même en récompense d’une année de labeur, qui rend le capitalisme invulnérable.
Entretien absolument passionnant, avec de nombreuses références emballantes et autant de lumineuses réflexions. Bon sang quelle vie que celle de cet auteur, qui n’a cessé de collaborer et continue de chercher une voie d’écriture, un chemin possible avec une vraie énergie, peut-être même fièvre.
Je dois sitôt ajouter deux autres projets à ma liste de 2023 :
– lire les poètes américains mentionnés (revoir récemment Dead man, où il est question de William Blake m’y avait de toute façon préparée),
– envoyer mon essai sur le récit à Olivier Cadiot himself, car il me semble bien que nous parlons de la même chose, à savoir la chaleur (au creux du ventre) que produit la littérature, et qui se dégage hors, ou plutôt à l’intersection des classifications de genre.
De loin le slogan le plus enthousiasmant que j’aie lu depuis longtemps.
Sans exagérer, cette phrase, c’est l’histoire de ma vie. Merci à ceux qui l’ont inventée.
Comme je cite toujours mes sources, la voici :
Il se trouve que Catherine Coquio était membre du jury de mon doctorat. Je l’ai rencontrée lors de ma soutenance de thèse. Je suis heureuse de la revoir, des années après mon grand oral, dans un contexte tout différent et pour un sujet si important. Au passage le titre de son ouvrage est parfait (et le slogan, à sa manière, y répond assez bien).
Très bonne émission sur Rousseau, que je tiens pour un écrivain extraordinaire – sa plume est inimitable – et un homme exceptionnel : pas parce qu’il était meilleur que les autres, mais parce qu’il n’a rien voulu cacher de ses défauts. Des hommes capables de faire de leurs errances humorales une matière de travail sont plus que rares : à vrai dire, à part lui dans ses textes, je crois bien que je n’en ai jamais rencontré.
À voir ou écouter, cette très belle émission de Hors série où Loïc Wacquant fait une description saisissante des sacrifices que le boxeur s’impose afin d’entrer dans une sorte de cercle sacré, à quelques semaines du combat.
Le tout raconté avec des paillettes dans les yeux (!)
Andrew Dominik: «“Blonde” est un film feel bad du début à la fin»
Le captivant réalisateur de «Blonde», vrai faux biopic sur Marilyn Monroe, visible sur Netflix mercredi 28 septembre, évoque les rapports complexes de la star à sa propre image, et le désintérêt des studios pour les projets d’auteur.
Hargneux, laborieux, brillant : l’Australien Andrew Dominik est le contraire d’un cinéaste aimable. Les rares longs métrages qu’il a réussi à terminer l’ont tous été sur le temps long, et dans la douleur, et tous ont déçu, décontenancé, autant qu’ils ont impressionné. Mais quel intérêt de faire des films qui emballent tout le monde ? Face à nous, dans une chambre d’hôtel deauvillaise, ce jour de septembre, Dominik, rauque, butor sur les bords, nous toise autant qu’il converse avec nous. Il n’entend presque rien, souffrant de surdité chronique, et donne toujours le sentiment de nous engueuler, au moins autant qu’il fait honneur à nos réflexions, en nous répondant, clope au bec, regard fuyant. Mais il est aussi d’une redoutable intelligence, et pense avec générosité, pesant ses mots pour ressusciter quelques-unes des méditations, nombreuses, qui ont mené à l’aboutissement de Blonde, son film le plus dérangeant, le plus précis et le plus impressionnant.
Blonde se base sur un paradoxe : il raconte la vie privée de Marilyn Monroe en se référant à des images parmi les plus iconiques qui existent d’elle.
Laissez-moi vous expliquer (il attrape son téléphone, et nous montre la fameuse série de photos de Monroe et Joe DiMaggio dans une chambre d’hôtel au Canada, prise par John Vachon). Vous voyez ? Je voulais utiliser la mémoire collective. Je suis allé chercher les photos. Une imagerie moderne. Beaucoup de photos prises à la lumière naturelle, au grand-angle. Blonde est un grand trafic d’images. Ce qui m’intéressait n’était pas de jouer à l’archéologue, mais de mettre la vie hors-champ de Marilyn en scène, en la basant sur ces moments photographiques.
Ces images ont tout autant participé à l’édification de l’icône Marilyn que celles des films. Et vous en changez la nature, en détournez le sens, comme celles de Marilyn dans son lit, prises par Douglas Kirkland, auxquelles vous retirez tout leur glamour.
C’est un film sur la signification de Marilyn Monroe. Comment on pense à elle, comment on la pense. C’est le projet visuel de Blonde. Est-ce que ça vous pose un problème ?
On peut dire au moins que c’est un projet beaucoup plus audacieux qu’il n’y paraît. Comment avez-vous découvert le roman de Joyce Carol Oates ?
J’ai lu le livre. Un gros roman. Qui m’a beaucoup intéressé : chaque chapitre se concentre sur un moment de sa vie, pour tenter de décrire tout ce qui l’entoure. Et puis tout vole en éclats, comme dans un film de Nicolas Roeg. Comme si le livre imitait des processus de pensée, qui tournent en rond autour d’obsessions. En l’adaptant, j’ai dû aplatir un peu tout ça. Mais je voulais garder ce feeling.
A quel moment avez-vous songé que ça ferait un film intéressant ?
Je pense depuis longtemps à un film qui détaillerait un drame fondateur de l’enfance, de ceux qui nous empêchent de voir le monde correctement. J’ai pensé un moment me lancer dans un film sur un tueur en série – horrible enfance, horrible adulte, vous voyez le topo. Puis je me suis dit que je pourrais adapter Blonde exactement de cette façon. Et que ça ne traiterait pas d’une personne insensible, mais de quelqu’un d’infiniment sensible à la place… Et une fille. Les films sont des machines désirantes, et Marilyn est un objet de désir. La liaison de tout le désir qui se portait sur elle, qui l’a détruite psychiquement.
A quel moment votre propre désir a-t-il agi dans la décision de faire le film ?
J’ai fait beaucoup de films sur les hommes. Et pourtant, je passe les trois quarts de mon existence à penser aux femmes. J’ai compris que je prendrais plus de risque en réalisant un film sur une femme. Ça m’oblige à impliquer mon cœur, mes plaies. C’est un chant d’amour.
C’est très peu un film sur le cinéma.
Vous avez raison. Beaucoup des artistes que j’admire créent des œuvres qui servent de paravent à ce qui les anime, ce qui les inquiète. Souvent des choses très banales d’ailleurs. La carrière de Marilyn n’était pas la chose la plus importante à ses yeux séminaire selon moi.
Pourtant elle n’est pas devenue actrice par hasard. Ou alors considérez-vous que c’est seulement lié au fait que sa mère, Gladys Pearl Baker, qui travailla comme petite main à la RKO, était liée de loin au cinéma ?
Devenir une actrice était le moyen d’échapper à sa condition. Mais aussi de fuir son moi. Le moi mal-aimé. «Peut-être m’aimera-t-on plus si je deviens quelqu’un d’autre ?» C’est un leurre cruel. C’est cet autre moi qui sera aimé, pas vous.
Blonde est-il une tragédie ?
Ça semblait inévitable. Un film brutal, et noir. Un film feel bad du début à la fin (rires).
J’ai un autre paradoxe à vous soumettre. Le film expose bien de quelle manière Marilyn fut utilisée par l’industrie, autant son corps que sa psyché. Mais vous faites aussi un choix qu’on peut estimer discutable en revenant lourdement sur l’insistance de Norma Jean à se démarquer de son double – elle passe son temps à revendiquer qu’elle n’est pas Marilyn. Est-ce que vous ne lui retirez pas, ce faisant, sa capacité d’action quant à la carrière qu’elle a menée au cinéma, jusqu’à devenir productrice de ses films par exemple ?
Je ne suis pas certain d’être d’accord avec votre évaluation. Nous sommes à l’intérieur de la forteresse avec elle. Sa forteresse narcissique, au sens psychanalytique. Selon moi, elle se sentait comme une personne démunie de cette capacité d’action que vous évoquez. Ça ne veut pas dire que c’était le cas. Vers le début du film, quand on la voit passer une audition pour Troublez-moi ce soir, on remarque qu’elle espère que le métier d’actrice va lui procurer une sorte de catharsis. Elle a l’opportunité, enfin, de crier ce qui la trouble. Puis, au fur et à mesure qu’elle avance dans sa carrière, elle se retrouve à jouer des rôles qui l’enferment. Une femme castratrice, ce qu’elle n’était pas. Puis cette poupée sexy, qui luiressemblait si peu. Plus le piège se referme sur elle, moins elle semble intéressée par son métier. Elle était une personne puissante, qui tirait sa puissance du fait qu’elle était une enfant perdue qui était devenue célèbre. Selon moi, c’est ce pouvoir qui, inconsciemment, l’a détruite. Dans le film, elle ne cesse de prendre des décisions tout en tenant le monde autour d’elle responsable de tout ce qui lui arrive. Sa mère est la première responsable. Pas son père. Sa mère. Et nous ne savons rien de plus qu’elle. C’est l’idée du film. A un moment, elle taille une pipe à Kennedy et fait l’expérience de ce que les alcooliques appellent un moment de clarté. On la voit se poser la question à elle-même : «comment je suis arrivé ici ?» Pourtant, elle essaye de maintenir le rêve vivant, le fantasme de l’actrice et du président. Ça ne marche pas du tout.
On sait que Marilyn Monroe, suivant le conseil de Lee Strasberg, a entreprus plusieurs analyses. La psychanalyse serait-elle une clé pour comprendre le film ?
Le roman évoque beaucoup les mythes grecs – comme cette scène dans laquelle elle pense avoir rendez-vous avec son père inconnu, et se retrouve face à Joe DiMaggio. J’ai adoré ça dans le livre. C’est tellement freudien.
Est-ce que vous avez pensé au fait que de nombreux spectateurs du film confondront la vie racontée dans Blonde avec la véritable vie de Monroe ?
Eh bien… A mon sens, aucun film n’est factuellement correct. C’est le sujet de Blonde, d’une certaine manière : nous sommes tous incapables de voir la réalité de ce qui nous arrive. Dans le film, Marilyn n’est pas la seule concernée par cet aveuglement. Comme Miller, qui pense avoir retrouvé sa Magda, son amour d’enfance. Nous baignons dans la fiction. Nous allons d’ailleurs au cinéma pour voir nos idées confirmées, certainement pas remises en question.
Ceci explique-t-il la forme très composite du film, avec ces allers et retours continuels entre les images en couleur et en noir et blanc ? Comme si nous passions sans cesse d’un côté à l’autre du miroir ?
Je me suis beaucoup inquiété du fait qu’une forme trop ostentatoire empêcherait de se connecter émotionnellement au film. Mais aussi que je serais une poule mouillée si je me contraignais. Comme je l’ai dit, c’est un film sur la mémoire collective de Marilyn. A cet égard, il fonctionne. Et il ne falsifie rien du côté des émotions. Il ajoute une couche. On ressent une sorte de déjà-vu bizarre en reconnaissant ces images célèbres, qui racontent pourtant quelque chose de différent. On ressent que quelque chose cloche. Qu’il y a quelque chose de faisandé. Comme si l’on était soi-même piégé dans ces souvenirs, au sujet desquels on nous avait toujours menti.
La reconnaissance du visage de Marilyn dans celui d’Ana de Armas joue un rôle similaire. Comme si l’œil n’arrivait jamais à faire le point dessus. Avec un inévitable effet de dissonance quand on reconnaît plus Ana que Marilyn, et inversement.
Parfois, je m’emmêlais moi-même les pinceaux sur le plateau – il y avait Ana et deux doublures, toutes parfaitement habillées, coiffées, maquillées, et je ne savais plus à qui je parlais.
Quel est votre sentiment quant au fait que la plupart découvriront Blonde sur leur télé ?
Je suis résigné. Netflix étaient les seuls à accepter de financer ce film.
Que pensez-vous du fait que les seuls films qui auront bientôt accès à la salle dans un pays comme les Etats-Unis sont des blockbusters de franchise ?
Evidemment, je remarque ce mouvement général vers des films toujours plus gros, toujours plus cons. Mais je ne suis pas sûr que le futur soit déjà écrit.
Il y a quinze ou vingt ans, Blonde aurait été vendu par Hollywood comme un blockbuster.
Je n’en suis pas si sûr. J’ai essayé de faire ce film, que j’ai écrit en 2008, il y a dix ans, en vain. Je n’arrivais pas à le faire financer. Enfin, ça n’est pas complètement vrai. J’aurais pu le faire pour beaucoup moins cher, pour 10 ou 13 millions. Mais ça n’aurait pas été le même film. Je n’aurais pas pu le tourner à Los Angeles, par exemple, ce qui aurait été une putain d’aberration.
Avez-vous des projets en cours ?
Non, aucun. Enfin, j’avais un film en tête, mais ça s’est cassé la gueule. C’est l’histoire de ma vie : des projets de films qui se cassent la gueule. Je pourrais trouver du travail comme réalisateur, mais ça m’intéresse pas.
Il y a quelques années, vous avez évoqué en interview le fait que Blonde serait le meilleur film jamais réalisé.
Ça l’était pour moi à l’époque. Mais qu’est-ce que je suis supposé penser ? «Ça sera un film très légèrement au-dessus de la moyenne» ? Evidemment que je veux réaliser le meilleur film jamais réalisé. Pourquoi faire perdre du temps à tout le monde ? Pourquoi faire un film ?
L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire sont les deux extrémités de mon arc.
Je suis très reconnaissante au commentateur de m’avoir fait découvrir ce vers de René Char. Il dit en trois mots comme le labeur d’écriture s’impose au poète : dur, tendu, quotidien. Un labeur dont il ne faut en aucun cas se laisser détourner. Dans ces conditions, les questions plus abstraites, les phénomènes collectifs, la formation de l’histoire – l’histoire « avec sa grande hâche » aurait dit Perec – ne peuvent plus être une préoccupation pour l’écrivain. Il n’y a plus place en lui.
Ce vers est sublime. Cependant, après réflexion il ne me semble pas tout à fait coïncider avec la pensée de F. Begaudeau telle qu’il la développe lors de l’émission du 16 avril. Je ne crois pas que l’auteur soit indifférent à l’histoire, mais plutôt au fonctionnement de la société et des institutions qui l’ordonnent. Indifférent aux institutions, fondées sur le jeu politique, fondé sur la recherche de la prise de pouvoir elle-même fondée sur les rapports de force.
Ce que les militants ne semblent pas comprendre – pour des raisons louables, mais qui les condamnent à un dialogue de sourds avec ceux qui se retirent volontairement des enjeux électoraux – c’est qu’on peut considérer que le véritable pouvoir consiste à ne pas chercher à l’obtenir. On peut désirer ne pas combattre, non par indifférence, paresse ou lâcheté, mais parce que seul compte de diriger son énergie et son temps vers l’amour de la vie.
Les militants, qui sont souvent eux-mêmes des retraités ou bien des gens installés dans un confort petit bourgeois (comme je le suis, culturellement du moins : ce n’est pas un jugement de valeur mais un constat objectif ; je reviendrai sur ce point) adorent opposer que les plus précaires, eux, n’ont pas de temps pour profiter de loisirs ; qu’ils ne peuvent pas se permettre de se laisser écraser par le capitalisme ni, plus concrètement, exploiter toujours davantage par leurs patrons. La tranquillité d’esprit serait donc un luxe.
J’affirme au contraire que la capacité à profiter de son temps, à aimer sa vie et à connaître la joie au quotidien n’a aucun lien avec les conditions sociales d’existence. Cela ne signifie absolument pas qu’on ne doive pas se battre pour améliorer ses conditions de travail ou lutter pour le partage des richesses, mais qu’il est possible pour une femme de ménage, pas moins que pour un cadre supérieur, de connaître le plaisir de laisser couler le jus d’une pêche lelong de son cou (1). Ce que le capitalisme nous vole, ce n’est pas le temps ou l’accès à des activités aimables, mais l’envie, ou plutôt la force intérieure de s’y adonner. Ce que la société nous ôte c’est notre propre jus.
Une société non fondée sur le profit et qui ne fasse pas de l’emploi un indicateur de valeur personnelle serait évidemment le meilleur moyen de garantir à chacun une existence pleine et paisible. C’est cette certitude qui fait de nous des anticapitalistes.
Pour autant, en attendant et faute de mieux, il reste possible de trouver des failles dans l’existant. La faille consistant toujours à s’extraire de tout commerce, au sens propre du terme. Ne peindre les plus défavorisés que comme des défavorisés est un mensonge, une facilité. Si je militais pour ma propre chapelle je dirais que c’est même une insulte. Le monde occidental n’est pas divisé entre les très riches heureux et les pauvres malheureux (attention : je ne viens pas d’écrire qu’il n’existe pas, en France y compris, de pauvres malheureux pour des raisons sociales). L’immense majorité barbote au milieu, avec des avantages et des difficultés, des RTT et des crédits, ainsi que le sentiment très juste que remplir son caddy coûte de plus en plus cher. Mais surtout, et c’est cela qu’il faut aussi entendre, cette majorité, au même titre que les riches et les pauvres, doit se battre au quotidien pour sauver sa propre aptitude à se satisfaire de richesses qui n’ont rien à voir avec l’argent.
J’affirme également que le nombre de trahisons et de reniements nécessaires à la prise de pouvoir par la gauche ne peut que la faire passer de l’autre côté de ce qui est censé faire d’elle « la gauche ». J’ai déjà esquissé une réflexion – enfin, un mouvement d’humeur – à ce sujet il y a quelques jours. Mais le fait que, tout en s’affolant de la menace fasciste et des taux d’abstention on soit déjà tout occupé à faire fructifier son hégémonie nouvelle et à diriger en leader absolu des transactions (oui) avec ceux qu’on conspuait il y a encore deux semaines en vue des législatives, a à mes yeux quelque chose de profondément – profondément – problématique.
Mais bien sûr, se présenter à des élections que l’on sait perdues d’avance en entraînant dans sa défaite ceux de son camp qui auraient pu les gagner n’est guère mieux. Dans tous les cas, on le voit, ce qui fait exister les forces de gauche est dans le même temps ce qui la fait perdre. La politique politicienne fait tourner la tête à bien du monde. Plus précisément, les enjeux, en devenant électoraux perdent leur caractère noblement politique. De ce point de vue également, la politique se désintègre dans l’élection. On pourrait dire aussi : l’élection est de droite. Celle-ci n’est en effet rien d’autre que l’autorisation ponctuelle donnée au groupe (un parti, un mouvement) de se laisser aller à la pulsion d’écraser ce qui diffère de lui.
À partir de là, il est permis de refuser, très simplement, en conscience comme aiment tant à dire les électeurs éclairés dans une sorte d’homélie douteuse, de participer à ce qui ne peut être qu’un piège. Cela ne fait pas de nous des bourgeois, indifférents aux autres ou à l’état du monde. Cette accusation systématique s’avère d’ailleurs assez insupportable, car elle veut faire taire en décrédibilisant. Tout cela, au contraire, détermine à agir là où on le peut, à faire par exemple que les relations avec les autres soient fortes et belles, que nos occupations, individuelles, collectives, professionnelles ou associatives demeurent joyeuses, aussi éloignées que possible de l’obsession des hiérarchies et de la rentabilité.
D’aucuns, je le sais, trouvent ces actes dérisoires au regard de la prise du pays par les voies électorales, pourtant sans cesse repoussée pour une raison ou une autre. Ces actes sont au contraire d’une importance majeure. D’une grande puissance car effectués hors – et souvent en dépit – des institutions. Ils existent ici et maintenant, loin des stratégies tordues et des spéculations sur un futur qui n’arrive jamais. Simplement ils s’effectuent à bas bruit. Ne font pas la une des journaux. Ne se traduisent pas par une avalanche de tweets. N’alimentent pas le feuilleton. Ils échappent à cette autre plaie de l’époque, fruit et nourriture du capitalisme qu’est la quête permanente de la médiatisation de soi, l’autopromotion qui rend à peu près dingues tous ceux qui s’y adonnent.
À bien y regarder, cette dimension-là de la politique s’avère la plus essentielle à tenir et la plus difficile. Elle exige un renoncement profond que l’autre, celle qui se mesure en sondages payés par les agences de communication, ne connaîtra jamais. François Bégaudeau a parfaitement raison : écrire est gratuit. Procure à titre grâcieux de la jubilation. D’innombrables activités de ce type existent. Elles sont la vie même, son sel. Alors certes, nous ne votons pas. Grand bien nous fasse : l’abstention est une saine routine.
(1) cf la fin de la discussion dans Hors serie, où la journaliste Louisa Yousfi cite les dernières lignes de Comment s’occuper un dimanche d’élection.
Drôle, sympathique et baroque : ça, c’est pour ce que j’ai perçu de l’écriture – une écriture attentive aux gens et à l’espace – de Frédéric Ciriez. L’auteur, lui, a l’air drôle, sympathique, baroque, mais c’est avant tout une voix et une diction bien particulières, qu’il faut entendre.
Je viens de lire une interview de l’écrivain Joseph Andras, qui explique ne pas avoir « un rapport de très grande proximité avec la fiction » et préférer partir du réel, s’appuyer sur le document. Je ne connais pas cet auteur – mais de toute façon, ce blog a vite pris l’allure d’une brocante où j’accumule le fratras joyeux de mes découvertes en matière de littérature contemporaine, je ne fais donc ici que poursuivre fidèlement la voie qu’il s’est donnée. Je ne saurais dire de quelle manière Joseph Andras retranscrit le réel dans ses textes. Mais déjà, je relève dans ses propos quelques flèches qui me plaisent :
« On a trop souvent tendance à faire de la droite et de la gauche des catégories morales, des « sensibilités » : la droite est méchante, la gauche est sympa. […] On continue d’entendre, ici et là, que la colonisation serait de droite et que si la gauche l’a parfois appuyée, ce fut malgré ses « valeurs ». Bien sûr, c’est faux.
Victor Hugo et ses envolées sur la conquête au nom du progrès, c’est la gauche. Mitterrand qui ratifie l’exécution de Fernand Iveton et donne l’ordre final de frapper Ouvéa, c’est la gauche. Hollande qui chante son amour à Netanyahou, c’est la gauche. C’est que, ramenée à l’os, la question coloniale est celle de l’accumulation du capital. Des matières premières. De la force de travail. Après, on enrobe : les Lumières, le petit Jésus, la possession d’une âme, la modernité, le tout-à-l’égout et les Gaulois. »
Puis, au sujet du détournement du sens des mots opéré notamment par les politiques :
« C’est une question compliquée. Je veux dire, ce qu’il faut faire des mots salis. Doit-on garder « socialisme » après les crédits de guerre votés par le SPD allemand en 1914 ? « Communisme » après Douch et son programme de tortures ? « Démocratie » après Bush et Blair ? « Féminisme » après Femmes puissantes de Léa Salamé ? Faut-il les abandonner, en trouver de nouveaux, les laver puis les brandir avec orgueil ? Il n’y a que dans les dictionnaires que les termes soient intacts. À l’air libre, ils ont tous du noir sous les ongles. »
C’est vrai que c’est une question difficile que celle du traitement des mots quand ils ont été galvaudés. Mais en réalité, il en est des mots comme du reste, je veux dire tout le reste : se coltiner le réel, c’est regarder la contradiction, les torsions internes dont les faits sont faits. Se coltiner les mots, c’est aussi se confronter à leur polysémie, à leurs connotations comme leurs insuffisances. Aucun concept ne peut englober en son sein un morceau d’existant, mais le mot est lui-même un morceau d’existant. C’est une matière, un espace de manipulation.
Un mot ne peut donc se suffire à lui-même car un mot seul, toujours, mentira. Le mot est par nature totalitaire et trompeur, il prend de la place, s’impose, tonitruant, comme un homme sandwich pour ne montrer que ce qu’il veut selon le contexte. En se faisant jour il déploie sa propre propagande, la facette parmi d’autres dont on croit naïvement qu’elle nous arrange, là, à ce moment précis. Ces dernières années plus particulièrement, on a appris à se méfier de l’image, à ne pas s’arrêter à ses effets immédiats. Pourtant la situation des mots est la même. Je les aime comme j’aime le réel pour cela très exactement. Pour cette béance qu’ils présentent, la manière dont leur sens nous glisse entre les doigts alors même que nous croyons les attraper. Prendre le réel à bras le corps est ainsi le but de la littérature, mais en tant qu’impossible visée.
Voici un documentaire passionnant sur la guerre d’Irak de 2003 et ses conséquences jusqu’à aujourd’hui. Il présente uniquement des témoins et des acteurs directs du conflit (aucun dirigeant de l’époque, dont la bêtise et l’arrogance s’avèrent au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer). En plus du récit d’actes incroyablement courageux de certains civils et de destins tragiques, c’est des militaires américains que je me souviendrai. Parce que leur position, vingt ans encore après leur mission est absolument intenable ; que tout leur discours est constitué d’indémêlables noeuds et qu’on les voit, là, face à la caméra, composer comme ils le peuvent avec les contradictions qui les habitent. Les slogans dans lesquels ils ont grandi et les absurdités qu’ils ont vues, les horreurs qu’ils ont commises, tout ce qui est en train de les ronger. Plus encore qu’ailleurs, les mots – leurs mots – ne suffisent pas. Et dans leur regard on lit : il nous faudra tenir dans notre guerre interne, les innombrables collisions dont nous sommes désormais tissés.