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Dimanche 12 décembre

Avant d’être son amoureux j’avais été son patient. Du jour au lendemain j’avais ressenti de vives douleurs entre la clavicule gauche et la base du cou. Elles me ravageaient en un instant, tels des obus venant crever la terre. Parfois au milieu du jour, parfois – et c’était alors plus simple, la perspective de ruine que serait ma journée ne me laissant dans ce cas aucun vain espoir -, au saut du lit. Au travail je dus me porter pâle plusieurs jours d’affilée. Revenais quelques temps. Puis le cycle de douleur reprenait. Pendant quelques semaines je jonglai tant bien que mal en rattrapant à la maison le retard pris au bureau. À ce rythme très vite je n’eus plus de vie mais faisais semblant de la maintenir à flot. C’est étrange de tenter de sauver les apparences. D’empêcher de sombrer ce qui n’existe déjà plus. Cela revient à effectuer des gestes. Pas davantage, mais l’effort est immense. À agir en pantin. Ne plus penser ni ne rien faire qui puisse mettre à mal le principe d’inertie sur lequel tout repose. Alors faire le dos rond serrer les dents croiser les doigts mais pas trop fort pour toujours assurer une certaine fluidité de la circulation sanguine. Surtout pour que ça passe. Car avant tout laisser, laisser tout laisser faire que tout glisse. Et tout à sa tâche essayer à la fois de délier l’imbroglio de chair, de muscles et de fibres sous la peau fixé à l’omoplate. Contractée malgré soi par des décharges électriques. Brèves. Vives. Fulgurantes. Une torture. Délacer, gentiment, que ça saute, calmement, exécution. Dans l’objectif. Dans l’objectif de. Dans l’objectif de faciliter. Dans l’objectif de faciliter le passage douleur-travail. Surfer de la souffrance à la concentration. Cou – pointe de l’os – vice-versa. En bon automate mis sur ressorts, tout ce qui comptait vraiment pour moi à cette époque fut de sauvegarder mon activité professionnelle. Je pense que beaucoup auraient réagi ainsi. Il faut croire qu’aller au turbin est la seule mesure de la capacité – du droit – des hommes à vivre parmi leurs semblables. Si bien que pour être tout à fait honnêtes nous devrions dire « quand le travail va, tout va ». Ou plus exactement : « quand la santé permet de travailler tout va ». Ou bien encore : « quand le travail-c’est-la-santé va tout va ».

Malgré tous mes aménagements les poussées déchirantes finirent par se rapprocher à un point tel qu’il me devint impossible de rattraper les heures de travail manquées. C’est là que je me résolus à aller voir un médecin. Je ressentais une grande honte à déclarer forfait devant l’assaut répété du corps. C’était la première fois que je flanchais. Mais je me sentais flancher pour de bon. Il faut dire à ma décharge. J’avais quelques raisons de ployer sous le fardeau. C’est qu’il m’en faut beaucoup. En général je ne pose pas problème. Je suis un homme discret. J’ai su trouver ma place dans la société. Je comptais m’y tenir. On me dit conciliant. Et en effet je m’adapte à des attentes variées. Dans le monde social comme le professionnel je me plie sans broncher aux exigences de toutes sortes. Je peux agir froidement là où beaucoup s’affolent. Prendre mes responsabilités. Être aimable malgré ma rancœur, c’est-à-dire la cacher. À l’inverse me montrer dur même sans ressentiment si la situation l’exige. Rester stoïque devant l’incompétence ou bien taper du poing. Indifféremment. Voire alterner : jouer avec les nerfs de l’interlocuteur s’avère souvent payant. Je sais faire ce qu’il faut. N’ai aucun tabou. Peu de moralité. Cependant. Une chose pourrait me faire perdre mon sang-froid. Me rendre et pourquoi pas violent. Cette chose est l’accumulation de tâches insipides – la succession des obligations absurdes – le tunnel – comme il m’arrive encore de devoir en traverser par période – et Dieu soit loué par période seulement – malgré tous les efforts que j’ai faits pour me fabriquer sans relâche une vie la moins contraignante possible. Cette chose est le bain bouillonnant d’urgence et de l’ennui. L’inanité pressante me brûle de l’intérieur tel l’enfer sous la terre. Or ces périodes existent. Elles sont incompressibles. Elles finiront par avoir ma peau.

Dans ces circonstances j’avais trouvé un recours qui agit longtemps comme une consolation : je déjouais le déroulement attendu des tâches. En invertissais l’enchaînement. J’y mis finalement autant d’énergie qu’à effectuer lesdites. Ainsi je trompais mon monde en opérant en permanence de légères distorsions. Quelle sensation de liberté, fugace et délicieuse ! J’appelais le percepteur dans les embouteillages. Faisais réparer la fuite dans la salle de bain à la caisse du supermarché. Effectuais mes achats de Noël au bureau. Écrivais mes cartes de vœux pendant les réunions de mes fins de journée. Terminais le traitement d’un dossier sous la couette tout en matant des films. Que faire d’autre ? Jusque-là ces petits arrangements avaient suffi et les périodes de tension étaient assez courtes pour que je m’en sorte avec tout au plus une vague mauvaise humeur quand je me trouvais dehors et une envie nocturne de me tirer une balle. Puis, avec le retour à la normale, tous ces tourments tombaient aux oubliettes. La douleur s’efface de la mémoire dès lors que disparaît sa cause. Finies alors l’angoisse, la morosité, les pulsions et la hargne. Je retrouvais ma bonhomie jusqu’à la fois prochaine.

Mais la perversité de notre condition tient à ce que faire à l’envers est faire tout de même. On a beau mettre en place des mécanismes de confort – ou de survie – de quelque chose entre le confort et la survie – de conservation de l’être, on n’est jamais tout à fait sauf. Le sentiment d’affranchissement reste dérisoire. Illusion, même. Et arrive un moment où l’on ne sait plus vraiment si en opérant une subversion farouche des contraintes l’on n’est pas en réalité en train de s’en rendre plus esclave encore. D’une façon ou d’une autre, chaque moment est dévoué à l’action. Il faut se rendre à l’évidence. À la fin c’est bien l’efficacité qui prime. Qui gagne. Les missions ont toutes été accomplies. On a bouclé le dossier dans les délais. Le neveu a sauté de joie en découvrant la dernière console qu’on lui a dégotée (mais comment a-t-on fait ? elle était pourtant en rupture de stock depuis des semaines). Le client est satisfait. L’assurance a couvert les frais dus au dégât des eaux chez les voisins du dessous. On est salué pour son sérieux. On a évité la majoration d’impôt. Et l’on tombe malade. Y a-t-il d’autre choix ? Quelle est l’alternative ? On peut toujours s’échiner à changer d’habillage la déferlante d’obligations inhérentes à l’organisation en collectivité, elles n’en resteront pas moins fades à crever. Lorsque je me suis décidé à consulter, j’étais juste dans l’œil du cyclone depuis un peu plus longtemps que d’habitude. Oh pas grand-chose. Deux ou trois semaines de plus que les temps de rush ordinaires voilà tout. Mais il faut croire que ces quelques jours étaient de trop. J’en avais plein le dos, comment le dire autrement ? Il faut bien accepter le réel comme il nous tombe dessus. Le docteur me reçut. M’examina sans me toucher. Prescrivit des cachets. Griffonna une lettre. M’envoya vers une collègue. Une spécialiste me dit-il. Élodie.

115 – chant (modifié)

Vendredi 17 septembre

Comme à chaque fois j’ai très vite lu le dernier texte de François Bégaudeau – Notre joie, cette fois-ci un essai. La raison pour laquelle je vais si vite est le rythme. Je me fais toujours prendre, il y a quelque chose dans l’enchaînement des phrases qui pousse à avancer à vive allure. Or, je le sais maintenant puisque une habitude s’est installée : à tenir ainsi la cadence pendant plusieurs dizaines de pages je constate un effet progressif, étrange, pour tout dire un peu hallucinatoire. Par ma lecture anormalement rapide je me sais partiellement responsable de cet effet. Mais ce n’est pas pour rien. J’ai bien raison de lire ainsi. Je maintiens que les textes de cet auteur s’y prêtent. Plus encore : ils demandent, voire exigent un déchiffrage sous tension. Or le fait de loin le plus étonnant se trouve ici : dans tout ce qui est écrit, rien ne dévie jamais. Ni la grammaire, ni le propos. Je ne vois, dans ce texte encore, nulle volonté de perdre le lecteur, et d’exprimer une quelconque folie encore moins.

Au contraire la succession des idées est on ne peut plus rigoureuse. Les phrases sont plutôt courtes – sujet, verbe, compléments ; surtout pas de fioritures ; quelques expressions figées modifiées pour l’occasion et ainsi appuyer un sens nouveau. Et pourtant si l’on n’y prend garde le flux tendu vient à provoquer comme une sortie de route. Le réel décrit gagne en intensité jusqu’à produire un trouble. Dans tout cela il faut continuer à suivre, d’autant plus que la progression s’avère serrée (comme je parlais il y a quelques jours de scénario serré : aucune place pour le vide, le temps mort ni même l’hésitation). Si l’on ne veut rien perdre du raisonnement, il n’y a alors pas d’autre choix que de sérieusement s’accrocher.

Au fil de la lecture il m’arrive sans doute de manquer des éléments. Face à une telle pression parfois je failllis. D’autant que je m’obstine à lire vite. Entre l’écrit et ma compréhension il y a des pertes à déplorer. À commencer par les transitions. C’est tellement vrai que de tout le livre je n’en ai pas vraiment repéré. C’est que la radicalité de F. Bégaudeau s’est sûrement accentuée. Et si dans Jouer juste je n’avais aperçu qu’un seul point – non pas parce que n’en voyant pas j’en cherchais un à tout prix mais au contraire parce que, tombant soudain sur celui-ci aux deux tiers du roman, je réalisais a posteriori que je n’en avais noté aucun autre auparavant -, impossible cette fois de dire si cet essai contient une seule transition entre deux idées censément différentes.

Or, forme et fond ne faisant qu’un (autrement dit, la différence entre forme et fond étant une vue de l’esprit qui, soit dit en passant, ne diffère pas du corps), la lecture du texte amène à s’interroger : deux idées qui glissent ainsi de l’une à l’autre dans le sens de la lecture restent-elles distinctes ? En l’occurrence il semblerait que non. Plus tant que ça. Ici les idées se suivent. Les idées se ressemblent. Elles se contaminent. L’une pousse l’autre. Si bien que l’on se retrouve à la dernière page de Notre joie sans avoir totalement saisi par quels moyens on y est arrivé. Ce qui reste est en revanche le sentiment d’un raisonnement aussi sûr de lui qu’implacable. De ce point de vue, le texte menace en permanence de nous déborder. Embarquée dans le rythme, à moi seule donc de refuser de me laisser porter. Au lecteur de rester vigilant. D’ouvrir l’œil et continuer à découper dans le bloc des 319 pages pour séparer les idées, reconnaître leur agencement. François Bégaudeau ne nous aidera pas. Il ne nous mâchera pas le travail. Pas le genre. Sauf que.

Avec un tel rythme, disais-je, la pensée finira de toute façon par décoller pour de bon. On pourrait dire : comme détourée. Dans Deux Singes ou ma vie politique, l’auteur fustigeait sa tendance virtuose et juvénile à aimer le raisonnement pour lui-même et pratiquer l’exercice rhétorique pour la beauté du geste. Il dit les vouloir à présent tous deux solidement ancrés au réel. Pas de problème de ce côté-là, c’est le cas. Mais désormais, c’est bien à partir de la description de l’existant – une soirée de discussion à Lyon, telle conséquence très concrète du libéralisme, des événements historiques, des comportements déterminés socialement ou bien par la douleur – que quelque chose advient. Quelque chose que je reconnais pour l’avoir si souvent lu, voulu, recherché et un peu analysé.

Avant de travailler sur la répétition, objet d’étude littéraire qui s’est transformé au fil des ans en un plus large intérêt pour les procédés de dédoublement en art, j’avais travaillé sur l’incantation. À l’époque, ne comprenant pas ce que j’aimais tant chez cet auteur qui parlait à longueur de pages d’un dieu auquel je ne croyais pas, je m’étais spécifiquement penchée sur le cas Paul Claudel. Plus tard, dans mon cheminement parallèle de lectrice et d’étudiante, la répétition m’était tombée dans les mains comme une forme particulière de l’incantation, l’un de ses éléments constitutifs les plus efficaces. Je n’ai aucun doute là-dessus : François Begaudeau tisse son texte en une longue incantation. Une prière indifférente au futur qui cette fois, se passe de répétition – pas le temps pour cela. On la récitera d’une voix neutre. On s’approche : ce texte est un chant sans lyrisme ni refrain.

Par sa puissance mimétique le chant fore dans la vie. De phrase en phrase le chant va. Je ne dis pas que l’auteur parvient toujours à cet effet, et crois qu’il pourrait aller encore davantage. Mais c’est là, indéniablement, que lui et son chant se dirigent. Certes, employer un tel lexique est tentant quand on connaît le goût de F. Bégaudeau pour les textes chrétiens. Ici rien à voir en fait. J’applique pour ce livre la même méthode que pour toute autre oeuvre, et qui consiste à partir des sensations et des effets physiques – auxquels je suis plutôt prompte, on l’aura compris – que ce dernier suscite. Il aura fallu passer par le détour de l’essai et des arguments qu’il charrie à toute allure, dans une cadence qui fait la marque de l’auteur pour y voir plus clair.

« Individu est le nom mal foutu d’une zone d’échange entre intérieur et extérieur, à travers la membrane absolument poreuse qui m’entoure. Une zone où ça pense, ça mange, ça gratte, ça tombe amoureux, ça parle. Ce n’est pas moi qui parle ; c’est des mots qui me viennent, des sons qui me prennent que je ne comprends pas moi-même. La langue parle en moi. La langue dont je n’ai inventé aucun mot. Je ne fais qu’emprunter. J’attrape des vocables puis les rends. J’absorbe et je recrache. J’ingurgite et régurgite. Dans l’usine de mon corps, tout mouvement du dehors vers mon dedans a son symétrique : j’ingère autant que je chie, je boie autant que je pisse. Je ne suis pas poreux, poreux n’est pas un attribut, poreux est moi. Je ne suis que pores. La vie je la sens par tous les pores sans y rien pouvoir. Je ne maîtrise aucun des flux qui ont lieu en moi. Je suis un lieu de passage. Je suis un hall de gare. »

Note du 17 décembre 2021

Depuis la rédaction de ce billet une autre image, plus juste que le chant, m’est venue. Je la signale car maintenant que j’ai trouvé, mon imprécision me dérange. L’image est plus étonnante (moins attendue) mais cette fois c’est la bonne. C’est un geste : le mouvement du pouce que fait celui qui utilise un chapelet. Celui-là même qu’on voit faire parfois dans le métro par certains hommes absorbés dans leur tâche. En lisant c’est bien ce geste vif et répétitif – et faut-il le préciser, assez fascinant – que je voyais. Un geste qui recueille et expédie à la fois. S’appuie et élance.

Pas tant une prière donc que le geste qui l’initie (la précision me semble importante). Nulle mélodie non plus (ça je l’avais déjà identifié), mais une impulsion. On saisit, on balance puis enchaîne, car c’est comme ça que quelque chose peut advenir : de la pensée, de la vie.

114 – valeurs (marchandes)

Jeudi 16 septembre

« Il n’y a pas de sans-frontiérisme, il y a que le marchand veut écouler sa camelote. Pour ça il a besoin d’un marché. Si la demande intérieure baisse, il lorgne sur le marché d’à côté et se démène pour qu’il s’ouvre. Remettons l’envers à l’endroit : c’est parce qu’il a besoin que ses marchandises passent les frontières qu’il prône leur ouverture, rhabillant au passage sa voracité planétaire en ode au nomadisme, à l’ouverture, au progrès, à la 5G. » (François Bégaudeau, Notre joie)

« Malgré ses nombreux succès dans la télématique, et son statut d’entrepreneur prodige, Pascal avait peur de lanquer la révolution Internet. Il avait djà vongt-six ans. En économie comme en aastronomie, les conjonctions propices étaient rares, et les fenêtres de tir se refermaient très vite.

C’est donc avec une certaine précipitation que Pascal lança le 3615 INTERNET, la première interconnexion commerciale entre le Minitel et Internet. Ce service, qui permettait d’échanger des courriers électroniques dans le monde entier, resta cependant le plus confidentiel des produits d’Ithaque.

Alors que les activités commerciales sur Internet, rassemblées sous le nom de domaine « .com » étaient encore à ce stade embryonnaire, […] il n’existait en réalité qu’une manière de rendre Internet profitable à Ithaque : c’était, en se tenant légèrement en retrait de la bataille principale, de vendre à des particuliers et à des entreprises des accès au réseau. Sur ce marché émergent, la concurrence était encore infime. » (Aurélien Bellanger, La théorie de l’information)

Il y a chez les deux auteurs (F. Bégaudeau et A. Bellanger) cette clarté commune, cette sèche connaissance des situations économiques et des motivations patronales. Elle est d’autant plus aimable qu’elle reste rare, car trop souvent polluée justement par l’éternel discours sur les valeurs (en réalité toujours changeantes, a posteriori et opportunistes) asséné par les libéraux. Heureuse surprise des lectures simultanées.

104 – prisme

Jeudi 26 août

Tout juste commencé La théorie de l’information d’Aurélien Bellanger. De cet auteur je ne connais à peu près rien, je l’ai découvert dans une émission il y a quelques semaines, voilà tout. À le voir et l’entendre j’ai eu un sentiment d’étrangeté totale, et donc aussitôt suivi d’une grande curiosité. Impression également d’être face à un discours en partie fabriqué, un peu artificiel, mais pas inintéressant du tout. Je ne sais pas ce que ça donnera à l’écrit, je me procure rapidement son premier roman.

Et ça ne manque pas : à la lecture je retrouve la même sensation, cette même étrangeté difficilement expliquable car le texte est objectivement facile d’accès (on trouve des termes techniques mais peu de jargon pour l’instant), mené dans un rythme régulier, avec des phrases simples et une certaine énergie. Pas de doute, la langue roule. Alors pourquoi ce sentiment persistant d’aborder quelque chose qui m’est absolument éloigné, voire franchement allogène ? Je peine un peu.

Après quelques pages, j’arrive à m’y retrouver en rapprochant l’auteur de Tristan Garcia, qui imaginait dans Mémoires de la jungle comment parlerait un singe accédant au langage humain. Ce livre écrit en proto-langage, je l’avais lu sans difficulté. Les styles sont très différents mais peu importe en l’occurrence : pour mieux avancer dans ma lecture, dans un jeu un peu curieux mais utile, je prends le pli de convoquer régulièrement la représentation que je me suis faite de cette ancienne lecture encore vive dans ma mémoire.

Car dans les deux cas, il s’agit de créer une langue simple (encore une fois accessible), et qui pourtant, pour être crédible et juste, demande(rait) à se fonder sur des connaissances solides (linguistique diachronique pour l’un et savoir électro-technologique pour l’autre). Peut-être faut-il parler concernant ces auteurs d’effort de vulgarisation. Peut-être le font-ils sérieusement. Chez Bellanger en tout cas surgit par la voix du narrateur un mélange de technicité et de superficialité, de distance et de mise à plat de tous les éléments (description d’appareils et de technologies variés, principaux événements biographiques et autres péripéties, pensées des personnages avec une focale sur leurs motivations, sensations) tel qu’après plusieurs dizaines de pages, je ne sais toujours pas sur quel pied danser.

Me sentant manquer l’entrée dans le roman non à cause de l’histoire qu’il relate mais du point de vue qu’il explore, je reprends du début. Et puis je finis par trouver un indice, un prisme possible de lecture : « Cependant, Pascal découvrit que le vélux, laissé entrouvert avec son store baissé, transformait sa chambre en chambre noire : la forêt s’affichait, inversée, sur le mur opposé, tandis que le château d’eau flottait comme un bathyscaphe entre le ciel et les frondaisons des arbres. Pascal passait ainsi des heures à regarder le monde extérieur en vue périscopique. »

Regarder le monde extérieur en vue périscopique : voir en miniature le réel habituellement inaccessible au regard. Présenter des faits sous un angle nouveau et de façon concentrée, comme le fait le périscope d’un sous-marin. Précieuse clé à laquelle je m’accroche encore plus sûrement que je ne suis allée la chercher, elle s’avérera peut-être capable d’ouvrir non pas mon imagination mais ma compréhension du livre. Toute la page qui suit cette phrase de Bellanger, par exemple, voilà que je la trouve d’une très grande beauté. À suivre.

Correction du samedi 28 août : Non, Garcia ne fait pas un effort de vulgarisation mais de simplification, et il ne simplifie pas ses connaissances en linguistique mais il simplifie le langage. En imaginant un proto-langage, il va au plus simple de l’expression. Dans ce billet, ce que j’interroge aussi, c’est le besoin que j’ai eu, dans ma déroute, de rapprocher les deux auteurs. La démarche est différente, mais à la lecture il y a bien cette simplification du langage (langage en général chez Garcia, spécifique chez Bellanger) commune. C’est un fait, ce que produit l’un m’a aidée à saisir ce que produit l’autre.

95 – symétrie

Lundi 9 août

Un argument trouvé par les néolibéraux qui vaut son pesant d’or, pour contrer les tentatives de faire payer les entreprises pollueuses.

Principe de la symétrisation du remède et du mal : « Si la pollution a un coût (pour les pollués), les mesures antipollution en ont aussi un (pour les pollueurs). Avant de décider quoi faire, il faut mettre les deux dans la balance.

‘Si une entreprise déverse des polluants dans un cours d’eau, plaide Daniel Fischel, elle impose aux usagers des coûts qui peuvent excéder ses propres bénéfices. Il ne s’ensuit cependant pas que la pollution est un comportement immoral auquel il faudrait mettre fin. Considérons le cas réciproque où l’entreprise, par égard pour les usagers du fleuve, ne pollue pas et opte pour une méthode plus coûteuse d’élimination des déchets. Dans cette situation, les usagers de la rivière imposent aux investisseurs, aux employés et aux consommateurs de l’entreprise des coûts qui peuvent excéder leurs propres bénéfices. Ni polluer ni s’abstenir de polluer n’est a priori ‘éthiquement’ ou ‘moralement’ correct’. Un peu comme si, au prétexte que le fait de blesser quelqu’un et le fait de le soigner ont tous deux des coûts, on pouvait en conclure que les deux actes sont éthiquement indifférents. Je t’ai blessé et ça te coûte, mais te soigner me coûterait à mon tour, j’en conclus donc, vous dit l’économiste en tapotant sur sa calculatrice, que ni le fait de te nuire, ni le fait de réparer le préjudice que je t’ai fait subir n’est a priori ‘éthiquement’ ou ‘moralement’ correct ou incorrect.

Il serait faux, nous assurent ces économistes, de prétendre que c’est toujours aux responsables de payer. Ça dépend, car pénaliser l’auteur du dommage peut s’avérer moins profitable dans l’ensemble que de ne pas le faire. On est ainsi invité à juger les nuisances selon les coûts-bénéfices, où seule importe la considération de la valeur totale. Si celle-ci est ‘plus grande dans le cas où la partie lésée endosse les dommages’, alors, soutient-on, il est économiquement rationnel que les victimes prennent en charge les coûts que d’autres leur ont infligés. ‘Si nous supposons que l’effet nocif de la pollution est qu’elle tue les poissons, la question à trancher est la suivante : la valeur des poissons perdus est-elle supérieure ou inférieure à la valeur du produit que la contamination du cours d’eau rend possible ?’ Si les poissons morts valent moins que la production de l’usine chimique (ce qui est plus que probable), alors il est économiquement rationnel de les laisser crever. » (Carl Schmitt cité par Grégoire Chamayou dans La Société ingouvernable).

C’est intéressant de voir comment la motivation qui préside de manière tacite à l’action de toutes les entreprises qui polluent (les profits valent plus que la santé des hommes, que l’environnement, enfin que tout), est ici formulée et adaptée au discours des farouches défenseurs de l’économie néolibérale. Elle devient donc un argument à part entière. Reste à savoir si celui-ci peut valoir d’un point de vue juridique.

93 – ruissellement

Samedi 7 août

L’essai de Grégoire Chamayou est excellent et son propos limpide.

« La véritable raison d’être de la Bourse et du profit, ‘son ultime justification’ écrivait le néolibéral français Henri Lepage en 1980, est d’abord et avant tout d’être ‘un instrument de régulation sociale’. La ‘légitimité sociale du profit capitaliste’, affirmait-il, se fonde sur les ‘principes de régulation cybernétique de l’économie de marché’. »

[…]

« Les néolibéraux montraient au contraire que l’actionnariat exerçait de façon systémique une « pression puissante sur les managers ». Mais cela n’implique pas que l’autorité managériale se soit évaporée en interne. Ce que le pouvoir managérial perd en latitude de décision, notamment en termes de choix d’investissement, il ne le perd assurément pas en prépotence à l’égard de ses propres subordonnés. On n’a pas l’un ou l’autre – ou bien katallaxia ou bien oikonomia -, on a les deux : soumission à un gouvernement actionnarial, chacun avec ses modalités propres.

Mais soumission de qui à quoi ? Les nouvelles théories de la firme ont tellement défiguré leur objet que les travailleurs ont à peu près disparu du paysage. Vous pouvez lire des dizaines d’articles de ce courant sans que jamais il n’en soit fait mention, comme si l’entreprise se ramenait à une relation à distance entre P-D.G et actionnaires. Lorsqu’on dit et répète qu’on veut ‘discipliner le management’, on parle aussi, par sous-entendu, des travailleurs, eux qui se montraient si récalcitrants à l’époque. À travers lui, sous lui, ce sont eux qu’il s’agissait et qu’il s’agit toujours de mater. La pression disciplinaire exercée au sommet va se répercuter en cascade à chaque rang de l’organigramme jusqu’au dernier, qui en assumera de façon bien particulière le ‘risque résiduel’ – en corps même. Autre genre de ‘théorie du ruissellement’, différente de l’officielle : tandis que les profit s remontent, ce qui retombe en pluie, ce sont les coups de pression, le harcèlement moral, les accidents du travail, les dépressions, les troubles musculo-squelettiques, la mort sociale – parfois aussi, la mort tout court. »

78 – Septicémie

Mardi 20 juillet

Lu la (courte) thèse de médecine de Louis Ferdinand Céline sur Philippe Ignace Semmelweis. Je n’ai plus le texte sous les yeux, voici ce que j’en ai retenu.

L’homme a eu une existence digne d’un personnage de roman, on comprend sans mal que le futur auteur de Voyage au bout de la nuit s’en soit emparé avec autant d’enthousiasme et de verve alors qu’il passait ses diplômes de médecin, puis l’ait publiée douze ans plus tard, une fois devenu écrivain à succès – au passage, la préface de l’édition que j’avais, rédigée par Philippe Sollers, m’a révélé le grand talent d’écriture de ce dernier, je suis curieuse de lire l’un de ses romans. Semmelweis fut obstétricien à Vienne dans la première moitié du 19ème siècle. Par ses observations, il fit le lien entre la fièvre puerpérale des femmes qui accouchaient dans les hôpitaux de la ville et l’absence totale de règles d’hygiènes au sein du personnel soignant. Cinquante ans avant les découvertes de Pasteur (et de Robert Kock, que notre chauvinisme a tendance à faire oublier), ceux-ci étaient totalement ignorants en la matière, au point de passer de la dissection des cadavres à l’accouchement des femmes sans se laver les mains. À l’époque les septicémies étaient légion, malgré la beauté du mot elles tuaient en couche un tiers des femmes. Or, sans pouvoir donner d’élément théorique, Semmelweis comprit que ceux qui se blessaient au cours des dissections étaient victimes du même mal que les femmes mourant de fièvre quelques jours après l’accouchement. Dès lors, il se battit pour imposer la désinfection des mains des médecins. Mais ce n’est que très tard, au terme d’une carrière absolument chaotique que ses conclusions furent reconnues à leur juste valeur. Brisé par le rejet, la guerre et ses ennemis, Semmelweis finit par sombrer dans la folie.

Dans cette vie trois éléments narratifs à retenir :

1) la manière dont l’ensemble des médecins et scientifiques contemporains de Semmelweis se sont acharnés, malgré l’évidence, à étouffer ses découvertes. Comme l’exprime souvent Céline dans son mémoire, il faut dire que Semmelweis s’en prenait de manière virulente aux chefs de service et le paya cher socialement). Céline insiste ainsi, mi-fasciné, mi-réprobateur, sur l’incapacité chronique de Semmelweis à faire preuve de diplomatie au sein des hôpitaux où il exerçait. À ce titre, l’obstétricien pourrait apparaître comme le Jean-Jacques Rousseau de la médecine.

2) à l’inverse, le soutien sans faille qu’il a reçu d’une poignée d’amis, dont celui de Skoda, le médecin qui l’a formé. Ils ont formé comme un mur de protection autour de Semmelweis, qui subissait les pires humiliations et rétrospectivement, montra sans doute assez tôt des signes de fragilité psychologique. De telles amitiés existent dans la vraie vie, on peut donc en évoquer dans la fiction. Pendant des années ses amis sont parvenus à : lui trouver des places in extremis ici ou là, quand plus personne ne voulait entendre parler de lui ; le défendre envers et contre tous, même quand il avait quitté l’Autriche ; le retrouver en Hongrie (je crois) pour lui annoncer que la communauté scientifique le croyait enfin ; et pour finir le ramener à Vienne (je crois) pendant sa longue agonie.

3) sa mort – ironie du sort – par ce qu’il a toujours voulu éradiquer – il suffit de peu d’éléments pour composer une tragédie. On n’est pas loin ici d’une forme d’unité, non plus de temps et de lieu, mais d’action voire de contexte. À la suite d’une coupure faite lors d’une dissection, l’une de ses mains de Semmelweis, puis tout son corps, s’infectèrent.

Il faut imaginer la scène. Semmelweis a 47 ans. Il a perdu la raison. Il a toujours un poste lui garantissant un petit revenu dans la clinique où il a atterri, mais il ne travaille plus depuis des mois. Un jour il sort de sa torpeur, quitte sa chambre, descend rejoindre les jeunes soignants agglutinés autour d’un cadavre, en pousse quelques-uns pour prendre place, ôte le scalpel des mains de l’un d’eux, s’agite de plus belle, plonge ses doigts avec de grands gestes dans la chair en voie de putréfaction, le scalpel dérape, le blesse, Semmelweis meurt trois semaines plus tard dans d’horribles souffrances après que Skoda l’a ramené en fiacre (il me semble) à ses côtés.

(image : site du réseau Canopé)

76 – roman d’Oxford

Mardi 13 juillet

1 – « Tout ce qui nous arrive, tout ce dont nous parlons ou qui nous est relaté, ce que nous voyons de nos propres yeux ou qui sort de notre bouche ou entre nos oreilles, tout ce à quoi nous assistons (et dont, par conséquent, nous sommes en partie responsables), doit avoir un destinataire extérieur à nous-mêmes, et ce destinataire nous le sélectionnons en fonction de ce qui nous arrive ou de ce que l’on nous dit, ou encore de ce que nous disons. Chaque chose doit tôt ou tard être racontée à quelqu’un – pas toujours à la même personne, pas nécessairement -, et chaque chose est mise en réserve comme on le fait lorsqu’on examine et qu’on éliminte et qu’on attribue de futurs cadeaux un après-midi d’emplettes. Tout doit être raconté au moins une fois, même si, comme l’avait décrété Rylands avec toute son autorité littéraire, il y a un temps pour cela. Ou, en d’autres termes au bon moment et parfois pas du tout, si l’on n’a pas su reconnaître ce moment ou si on l’a délibérément laissé passer. Ce moment se présente parfois (le plus souvent) de façon immédiate, pressante et sans ambiguïté, mais bien d’autres fois, il se présente confusément et seulement après des lustres et des décennies, comme c’est le cas pour les plus grands secrets. Quoi qu’il en soit, aucun secret ne peut ni ne doit être gardé à jamais envers quiconque, et il doit absolument trouver ne serait-ce qu’un destinataire une fois dans la vie, une fois dans sa vie de secret.

C’est pourquoi certaines personnes réapparaissent. »

2 – « Mais comme je ne sais pas qui elle est et qu’il est possible que je ne la revoie jamais, je crois que je pourrais commencer à penser ausi à ton amie Clare.

‘Quel idiot me dis-je, pourquoi ne puis-je pas penser à des choses plus fructueuses et plus intéressantes ? Les relations non-consanguines ne le sont jamais, la variété possible des conduites est minime, les surprises sont feintes, les pas sont des démarches, tout est puéril : les approches, les accomplissements, les éloignements ; la plénitude, les combats, les doutes ; les certitudes, la jalousie, l’abandon, le rire ; tout fatigue avant de commencer.' »

3 –

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4 – « Et je ressentis la grande consolation (peut-être même un immense plaisir) de proposer l’impossible dont on sait qu’il ne sera pas accepté : car ce sont justement l’impossibilité évidente et le refus assuré – le refus que ne fait rien d’autre qu’attendre celui qui propose et prend la parole le premier – qui permettent de parler sans réserve et d’être véhément, de se montrer plus sûr en exprimant ses désirs que s’il existait la moindre chance de les voir satisfaits. Et Clare Bayes feignit de me croire – je crois -, de me prendre au sérieux, et elle me donna des explications comme si elles étaient vraiment nécessaires et qu’un non ne suffisait pas, comme s’il fallait qu’elle s’efforçât de ne pas me blesser et qu’il était important que je comprenne (elle se comporta avec délicatesse). « 

Texte d’un Javier Marías alors débutant – le dernier trouvé en traduction française.

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Mardi 29 juin

Une nouvelle salve de Javier Marías, même si j’ai moins aimé ce dernier roman, Si rude soit le début, que ses précédents. Perdue, évanouie, cette écriture gluante qui m’impressionnait tant, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais il y avait tout de même bien assez de fulgurances pour que je les note (et essaie de m’en souvenir). Une nouvelle salve et une dernière salve avant quelques temps, car maintenant je dois écrire mon propre texte : tout est en place pour que je m’y mette.

« Pour quelle raison devrait-il nous aimer, celui que nous désignons d’un doigt tremblant ? Et pour quelle rasison serait-ce précisément celui-là, comme s’il devait nous obéir ? Pour quelle raison devrait-il nous désirer, celui qui nous trouble ou nous excite et dont nous sommes éperdument amoureux ? Pourquoi un tel hasard ? Et quand il survient, combien de temps cela durera-t-il ? Pour quelle raison devrait durer quelque chose d’aussi fragile, d’aussi précaire, le plus bizarre des assemblages ? L’amour partagé, la voluptueuse réciprocité, la fièvre mutuelle, les yeux et les bouches qui se pourchassent simultanément, les cous qui s’étirent pour entrevoir l’élu parmi la foule, les sexes qui cherchent à s’unir à maintes reprises et ce goût étrange de la répétition, revenir au même corps, repartir et revenir… En général, personne ou presque ne correspond exactement à l’autre […]. »

« Elle se dirigea alors vers sa chambre, sans hâte, sa cigarette à moitié fumée dans une main, le paquet et le cendrier dans l’autre, il ne resterait aucune trace de son incursion. Elle regagnait, comme chaque soir, son lit de douleur, si ce n’est que, cette fois, elle rapportait un humble butin, une sensation. Les sensations sont instables, elles se transforment dans le souvenir, elles varient, elles dansent, elles peuvent prévaloir sur ce que l’on a dit ou entendu, sur le rejet ou l’acceptation. Parfois elles vous font renoncer, parfois elles vous donnent le courage de recommencer. »

« Peut-être imitais-je à présent les personnages de Hitchcock, stimulé par ce cycle auquel Muriel m’avait emmené sans qu’il eût à me tirer par la manche ; il y a, dans ces films, de longs passages où personne n’ouvre la bouche, sans le moindre dialogue, où l’on se contente de voir des êtres aller et venir ; quoi qu’il en soit, le spectateur regarde l’écran, hypnotisé, de plus en plus intrigué, au comble de l’angoisse sans qu’il y ait pour autant de raison objective. C’est la simple observation qui crée l’angoisse et forge l’intrigue. Il suffit de poser les yeux sur quelqu’un pour que nous commencions à nous questionner et à craindre pour son sort. »

« Et rien ne procure plus grande satisfaction que quand elles ne veulent pas, mais ne peuvent dire non. Après ça, une fois qu’elles se sont vues obligées de dire oui, la plupart acceptent, je te le garantis. Une fois qu’elles ont essayé, elles en redemandent, mais elles garderont toujours le souvenir, le sentiment, la rancoeur de n’avoir pas eu le choix la première fois. Et tu ne peux pas le savoir, bien sûr, mais rien de tel qu’un désir tout neuf emprunt d’une vieille rancoeur. »

« l’âge de Mariella Novotny quand ils l’avaient assassinée ou qu’elle était morte ou s’était suicidée »

« La notion de temps des candidats au suicide doit être étrange, car il appartient à eux seuls d’en finir, et ce sont eux qui décident du moment, c’est-à-dire de l’instant qui peut être un peu plus tôt ou un peu plus tard, et il ne doit pas être aisé de le choisir, ni de savoir pourquoi maintenant et non pas quelques secondes pus tôt ou plus tard, ou pourquoi aujourd’hui et non pas hier ou demain, avant-hier ou d’ici deux jours, pourquoi aujourd’hui alors que j’en suis à la moitié d’un livre et que la nouvelle saison de la série télévisée que je suis depuis des années va bientôt passer, pourquoi je décide que je ne vais pas la regarder et que j’en ignorerai à tout jamais le dénouement ; ou pourquoi je cesse de regarder d’un oeil distrait un film que diffuse une chaîne sur laquelle je suis tombée, par hasard, dans cette chambre d’hôtel – ce lieu de passage que j’ai choisi pour me donner la mort sans témoin, seule – n’importe quoi peut éveiller notre curiosité à laquelle nous sommes sur le point de dire adieu ainsi qu’à tout le reste : nos souvenirs et nos connaissances engrangés avec patience, nos angoisses et nos efforts qui, à présent, nous semblent vains ou, en réalité, sans importance ; ces images qui ont défilé sans fin devant nos yeux, ces mots saisis par nos oreilles, passives ou aux aguets ; ces rires insouciants, ces exultations, ces moments de plénitude et d’angoisse, de désolation et d’optimisme, sans oublier ce tic-tac qui n’a cessé de nous accompagner depuis notre naissance, qu’il nous appartient de faire taire et auquel nous devons dire : « Jusqu’ici et pas plus loin […] »

« J’entrai le dernier : j’avais peur de voir la scène, surtout si elle s’était pendue ou s’il y avait du sang, tout en ne souhaitant rien en perdre, maintenant que j’étais là, jamais, jusqu’ici, je n’avais contemplé aucun mort. »

 » il ne sert à rien de se prémunir, de se protéger ou de protéger qui que ce soit, il est donc absurde de souffrir à l’avance ; car, quoi que l’on fasse et en dépit de toutes nos précautions, le pire peut survenir. Et pour peu qu’il se produise, il est déjà trop tard. Et pour peu qu’il se produise, c’est fait. Comme tu le vois, elle est à présent assez détendue avec ses enfants. Au point de les laisser soudain orphelins. »

« en ma présence rien ne laissait transparaître qu’entre lui et Beatriz il y avait jamais eu ce que je savais qu’il y avait, ou peut-être qu’il n’y avait plus (on ne sait jamais au juste ni quand ça commence ni quand ça finit chez les autres) »

« l’instinct retient notre main, elle s’engourdit, elle se crispe. Cela n’a rien à voir avec la volonté. La tête peut vouloir en finir, mais la main refuse de se faire du mal » (cf le film Plongeons : la tête/les genoux)

« Chaque fois que l’on a hâte de voir quelqu’un ou de lui faire part d’une trouvaille, on a également tendance à repousser le plus possible le grand moment. Cela n’arrive, bien entendu, que si l’on est sûr de voir, tôt ou tard, la personne ou de lui relater notre histoire. »