157 – sortie

Mardi 1er mars

Lu Une sortie honorable d’Éric Vuillard avec plaisir, tout d’abord parce que c’est le premier roman que j’arrive à lire depuis des semaines, pour ne pas dire des mois. C’est toujours un immense soulagement de réussir à finir un texte quand on commençait sérieusement à croire que ce ne serait plus possible, ever, que l’envie ne viendrait plus ni aucune capacité de concentration. Ce récit s’est même avéré plus facile d’accès que ce à quoi je m’attendais. Plus court, d’abord (199 pages d’un petit format) et donc rapide à lire, d’une langue assez simple et fluide. À vrai dire sur ce point, j’ai presque été déçue tant je m’attendais, au vu des quelques critiques dont j’avais eu connaissance, à un livre austère : je m’apprêtais à ouvrir un livre austère, écrit dans une langue austère et méticuleuse, un peu froide, distante de son objet ; un livre en d’autres termes écrit dans la langue de l’époque où son histoire se passe. Un livre très IVème république. Pour aller au bout je dirais que j’avais des attentes un peu réac. Je me faisais une joie après cette longue abstinence de me heurter à une écriture gracquienne, ou yourcenarienne, voire malraldienne, enfin ce genre-là, devenu rare parce qu’avec toujours quelque chose de légèrement hostile au lecteur (la littérature contemporaine sauf inévitables exceptions est plus arrangeante).

Or, précisément, c’est un autre livre que j’ai trouvé, un livre de notre temps ; bien documenté, mais à l’ironie parfois trop appuyée. C’est que son auteur semblait pris entre deux désirs contradictoires : celui de faire de bons mots, de se montrer capable de distanciation et d’esprit / celui de ne pas passer auprès du lecteur pour un écrivain cynique. Vuillard évoque à plusieurs reprises le racisme de ses personnages, mais craint à chaque fois qu’on le croie comme eux ; il choisit de s’intéresser exclusivement à des hommes politiques français quasiment oubliés, tous notables établis et hommes de pouvoir protégés (ce qui est à mon sens la véritable audace du texte) pour nous assurer, à la fin du roman, chiffres des morts à l’appui, de sa condamnation de la guerre d’Indochine. Les décideurs sont gros et fats, ils spéculent sur des cadavres, pleurent avec indécence sur leur carrière ruinée quand d’autres, au fond de la jungle asiatique, perdent la vie… Et alors, au milieu de ces affirmations sans aucun doute clairvoyantes (ce point n’est pas à remettre en question) mais présentées d’une façon tout de même bien manichéenne, pointe de temps à autre chez l’auteur comme une tentation : un désir, donc, d’ironie. Dans un tel contexte, cette posture soudaine ne peut que glisser dans le sens déjà impulsé, totalement explicite, que je viens de résumer. Dans ces conditions il n’est pas possible pour Vuillard de rester sur la crète comme l’aurait fait par exemple un Flaubert. Que pensait ce dernier d’Emma, de Frédéric, de Félicité ? Probablement tout ce qu’on en perçoit à la lecture (peine, mépris, curiosité, dégoût, empathie, pitié) ; et en réalité il est inutile de vouloir trancher : c’est dans la dissection totale, sans limite, que permet le véritable traitement ironique, à la fois dans cette suspension et cet écartèlement du réel que réside sa puissance. C’est ainsi qu’il est juste. Or dans Une sortie honorable, l’ironie prend parti. Tout au long du récit, coincée entre la peur du malentendu et la démonstration comme dans un casse-noix, elle se coupe de possibles visions. Elle perd en lucidité.

Malgré la saveur de certains portraits et l’inventivité introspective qui s’y déploie (l’auteur imagine les pensées et sensations de ces hommes qui ont fait l’Histoire), toute ambiguïté est presque systématiquement évacuée. On peut le regretter. Pour autant, il faut souligner la grande beauté de certains passages, où la langue employée et les images convoquées méritent de rester en mémoire. En voici le relevé :

p. 42 : Il n’y a sans doute plus beaucoup d’Edouard Herriot dans cette grande carcasse, il y a le cacique, le sachem des bords du Rhône. Le reste est mort.

[…] à midi, dans le brouhaha qui monte, Herriot n’est soudain plus qu’un vieux monsieur fatigué, il flotte dans le néant. Mais la bête continue de vivre et de s’alimenter. Elle sait que lorsqu’elle entre dans une pièce, la foule se lève. Elle sait que les jeunes bêtes, qui attendent qu’elle meure, tournent autour d’elle en silence, mais que lorsqu’elle a fini de parler, qu’elle pousse un petit rot, tout le monde se lève de nouveau et applaudit. Elle sait que des rues porteront son nom. Elle sait qu’on fera son éloge funèbre. Elle sait que les applaudissements, les bonjours compassés, les ronds de jambe, c’est son éloge funèbre qui a commencé. 

p. 46 : les discours se replient les uns sur les autres comme les sentiers d’un labyrinthe ; il n’en reste rien. 

p. 83 : De Lattre avance dans le désert du langage, là, entre le sable des mots et le vent du sens. Il est tombé dans une sorte de tempête sourde. Pas un bruit. Mais où sont donc les petits mots que Cabot Lodge lui a appris, laborieusement appris, et qu’il lui a fait répéter une dernière fois, devant les toilettes, tout à l’heure ?

p. 89 : On étale la vie privée, et puis on la remballe comme un morceau de fromage

De Lattre s’enfonce dans la langue anglaise comme dans la forêt tropicale. 

A ce moment, la porte bâille, on aperçoit le racisme ordinaire de l’armée. 

p. 103 : plusieurs crânes chauves firent une couronne autour d’une petite carte. 

p. 102 : L’Indochine est à présent un simple fond de carte, il en a repéré et localisé les fleuves, les montagnes, les immenses forêts. L’Indochine se tient là, toute seule dans la nuit, au carreau. 

p. 105 : Le commandant en chef épingla d’abord des décorations sur tous les torses disponibles. 

p. 107 : Ainsi dérivent les hommes vers de gigantesques désastres.

p. 110 (génial !) : on vit tomber du ciel des poignées de corolles, petits cercles de toiles bleues, méduses légères, voletant au-dessus de la luxuriante vallée. Les paysans regardèrent tomber les pétales d’oeillets, quelque mille huit cents pétales, avec deux batteries d’artillerie aéroportées et deux compagnies de mortier lourd.

p. 114 : À présent, le voici dans son abri tapissé de nattes et de sacs de terre, devant son climatiseur, à froisser des papiers imbéciles, à mâchouiller des crayons. Il regarde le monde à travers une moustiquaire.

p. 124 : Il paraît que le Viêt-minh va attaquer. On le craint, on le désire. Par moments, on l’oublie.

Le narrateur convoque un flash-back de Lumumba enfant pour deviner « le monde dont [Dulles] rêvait et qu’il tentait d’atteindre par une forêt d’intrigues. » p. 140-141

Les p. 172-173… :

… trouvent un écho p. 178 :

153 – incidence

Mercredi 16 février

(suite de perron) :

Au point d’y prendre goût et je recommençai. Plusieurs semaines d’affilée. M’appuyai sur l’heure que j’avais établie de son retour du travail pour deviner le reste, pour tirer le fil de ses allers et venues, tenter d’autres horaires et d’autres jours, essayer d’autres formules, et ainsi peu à peu tisser la toile de ses habitudes jusqu’à le cueillir parfois au petit matin, en soirée plus tard mais le week-end, le suivre de loin le plus souvent et rester derrière lui, plus rarement me risquer à le croiser sur le trottoir, et alors, laisser une seconde mon regard dans le sien ou bien garder le nez dans mon col de manteau, sur mon téléphone, puis au moment de l’approche me mettre à lorgner le bord de son épaule comme s’il était translucide. Nous aurions parfaitement pu être voisins de quartier. S’il m’avait repéré c’était la seule explication. Le jour où j’aurais le courage de faire la file avec lui dans sa boulangerie habituelle je me promis que je le saluerais. Je n’en eus pas besoin. Les circonstances trouvèrent d’elles-mêmes une solution à ma curiosité croissante, mon envie de savoir quoi au juste ça je l’ignore encore mais savoir davantage. Une incidence, plus exactement, tout en faisant grandir ma curiosité me fournit le moyen de l’assouvir. À moins que ma patience seule payât. Ma patience mon audace. Ma patience, mon audace ou mon désœuvrement. Je fus donc récompensé de mon ennui. Emporté par le flux du hasard et des nécessités une occasion m’échut de rencontrer cet homme. Je m’étais réfugié dans le Mac Do qui faisait l’angle en face par un jeudi matin et frais. Sirotais un café allongé dans un gobelet en carton. Il sortit. N’avait plus de laisse mais tirait gentiment derrière lui plus qu’il ne le tenait un petit garçon et plus précisément le petit garçon à la dame en talons. Ainsi supposai-je les trois plus le chien s’étaient-ils constitués en foyer. Un ménage encore assez récent : moins de deux ans. Il avait pris en charge cet enfant. Allait le déposer à l’école. Je les suivis. Vis où l’enfant apprenait. Où Fossaert bifurquait ensuite, et bifurquerait toujours le matin, s’avéra-t-il, une fois seul, à savoir quatre jours ouvrables par semaine plus le dimanche de 7h45 à 10h15 douche comprise : FitnesStrong, salle de sport et de musculation, surface 600 m2, deux étages un sous-sol, capacité de cent quarante-six personnes, située à sept cents mètres de l’établissement scolaire et que le lieu de vie distançait d’un kilomètre deux cents, de même qu’il distançait de cinquante mètres la boulangerie habituelle et le marché idem bien que tous deux en sens opposés, de trois cent cinquante l’arrêt de tramway qui menait au travail moyennant un changement porte de Ninove, de deux kilomètres cent la grande aire de jeu du dimanche après-midi mais de vingt mètres à peine le petit parc en face, avec son mini toboggan rouge, ses deux balançoires, sa pelouse écorchée sous les glissades, son araignée en cordes.

Deux séances hebdomadaires, il n’en fallait pas moins. Le mardi le jeudi. Impossible le dimanche : j’étais au lit avec Élodie. En semaine, si on m’attendait au bureau je décalais, adaptais mes horaires d’entraînement de façon à pouvoir le retrouver plus tard. Somme toute comme du temps de la filature. Avec cette fois des contraintes plus régulières. Me cantonner à la salle serait même plus pratique. Après tout. Je pris un abonnement de trois mois. Il n’en fallut pas plus.

149 – transition

Mercredi 9 février

En étudiant à nouveau Cyrano il m’est apparu qu’Edmond Rostand a du génie pour deux choses :

1) ses dialogues coulent selon une logique particulièrement rigoureuse. Entre les personnages les thèmes glissent, il y a comme une évidence. Mais cette évidence est le fruit d’une grande précision. On pourrait dire que la fluidité des dialogues a quelque chose de très… solide : tout est calé. Pour avancer d’un point à un autre, ces dialogues demandent en l’occurrence un sens aigu de la transition.

2) par ailleurs, Rostand a l’art de produire des successions d’événements, dans un effet boule de neige (ou domino) extrêmement efficace. Il trouve actes, faits et hasards adéquats, les distribue selon un timing qui rend l’ensemble inéluctable autant que vraisemblable (toutes proportions gardées).

Je me disais cela, c’est à dire passais d’un constat à l’autre au fil de ma lecture avant de comprendre qu’en réalité, ces deux forces de l’auteur n’en sont qu’une. Au théâtre de façon plus manifeste qu’ailleurs, paroles et péripéties occupent une fonction similaire. Ce sont elles qui permettent à l’intrigue de se dérouler.

En conséquence de quoi on pourra tenter cette hypothèse linguistique générale : transitions (dans le discours), coïncidences (dans le récit) et peut-être même éléments perturbateurs (dans le schéma narratif) sont une seule et même chose. Un arbitraire qui relie : un arbitraire nécessaire.

144 – perron (première marche)

Dimanche 30 janvier

Le premier jour j’allai à l’adresse indiquée sur le document de l’hôpital. Je m’avançai jusqu’à un grand immeuble en vieille pierre et me posai devant l’interphone. Par chance il y avait bien parmi la petite dizaine des noms inscrits un Frédéric Fossaert. Il vivait toujours là, deux ans après sa rupture avec Élodie. J’y songeai mais ne sonnai pas. Je n’avais aucune raison de lui parler. Rien à lui dire. L’envie de le voir me démangeait. Ne serait-ce que pour savoir à quoi il ressemblait. Quelle était son allure. Si Élodie avec moi avait perdu au change. Je traversai la route pour regarder la façade. Me postai contre le grillage du petit parc en face. L’heure de fin de travail n’était pas encore arrivée pour la plupart des citadins, le parc était vide, le soleil commençait à décliner. Rares étaient les lumières allumées dans ces grandes pièces hautes et aux fenêtres immenses. Tout semblait immobile à l’intérieur, très calme, tandis que dehors la circulation était dense. Sur les trottoirs les passants s’évitaient. Bientôt ils sortiraient par jets des bouches de métro. J’étais venu sans plan d’action. Le désir de voir ce type ne diminuait pas. Je restai ainsi quelques minutes. Reçus un texto d’Élodie : tu me rejoindras ce soir ? Puis finis par partir, les mains dans les poches. Le téléphone chauffait le creux de ma paume.

Je revins deux jours plus tard à la même heure. J’avançai à nouveau jusqu’à la grande porte mais cette fois appuyai du bout de l’index sur le bouton de la sonnerie de Fossaert. Sans hésitation. Silence. Sonnerie. Silence. Personne ne répondait, personne n’était là-haut. Je ne me retournai pas pour ne pas sembler louche. Sortis de ma poche un rouleau de scotch et une petite bande de papier avec lesquels je fis du découpage puis un peu de collage en insistant bien sur les bords latéraux pour cacher solidement le nom. Je revins cette fois à ma voiture que j’avais réussi à garer à distance convenable. Attendais en écoutant le début d’un podcast sur Richard Stallman, puis quelques morceaux d’electro-hip-hop, puis la fin de l’émission. Pendant ce temps-là je vis entrer dans l’immeuble tour à tour quatre personnes dont une femme un peu forte ; plus tard un adolescent blafard qui arriva en skate et le ficha pile sous son aisselle avec une fluidité admirable au moment même où il posait le pied sur la première marche du perron. Aucune des quatre premières personnes ne réagit en tapotant sur le digicode situé juste sous l’interphone pour entrer dans la cour de l’immeuble. C’est peu avant 18h qu’un homme vêtu d’une courte veste en cuir brun, s’y arrêta plus longtemps.

Cette étape de l’écriture est cruciale. Elle inaugure quelque chose de radicalement inédit : est en train de jaillir, doucement, à bas bruit, un roman à suspense. Voilà que je déroule une enquête, imagine un thriller. Invente à la fois une énigme et les moyens de sa résolution. Et veux obéir pour la première fois aux codes du genre. Écrire un vrai roman, pour paraphraser Cyrano accédant à un nouveau mode de discours, « c’est si délicieux, c’est si nouveau pour moi. » Ce serait un peu comme se mettre, après vingt ans à rejeter l’idée même de corps individuel, à faire du yoga plusieurs heures par jour. Ou après plus de quarante de refus de penser le passé, décider coup sur coup de se plonger trois mois entiers dans le XVIIIème siècle et faire de l’histoire familiale un objet littéraire.

Avoir plusieurs vies. Mais quelle chance.

137 – caractère

Mercredi 12 janvier

Agamautos était assez intelligent pour briller parmi les idiots, mais assez idiot pour s’en satisfaire. En conséquence de quoi les seuls êtres auxquels il s’attachait étaient ses faire-valoir. Bien sûr il s’en défendait avec force, jurant au contraire entretenir seulement des rapports francs et amicaux avec des pairs. Pourtant ceux qu’il aimait le plus gagnaient avec son affection l’étonnant privilège de se voir toujours évoqués par lui dans les termes les plus humiliants. Dans sa bouche chaque marque d’estime devenait un poison. Tôt ou tard, parlant de ses amis en leur absence, entre deux compliments il glisserait une anecdote à leur désavantage ; et c’est encore par excès de tendresse qu’il dévoilerait certaine confidence qu’en lui faisant, ils avaient cru naïvement qu’elle resterait secrète. Quand ils connaissaient un succès, il expliquait de quelle manière il les avait aidés. Quand c’était un échec, ils n’avaient pas voulu l’écouter. Quand il s’était avéré judicieux d’ignorer son avis, il ne le disait pas mais le clamait à tout va, afin que chacun voie en lui non plus celui qui se trompe, mais un homme rare et sincère, capable de reconnaître ses erreurs avec humilité. Enfin, s’il n’était intervenu en rien dans la réussite de l’un d’eux, il transformait ses éloges en exercice d’admiration qui pour finir laissait admirer bien davantage la noblesse de ses sentiments propres et sa fine rhétorique que l’ouvrage du frère. Agamautos n’en pouvait mais, il lui fallait étouffer sous sa présence ce à quoi il tenait et chérir ce qu’il pouvait étouffer. D’ailleurs, il n’était pas besoin de l’observer longtemps avec ses proches pour comprendre qu’en dernière instance il aurait toujours l’ascendant, et qu’à leur première tentative pour prendre leur envol – ou celle de le contredire, ce qui revenait au même -, il n’aurait qu’à leur donner une petite tape sur le bout du museau pour que les choses rentrent dans l’ordre. Aussitôt ils feraient allégeance. L’affront ainsi lavé, il leur serait permis de revenir à ses côtés dire ce qu’il disait déjà, mais moins bien que lui. Que toutes ces relations soient inégales ne le dérangeait pas : Agamautos aimait à se croire – et se dire – entouré d’êtres chers. Seul au milieu de sa cour il pourrissait sur place.

134

Mercredi 5 janvier

Cyrano à Roxane certaine que Christian n’est pas un sot alors qu’elle ne lui a jamais parlé :

« Oui tous les mots sont fins quand la moustache est fine. »

La réplique en elle-même est déjà excellente. Prononcée par Depardieu dans un mélange parfait d’ironie et de désespoir – les deux ensemble, à l’équilibre -, elle devient carrément géniale.

133 – le progrès

Mardi 4 janvier

Je lui tins la porte, elle s’engouffra aussitôt. Fit quelques pas puis s’arrêta deux secondes pour observer l’espace qui s’ouvrait devant elle. Pourtant, elle se dirigea vers la première table disponible, située tout à droite, dans ce qui ressemblait encore à un couloir juste avant l’échancrure vers la grande salle et ses tables en quinconce. Et comme si elle n’était pas assez à l’étroit, elle choisit une chaise installée légèrement de biais, encore à droite, de l’autre côté de cette table. Ainsi elle s’était comme coincée, dos à la salle, ou plus exactement appuyé un peu contre une colonne de pierre, un peu contre la vitre donnant sur la terrasse. Elle s’assit sans attendre de savoir si l’emplacement me convenait. Je l’imitai et attrapai la chaise devant moi sans mot dire. Elle me faisait l’impression de vouloir prendre le moins de place possible, se cacher. Peut-être évitait-elle simplement de faire de ce moment un moment agréable. Me le signifiait par sa posture. Et en effet je me rendis vite compte qu’en plus de nous être mis dans l’angle le plus exigu du café, nous étions sans doute dans le plus bruyant, puisqu’à gauche se trouvait le bureau de tabac qui accueillait un défilé incessant de clients, avec ses noms de marques de cigarettes braillés en plus du brouhaha de la salle, des commandes relayées à plein poumon par les serveurs au barman affairé derrière ses machines, de leur vrombissement régulier, de ses acquiescements exagérément joyeux, des commentaires enfin des habitués qui n’en finissaient pas de boire leur verre, le coude bien posé sur le comptoir qui s’achevait en caisse – cliquetis métalliques -, en ramasse-monnaie et en bureau de tabac. Installés sur leur chaise haute, à un mètre de nous à peine, ces clients aux cernes jaunes semblaient siroter au-dessus de notre épaule. Sur les plateaux jetés contre le zinc, les verres tintaient en s’entrechoquant. Un serveur s’approcha et nous demanda ce que nous voulions prendre. Chaque fois que quelqu’un entrait ou sortait, portefeuille ou paquet de clopes en main, la porte laissait passer un souffle froid de l’extérieur. Nous demandâmes deux expressos sans retirer nos manteaux.

131 – deux croissants bien roses

Samedi 1er janvier

(La fiction, ce grand fourre-tout bariolé du réel)

Au petit matin elle sauta du lit et proposa d’aller chercher de quoi fêter dignement le lever du jour. Il avait gelé la nuit sans crier gare, et le ciel depuis avait pris des reflets rose pâle qui se diffusaient jusqu’au bord des vitres. Là où la buée se forme. À ce moment, nul n’aurait pu dire si un tel état des choses durerait longtemps. Cette ambiance d’hiver et de coton avec son froid soudain mais peut-être éphémère l’excitait comme une gosse. Elle était en joie, comme si elle avait trouvé penchée à la fenêtre de sa chambre le jardin familial tout recouvert de neige. Elle voulait partir tout de suite acheter chez le boulanger du coin quelques viennoiseries fumantes. J’étais à peine réveillé et finissais mon bâillement qu’elle était déjà habillée. Maintenant elle sautillait sur place pour enfiler ses chaussettes. Je pris un air béat et quoi que peu enclin à manger le matin ne refusai pas l’offre. Une idée m’était venue. Rester seul quelques minutes dans cet appartement que je connaissais peu me plaisait. Je pourrais travailler à me l’approprier davantage. Je commandai deux croissants, fis mine de me lever pour aller chercher de l’argent dans mon portefeuille. Il se trouvait dans la poche arrière de mon pantalon juste au pied du lit. Elle refusa et se précipita dans la cage d’escalier en feignant l’indignation. Elle claqua la porte. J’entendais le tempo de ses pas s’éloigner. Je fermai à nouveau les yeux et restai ainsi un court instant, dans un demi-sommeil, tout au rayon de soleil qui me chauffait la joue. Puis je me repris ; haussai mon oreiller pour observer cette chambre où je venais de passer la nuit. Tout d’abord je regardai l’immense bibliothèque dans laquelle le lit – un simple matelas posé à terre – était comme encastré. Elle occupait deux murs entiers adjacents. Je reconnus rapidement un classement par genres, clair mais rudimentaire. Elle contenait beaucoup de littérature classique. Devant moi tout en haut, une étagère était consacrée à une dizaine de Pléiade, dont sans surprise Dostoïesvski. L’écrasante majorité des autres livres était constituée de romans de poche. Je comptai trois exemplaires de l’unique livre de J. K.Toole, sept Ken Follett en rang d’oignons. Pas de Kundera, aucun Modiano, nul Boris Vian (décidement cette fille était fantastique). Quelques auteurs du XVIIIème siècle. Les confessions et Le neveu de Rameau. Sur les étagères les plus accessibles, celles qu’on pouvait atteindre sans avoir à se mettre debout sur le lit se trouvaient les essais de sciences humaines – sociologie, psychologie. Sur la droite et à portée de main, une bonne moitié du meuble contenait de gros ouvrages sur le corps : des traités de yoga, de méditation, d’anatomie mais aussi de sport, d’escalade en montagne et de trekking. Juste à côté s’entassaient trois piles de Kinésithérapie, la revue, mensuel dont le prix à l’unité me parut prohibitif lorsque je parvins à le déchiffrer de ma place. Enfin, tout en bas avaient été placés les livres d’art. C’était là un grand fourre-tout bariolé. Toutefois, rares étaient les ouvrages simplement déposés sur une rangée. Isolés. Ici pas plus qu’ailleurs rien ne traînait. Plus exactement tout semblait comme figé. Chaque objet restait tenu l’un à l’autre. Malgré, ou peut-être à cause de cela, de cet ordre et de cette solidarité des choses – les choses d’Élodie -, mon regard tomba sur une chemise épaisse en carton rigide blanc et rose. Là-bas, tout en bas, à demi cachée par les couvertures du lit près de mes pieds étendus. Calée entre les gravures sur roche des aborigènes d’Australie et Cindy Sherman. Comment un dossier était-il arrivé à cet endroit ? Je me penchai en avant non sans plier les genoux. L’attrapai. Le ramenai à moi. Me redressai. L’ouvris.

128 – un modèle d’écriture

Jeudi 23 décembre

Après le saut temporel d’hier, plongée rapide dans l’écriture du siècle des Lumières. J’aurais pu prendre l’abbé Prévost pour modèle, puisqu’en lisant l’article je me suis souvenue à quel point j’avais été marquée à certaine époque par Manon Lescaut puis dans sa foulée Cleveland. Ce sera pourtant Rousseau et son livre des Confessions l’un et l’autre plus connus que je citerai. Il faut voir en effet comme l’auteur passe par la négation pour mieux atteindre l’existant. Chez lui, c’est le détour qui permet de toucher le plus sûrement sa cible. Cela donne une voix qui nuance et ce faisant, avance, pour à la fin affirmer en niant tout le reste. Ainsi approche-t-on, pas à pas, de la justesse (plus exactement : l’expression juste du sentiment). Rousseau est toujours subtile, non d’une subtilité un peu oiseuse, qui se gargariserait des mots qu’elle utilise mais au contraire vise et fait mouche.

Livre premier (1712 – 1728)

« Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation (a). Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me ramenèrent à l’état d’enfant. A Genève, où l’on ne m’imposait rien, j’aimais l’application, la lecture; c’était presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relâche (b). La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenait bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d’étude, et que, si je n’appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j’appris je l’appris sans peine, et n’en ai rien oublié.« 

Il s’opère comme une accumulation de savoirs/sensations telle que peu importeraient presque ce qui est et n’est pas : seule la somme compte véritablement, c’est elle qui s’avère moyen de connaissance. Ainsi, (a) qui additionne des éléments entièrement positifs (latin + menu fatras = éducation) et (b) qui s’avère plus complexe (le jeu n’est ni l’application, ni la lecture, ni le travail et pourtant il est un « amusement » qui n’existerait pas sans eux) finissent par agir de manière très similaire sur notre compréhension. Quelque part, a et b obéissent à une structure commune.

Inutile de préciser (!) que je me reconnais une très grande familiarité avec cette manière de penser ; et c’est ce procédé de soustraction/addition que j’aime le plus chez Rousseau. Il l’a poussé à sa plus belle expression.

Et sinon, à garder dans un coin de cerveau, ce passage du même livre, non tant pour l’usage quoique toujours remarquable de la négation, mais plus encore pour l’humour de l’adresse :

« Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin moi de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle ! cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq ; mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute. »