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Jeudi 10 juin

De nouveau, voici quelques citations et notes revenant sur un roman de Javier Marías, cette fois Comme les amours, que je viens tout juste de terminer. Plus que dans les deux précédents, l’auteur donne tous les signes d’un roman à l’eau de rose (y compris par le choix de son titre) et c’est en fait tout le contraire. Rien de plus désillusionné qu’un récit de Marías.

Extraits

« Il est un autre inconvénient à pâtir d’un malheur : pour qui l’éprouve, ses effets durent beaucoup plus que ne dure la patience des êtres disposés à l’écouter et à l’accompagner, l’inconditionnalité qui se teinte de monotonie ne résiste guère. T ainsi, tôt ou tard, la personne triste reste seule alors qu’elle n’a pas encore terminé son deuil ou qu’on ne la laisse plus parler de ce qui est encore son seul monde, parce que ce monde d’angoisse finit par être insupportable et qu’il fait fuir. »

« Je suis en train de te parler de moi-même mort, je constate qu’il t’est plus difficile qu’à moi de te l’imaginer. Mais tu ne dois pas nous confondre, moi vivant et moi mort. Le premier te demande quelque chose que le second ne pourra te réclamer ni te rappeler, ni savoir si tu le feras. Alors, qu’est-ce que ça te coûte de me donner ta parole. Rien ne t’empêche de ne pas la respecter,, c’est gratuit. »

« La force des faits est si terrifiante que chacun finit par être plus ou moins en accord avec son histoire, avec ce qui lui arriva et ce qu’il fit et ce qu’il cessa de faire, même s’il n’en croit rien ou ne le reconnaît pas. »

« à la longue tout n’est que données et rien n’a trop d’importance, chaque chose qui nous arrive ou qui nous précède tient en deux lignes dans un récit. »

« Et quand Louisa sera de nouveau mariée, et ce pourrait être d’ici à quelque deux ans maximum, le fait et la donnée, bien qu’identiques, auront changé et elle ne pensera plus d’elle-même : « Je suis restée veuve » ou « Je suis veuve », parce qu’elle ne le sera plus du tout, mais « J’ai perdu mon premier mari et chaque jour il s’éloigne davantage de moi. Cela fait si longtemps que le ne l’ai plus vu […] » »

« On ne sait pas ce que le temps fera de nous en superposant ses fines couches indiscernables, en quoi il peut nous convertir. Il avance à la dérobée, jour après jour, heure après heure, et pas à pas empoisonné, il ne se fait pas remarquer dans son labeur subreptice, si respectueux et attentionné qua jamais il ne nous bouscule ni ne nous effarouche. Il apparaît chaque matin avec sa figure invariable et apaisante, nous assurant du contraire de ce qui se passe : que tout va bien et que rien en change, que tout est comme hier – l’équilibre des forces -, que rien ne se crée et que rien ne se perd, que notre visage est le même et aussi nos cheveux et notre contour, que ceux qui nous aimaient, nous aiment toujours. Et c’est tout le contraire, en effet, à ceci près qu’il ne nous permet pas de le concevoir avec ses minutes traîtresses et ses secondes sournoises, jusqu’au jour étrange, impensable, où plus rien n’est comme il en avait toujours été […] »

« Je souhaitai que les deux hommes arrivent enfin à baisser la voix, pour qu’il ne dépende pas de ma volonté de ne pas en savoir davantage. »

« notre relation était circonscrite à ces rencontres occasionnelles chez lui, dans une pièce ou deux »

« votre obstination, qui souvent n’est qu’égarement, fait peur »

Notes

– Le souvenir des gens qu’on aime est entaché de leur fin (effet de contagion rétrospective)

question : et quand la personne n’a pas eu le temps de naître ?

– Présent : indécis (multiplication des options données par le narrateur, comme dans Jacques le fataliste) // passé : irréversible (sauf rebondissement)

– Les objets des disparus : ce qui leur reste de vie

question : quelle évolution, quelle vitalité attribuer à ces objets ?

– On ne peut regretter ce qui n’a pas été

– « quel malheur quelle chance »

– Les figurants de nos existences ./ ceux qui sont au premier plan

– « une désinvolture illimitée »

– Cette personne a-t-elle bien fait ce geste ou non ? Le temps passe, on n’en est plus très sûr.

57

Lundi 7 juin

« alors, avec un peu de chance, peut-être resterait-il près de moi parce qu’il finirait par ne plus bouger »

« Nous ne pouvons prétendre être les premiers, ou les préférés, nous sommes tout simplement ce qui est disponible. » (Comme les amours, Javier Marías)

54 – roman-film

Mercredi 2 juin

Ce n’est un secret pour personne – mais pour moi une exaltation sans cesse renouvelée -, les auteurs américains écrivent des romans qui sont à peu près des films. Avec le magistral De sang Froid, publié en plein milieu des années 1960, Truman Capote n’échappe pas à la règle ; plus probablement encore fait-il partie de ceux qui l’auront instaurée.

« Il défit sa ceinture, une ceinture Navajo, à boucles d’argent, et garnie de perles bleu turquoise : il l’enleva, la plia et la posa sur ses genoux. Il attendit. Il regatrda la plaine du Nebraska se dérouler, il tripota son harmonica, il inventa un air et le joua en attendant que Dick prononce le signal sur lequel ils s’étaient mis d’accord : « Eh, Perry, passe-moi une allumette. » Sur quoi Dick devait s’emparer du volant tandis que Perry, maniant sa pierre enveloppée dans le mouchoir, devait frapper à coups redoublés la tête du vendeur, « lui ouvrir le crâne ». Plus tard, le long d’un chemin de traverse bien tranquille, il serait fait usage de la ceinture aux perles bleu ciel.

Pendant ce temps, Dick et le condamné échangeaient des histoires sales. Leur rire irritait Perry ; il détestait particulièrement les éclatrs de rire de Mr. Belle, de vigoureux aboiements qui résonnaient tout à fait comme le rire de Tex John Smith, le père de Perry. Le souvenir du rire de son père augmenta sa nervosité ; il avait mal à la tête et les genoux lui élançaient. Il mâcha trois aspirines et les avala sans une goutte d’eau. Bon Dieu ! Il pensa vomir ou s’évanouir ; il était certain que ça lui arriverait si Dick retardait « cette histoire » encore longtemps. La lumière baissait, la route était droite, pas une maison ni un être humain en vue, rien d’autre que la plaine nue de l’hiver, aussi sombre qu’une feuille de tôle. Il fallait y aller maintenant. Il regarda fixement Dick comme pour lui faire prendre conscience de ce fait, et quelques petits signes – le clignotement d’une paupière, une moustache de gouttes de sueur – lui indiquèrent que Dick était déjà arrivé à la même conclusion.

Et pourtant, quand Dick ouvrit la bouche de nouveau, ce fut pour se lancer dans une autre histoire. « Voici une devinette : quel rapport y a-t-il entre aller aux chiottes et aller au cimetière ? » Son visage s’épanouit en un large sourire. « Vous donnez votre langue au chat ?

– Je donne ma langue au chat.

– Quand il faut y aller, il faut y aller ! »

Mr. Bell éclata de rire.

« Eh, Perry, passe-moi une allumette. »

Mais, juste comme Perry levait la main et que la pierre était sur le point de s’abattre, une chose extraordinaire se passa, ce que Perry appela par la suite « un sacré miracle ». Le miracle fut l’apparition soudaine d’un troisième auto-stoppeur, un soldat noir, pour qui le vendeur charitable s’arrêta. « Dites donc, elle est pas mal, celle-là, dit-il comme son sauveur accourait vers la voiture. Quand il faut y aller, il faut y aller ! » (Truman Capote, de Sang-froid)

Décidément on les a bien en face, ces routes droites, dans les romans comme dans les films, comme on voit parfaitement la ceinture aux perles bleues gentiment posée sur les genoux, la sueur et la paupière qui cligne. Avec, en bonus, dans le roman, la scène du meurtre sordide telle qu’elle aurait dû avoir lieu. Ici, l’horreur c’est cadeau.

Pour rappel, j’avais évoqué il y a peu cette dimension cinématographique omniprésente chez « le plus américain des écrivains français« .

50

Samedi 22 mai

« La chambre qu’elle quittait si rarement était austère ; si le lit avait été fait, un visiteur aurait pu penser qu’elle n’était jamais occupée. Un lit en chêne, une commode en noyer, une table de chevet ; rien d’autre sauf des lampes, une fenêtre garnie de rideaux et une image du Christ marchant sur les flots. C’était comme si, en gardant cette chambre impersonnelle, en n’emportant pas ses affaires personnelles mais en les laissant mélangées à celles de son mari, elle atténuait l’offense de ne pas partager sa chambre. Le seul tiroir de la commode à être utilisé contenait un pot d’onguent Vicks Vaporub, des Kleenex, un coussin électrique, plusieurs chemises de nuit blanches et des chaussettes de coton blanches. Elle portait toujours une paire de ces chaussettes au lit, car elle avait toujours froid. Et, pour la même raison, elle gardait habituellement ses fenêtres fermées. L’avant-dernier été, par un dimanche d’août étouffant, alors qu’elle s’était retirée ici, un incident pénible avait eu lieu. Il y avait des invités ce jour-là, un groupe d’amis qui étaient venus à la ferme pour cueillir des mûres et, parmi eux, se trouvait Wilma Kidwell, la mère de Susan. Comme la plupart des gens qui étaient souvent reçus par les Clutter, Mrs. Kidwell acceptait l’absence de l’hôtesse sans commentaires et supposait, comme c’en était la coutume, qu’elle était soit « indisposée », soit « à Wichita ». De toute façon, quand vint l’heure de se rendre au verger, Mrs. Kidwelle se récusa ; élevée à la ville, facilement épuisée, elle préférait demeurer à la maison. Plus tard, comme elle attendait le retour des cueilleurs de mûres, elle entendit des larmes déchirantes, à briser le coeur. « Bonnie ? » lança-t-elle, et elle monta les escaliers quatre à quatre et courut jusqu’à la chambre de Bonnie au bout du couloir. Quand elle l’ouvrit, la chaleur amassée à l’intérieur lui fit l’effet soudain d’une main terrifiante posée sur la bouche ; elle se précipita vers une fenêtre pour l’ouvrir. « Non ! cria Bonnie. Je n’ai pas chaud. J’ai froid. Je gèle. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! » Elle battit des bras. « Je vous en prie, mon Dieu, ne laissez personne me voir comme ça. » Mrs. Kidwell s’assit sur le lit ; elle voulait prendre Bonnie dans ses bras, et finalement Bonnie se laissa faire. « Wilma, dit-elle, je vous écoutais, Wilma. Vous tous. En train de rire, de vous amuser. Je passe à côté de tout. Les meilleures années, les enfants, tout. Encore un peu de temps, et même Kenyon aura grandi, sera devenu un homme. Et quelle image va-t-il garder de moi ? Une espèce de fantôme, Wilma. » (De sang froid, de Truman Capote)

44 – rictus2

Mardi 11 mai

Dans un écho léger à un billet précédent, cet extrait lu aujourd’hui :

« elle baissait la tête et se cachait le visage de ses deux mains comme font parfois les gens horrifiés ou honteux qui ne veulent pas voir ou être vus, ou sont victimes avouées de l’abattement, ou du malaise, ou de la peur, ou du repentir. Ce geste, que font généralement ces victimes lorsqu’elles sont seules, assises ou allongées dans leurs chambres – peut-être le visage enfoui dans l’oreilller, qui joue le rôle des mains, de ce qui cache et protège, ou celui du refuge – cette femme, debout et vêtue avec recherche, les mains soignées, le faisait au milieu d’un cortège et à l’air libre d’un cimetière, ses genoux ronds visibles sous son manteau entrouvert, ses bas noirs et ses chaussures à talons si propres ; ses lèvres, qu’elle avait dû peindre inconsciemment du geste machinal de tous les jours avant de sortir de chez elle, devaient à présent avoir le goût douceâtre du rouge mêlé à sa propre saveur salée, liquide et involontaire ; par moments, elle levait la tête et se mordait les lèvres – ces lèvres – en un vain effort pour réprimer non la douleur, mais sa manifestation trop impudique et incompatible avec les mots, c’est alors que je la voyais, et bien que son visage fût déformé par un rictus je vis la ressemblance avec Martha car j’avais également vu le visage de Martha déformé par un rictus : par une autre sorte de douleur, mais aussi manifeste ; une femme plus jeune, de deux ou trois ans, peut-être plus jolie ou plus en harmonie avec ce qu’elle avait reçu en partage, elle était célibataire selon le faire-part – ou veuve. » (Javier Marías, Demain dans la bataille pense à moi)

Cette écriture qui s’étire s’étire trop, c’est certain, mais ce faisant elle ne recule devant rien. Ainsi peut-elle aller là où peu osent le faire.

Pour réprimer la manifestation de sa douleur, la femme se cache le visage et le montre alternativement. Un geste entraîne son inverse. Comme avec le rouge à lèvre mis machinalement et se mêlant désormais à ses larmes malgré elle : on la regarde se débattre seule dans un inconfort qu’elle seule crée, puis prolonge.

Sentiment d’avoir décidément beaucoup à apprendre de cet auteur.

38 – Wolfson

Mardi 4 mai

Ceux qui se demandent s’il est possible qu’une personne souffrant de maladie mentale puisse faire de l’art n’ont pas lu le journal de Louis Wolfson. Ils n’ont jamais été saisis par la puissance de restitution de son écriture. Il n’y a pas plus artiste que celui qui est capable de faire sentir avec une telle précision la souffrance physique et morale – ou pourquoi pas, dans un autre passage, le plaisir, l’amusement, l’ennui ou la joie. En réalité cette souffrance, peu importe que celui qui la raconte l’ait vécue, observée chez d’autres ou bien même inventée. Peu importe qu’il le fasse dans sa langue maternelle ou dans une langue apprise – ici en autodidacte. On lit : tout est là. Que faudrait-il de plus ?

« Cependant, maints étaient les jours où le schizophrène ouvrait un de ces paquets, une de ces boîtes ne refermant en général qu’une nourriture inférieure, de sa part ne consistant guère qu’en sucres, amidon et eau, et en n’ayant pensé naturellement qu’à regarder les mets dont il s’agissait, peut-être à en goûter un seul morceau, et à la fois à prouver à lui-même sa maîtrise sur soi ; mais au contraire, ces jours-là, dans sa faiblesse et sa faim, il perdait non rarement la tête, commençant alors dans son délire ou dans sa démence une vraie orgie, – ouvrant de nouveaux contenants l’un après l’autre et toujours mangeant voracement, compulsivement le tout jusqu’au dernier morceau, sinon ayant complètement cessé d’étudier, seulement le faisant d’une manière tout à fait inefficace, comme en quelque sorte un symbole, pensant aux quatre ou cinq premiers mots d’une phrase étrangère qu’il avait mémorisée avant d’avoir commencé de manger ou même à la période initiale de cet affreux plaisir, mais ne pouvant ni penser au reste de l’expression, ni cesser de manger et donc diriger son attention à se souvenir du reste et tout cela pensant plus ou moins vaguement au regret qui l’attendrait s’il mangeait avec la tête vide. Par conséquent, il répétait à part lui derechef les mêmes quatre ou cinq premiers mots, encore se gavant, espérant cependant que cette fois, après avoir pensé de nouveau au commencement de sa phrase, le reste de celle-ci jaillirait dans son cerveau, comme si par une inertie de motion provenant même de cette nouvelle pensée à la première partie.

Naturellement, le plus souvent il ne pouvait se souvenir du reste de la phrase, étant abasourdi par ses propres actions ; ainsi, il recommençait de nouveau de la répéter in petto du commencement, rêvant de se souvenir cette fois du reste de la phrase miraculeusement d’un seul coup, encore que toujours mangeant et trop excité et trop distrait pour regarder ou même pour penser à regarder pour s’aider le livre contenant l’expression, lequel il tenait à la main ou lequel, ouvert, se trouvait quelque part devant lui, le besoin émotionnel de prendre un ou même plusieurs livres avec lui en allant manger ( comme, d’ailleurs, en allant n’importe où) étant tellement fort chez lui, bien que, la plupart du temps, il accomplît pendant ses repas très peu, sinon rien du tout, dans ses études et qu’il s’en rendît compte d’avance. Donc, il répétait les mêmes quatre ou cinq mots vingt ou trente fois tandis qu’il ingérait avec avidité un montant de calories égal en centaines à la deuxième paire de numéros ou bien égal en milliers à la première paire de numéros, se farcissant la bouche de gros morceaux de nourriture, de petits gâteaux et de biscuits tous tout entiers, et tout en frottant plus ou moins fortement les aliments contre les lèvres non récemment lavées et donc portant des oeufs ou même des larves de vers parasites, lesquels oeufs et larves pouvaient possiblement être entraînés, avec les aliments, dans son tube digestif, mais ne se souciant guère des animalcules pouvant en provenir, en outre se contusionnant par sa hâte et sa violence la muqueuse buccale tapissant la voûte du palais et en effet se remplissant la bouche solidement de nourriture jusqu’aux espaces entre les dents négligées et à n’en pouvoir plus fermer cet organe, les joues bouffies, non rarement étranglant d’aliments solides ou même liquides avalés de travers, étouffant de grands bols alimentaires secs et durs, insuffisammment mâchés ou la salive ne coulant plus librement, quelquefois continuant tout cela bien après avoir été atteint d’un mal de ventre, l’orgie pouvant durer deux heures ou même plus.

Et seulement quand de nombreux emballages, cartons, bocaux, boîtes et bouteilles, tous vides, jonchaient partout, pouvait-il enfin cesser de bouffer, en effet soudain entièrement perclus, mentalement, et physiquement, n’ayant plus la force de se brosser les dents, ni même de se rincer la bouche. »

Louis Wolfson, Le Schizo et les langues

33 – slalom

Vendredi 30 avril

Le Planétarium de Nathalie Sarraute – étude des voix narratives (collage) – La scène est entre la mère, sa fille et son mari.

« Ce regard qu’ils ont échangé… Ils ont toujours de ces regards… Leurs yeux se cherchent, se trouvent tout de suite, s’immobilisent, se fixent, tendus, comme pleins à craquer. Elle sait de quoi est faite cette transfusion silencieuse qui s’opère au-dessus d’elle tandis qu’elle gît entre eux, impuissante, inerte, terrassée : c’est bien là, hein ? Nous avions raison. Tu as vu ? J’ai vu. Mes félicitations, c’est bien la réaction prévue. Nous sommes très forts. C’est exactement ce que nous pensions, c’est ce que nous disons toujours… Il faut danser au son de sa flûte… Et cette petite pique de la fin… Tu as vu ? – J’ai vu… Elle s’ôte le pain de la bouche, à l’en croire, pour nous le donner… ses sacrifices éternels… Cette comédie… Elle sent un malaise, une sourde douleur… Elle n’aurait pas dû… Mais ce sont eux qui la poussent à faire ces choses-là, à leur dire des choses comme celles-là, elle en a honte maintenant. Et elle, pitoyable, vieille folle, ridicule… risettes… frétillements… oh non, ne croyez pas… vous vous trompez, je vous assure… il n’y a rien de tout cela en moi, croyez-le, rien d’autre qu’une vraie maman gâteau, continuelles petites attentions, cadeaux, mieux qu’une mère – une amie. Mais il ne se laisse pas faire. Inutile de gigoter. Il maintient d’une main ferme ce masque qu’il lui a plaqué sur le visage, ce masque grotesque et démodé de belle-mère de vaudeville, de vieille femme qui fourre son nez partout, tyran qui fait marcher sa fille et son gendre au doigt et à l’oeil.

Eh bien, c’est parfait. Elle sent en elle un afflux délicieux de forces qui montent avec le calme, une sensation de puissance, de liberté. Inutile d’échanger des regards… Il n’y aura plus rien à découvrir, tout sera si clair, si évident. C’est cela qu’elle aurait dû faire depuis le début. Seules les conduites fortes inspirent le respect. Les gens vous acceptent tel que vous êtes, les gens s’inclinent, dociles, si vous vous imposez à eux, là, bien planté devant eux, solide sur vous deux pieds : regardez-moi. Voilà comme je suis. Regardez-moi bien. Je n’ai pas peur. Ou les fauteuils de cuir ou rien. C’est moi qui paie. Les petites vagues furieuses de leurs regards, de leurs pensées viendront se briser à ses pieds. Allons, un petit effort. Il n’y aura plus de ces regards échangés entre eux, sous lesquels elle se ratatinait… Ils devront tourner leurs regards ailleurs, des regards tendus, perçants d’adultes, dirigés vers de vrais obstacles, de réelles difficultés : Tu sais, ma mère a refusé net. Oui, enfin ce n’est pas tout ça, que veux-tu, elle est comme elle est, on ne la changera pas à son âge. Il s’agit de se débrouiller maintenant, de trouver l’argent. »

29 – rebonds

Lundi 26 avril

J’ai commencé Un coeur si blanc de Javier Marías. La première scène est géniale, à cause du point de vue avec lequel elle est racontée. Je crois que je n’ai jamais lu une entrée en matière si hallucinée et brillante à la fois. On est dans la scène, c’est un drame, ce qui se passe est un peu fou mais pas complètement : juste assez pour créer une impression de vertige. Cependant cela reste un récit, une histoire menée de bout en bout, avec une chronologie, sa logique interne, sa vraisemblance même : la fiction a encore les pieds sur terre. Ce début très impressionnant me rappelle beaucoup Cosmos de Gombrowicz par cet aspect décalé. Mais ici le décalage ne vient pas d’un narrateur qui serait dépassé par la situation, voire pas très net, mais plutôt de la situation elle-même, dont la puissance ne peut être appréhendée frontalement.

Je me souviens que lorsque j’étais en train de lire Cosmos, à chaque trouvaille – autant dire presque à chaque page – je me répétais « il faut que j’apprenne ce livre par coeur, il faut que j’apprenne ce livre par coeur », sans plus avoir conscience de l’énormité de ma promesse : le texte m’avait propulsée ailleurs avec une telle force qu’il ne me semblait pas du tout impossible d’apprendre par coeur un roman entier… Évidemment, j’ai terminé le texte, refermé le livre et n’ai même pas essayé de retenir un quart de tiers de paragraphe.

Mais cette réminiscence soudaine est une excellente occasion d’en recopier un extrait marquant. Il est long, je pourrais en mettre moins , mais je n’ai pas vraiment envie de choisir, l’ensemble est à la fois trop beau et trop drôle. Il montre bien en tout cas ce que Cosmos a dans le ventre, quel basculement du réel il est capable d’opérer. Je me contenterai de souligner en gras les étapes de la distorsion. Et alors, en le reproduisant ici, peut-être le génie de ce passage s’ancrera-t-il plus facilement dans ma mémoire :

La profusion étoilée du ciel… incroyable dans ces amas errants se détachaient des contellations, j’en connaissais quelques-unes, la Balance, la Grande Ourse, je les retrouvais, mais d’autres, inconnues de moi, guettaient, comme si elles étaient inscrites dans le plan général des étoiles les plus importantes ; j’essayais de tracer des lignes, qui formaient des figures… et je fus soudain las de les distinguer ainsi, d’imposer une telle carte, je passai dans le jardin, mais là aussi je fus lassé par la multitude d’objets tels que la cheminée, tuyau, coude de gouttière, corniche sur le mur, arbrisseau… mais aussi des objets plus difficiles, parce que plus complexes, comme par exemple le tournant et la disparition d’un sentier, le rythme des ombres… et je me mis, malgré moi, à chercher des figures, des rapports ; je n’en avais pas envie, je me sentis fatigué, impatienté, énervé, jusqu’à ce que j’eusse discerné que ce qui m’attirait, ou ce qui m’enchaînait, peut-être, c’était une chose qui fût « derrière », « au-delà » ; un objet était « derrière » un autre, le tuyau derrière la cheminée, le mur derrière l’angle formé par la cuisine, comme… comme… comme les lèvres de Catherette derrière la bouche de Léna quand, à dîner, Catherette poussait le cendrier à treillis de fer et se penchait au-dessus de Léna en abaissant ses lèvres glissantes et en les rapprochant… Je fus plus surpris qu’il ne convenait, d’ailleurs j’étais un peu porté à l’exagération, de plus les constellations, cette Grande Ourse, etc., m’apparaissaient comme quelque chose de cérébral, de fatigant, je pensai « Quoi ? les bouches ? ensemble ? » et ce qui me stupéfia en particulier, c’était que ces bouches, celles de l’une et de l’autre, maintenant, dans mon imagination, dans mon souvenir, étaient en relation plus étroite que naguère, à table ; je secouai même la tête pour me reprendre, mais le lien entre les lèvres de Léna et celles de Catherette n’en devint que plus manifeste, alors je souris car la déviation dissolue de Catherette, cette fuite vers la saleté, n’avait rien, vraiment rien de commun avec la fraîche ouverture du repli virginal des lèvres de Léna, sauf que l’une était « par rapport à l’autre » comme sur une carte, comme une ville sur une carte par rapport à une autre – ces idées de cartes ne voulaient plus me sortir de la tête, carte du ciel, ou carte géographique ordinaire avec ses localités, etc. Ce « lien » n’en était pas vraiment un, il s’agissait simplement d’une bouche regardée par rapport à une autre, en fonction, par exemple, de la distance de l’orientation, de la situation, rien de plus… mais le fait est que moi, calcultant que la bouche de Catherette devait se trouver quelque part à proximité de la cuisine (là où elle couchait), je me demandai où, de quel côté et à quelle distance de cet endroit pouvait se trouver la petite bouche de Léna. Et la luxure froide qui me poussait vers Catherette dans ce corridor dévia à cause de cette intrusion marginale de Léna.

À cela s’ajoutait une distraction croissante. Rien d’étonnant : une concentration excessive sur un seul objet provoque la distraction ; cet unique objet masque tout le reste, en fixant un point de la carte nous savons que tous les autres nous échappent. […] devant moi, le jardin, les arbustes, les sentiers qui se terminaient par une place avec un tas de briques jusqu’au mur étonnamment blanc, tout cela m’apparut comme un signe visible de ce que je ne voyais pas : l’autre côté de la maison où il y avait aussi un bout de jardin, puis la clôture, la route, et derrière celle-ci le fourré… et la tension du monde stellaire se fondit en moi avec celle de l’oiseau pendu. Fuchs était-il là-bas près du moineau ?

Le moineau ! Le moineau ! À vrai dire ni le moineau ni Fuchs n’éveillaient mon intérêt, la bouche, certes, était autrement intéressante… Ainsi pensai-je distraitement. J’abandonnai donc le moineau pour me concentrer sur la bouche et il se créa ainsi une sorte de tennis épuisant car le moineau me renvoyait à la bouche, la bouche au moineau, je me trouvais entre les deux, et l’un se cachait derrière l’autre ; dès que j’atteignais la bouche, vivement, comme si je l’avais perdue, je savais aussitôt que derrière ce côté de la maison, il y avait l’autre et, derrière la bouche, le moineau solitaire qui pendait…

[…]

Catherette déposa devant Léna le cendrier au treillis de fil de fer. Léna fit tomber sa cendre, je crus revoir sa jambe sur le treillis du lit, mais j’étais distrait, une bouche au-dessus d’une bouche, l’oiseau et son fil de fer, le poulet et le moineau, son mari et elle, la cheminée derrière la gouttière, les lèvres derrière les lèvres, bouche et bouche, arbustes et sentiers, arbres et route, trop de choses, à tort et à travers, vague après vague, abîme de distraction, de dispersion. Distraction. Douloureux égarement. Là-bas, dans un coin, il y avait une bouteille sur l’étagère et l’on voyait une chose collée à son goulot, peut-être un morceau de bouchon…

… Je m’attachai à ce bouchon et me reposai avec lui jusqu’au moment d’aller dormir […]

Toute la force de ce passage tient à un fait pourtant désarmant de simplicité : les relations entre les choses sont peu à peu réduites au strict minimum. Mais c’est tout le cheminement délirant du personnage, la logique intime qui a précédé qui permettent cette association finale de toutes choses. Le narrateur se sait distrait, dans son esprit au-dessus de devient derrière qui devient et, pour finir en une courte suite de juxtapositions. Les catégories comme les hiérarchies ont disparu (et c’est ce qui est infiniment aimable).

Si je reviens maintenant à Un coeur si blanc, le principe est assez proche. Tout est déjà contenu dans une phrase de Gombrowicz : « Cet unique objet masque tout le reste, en fixant un point de la carte nous savons que tous les autres nous échappent » .

Voilà en effet ce qui se passe dans ce début si déroutant du roman de Marías. Alors qu’un suicide vient d’avoir lieu, le narrateur porte une attention excessive sur tel détail, puis sur tel autre par un jeu d’associations absurde, s’éloignant de plus en plus du corps sans vie, pour ne plus le décrire finalement que par ce qui l’entoure (c’est-à-dire par ce que ce corps n’est pas). Ce qui était décrit avec précision l’instant d’avant semble ainsi s’effacer sous la masse des données, ou plutôt : chaque détail se superpose au point d’effacer toute possibilité de hiérarchie dans l’esprit cette fois du lecteur. C’est à ce dernier de reconstituer tant bien que mal les liens entre les éléments, exactement comme le faisait le héros perturbé de Cosmos.

Je le sais déjà, je n’ai pas fini de parler du texte de Marías. En attendant je retourne à ma lecture, balle creuse projetée sur un court entre les deux romans.

21

Lundi 19 avril

Je termine à l’instant le roman de Tanguy Viel. Ce n’est peut-être pas une très bonne idée de me mettre à écrire tout de suite mais j’ai des horaires à tenir. Je suis encore dans le rythme du monologue du personnage principal Martial Kermeur, encore imprégnée de son histoire, de la longue tirade qu’il tient devant le juge et de la cascade d’images qu’il convoque pour mieux s’en faire comprendre, les laissant s’accumuler, ces images, tout au long de son récit, s’empiler les unes sur les autres comme dans un jeu de Tetris, avec certes, pense-t-on au début, une certaine maîtrise, si bien qu’en tombant en bas de l’écran elles se rangent proprement et font disparaître comme par magie les amas d’incertitude, puis de façon de plus en plus confuse. Tout finit par s’emballer. Et dès lors, quand Martial Kermeur parle de ce qui l’a amené à commettre un crime, c’est comme s’il regardait impuissant les couleurs et les formes envahir son écran, parvenant encore de temps en temps à emboîter deux ou trois morceaux et ralentir quelques instants l’arrivée de la catastrophe ; puis plus rien, quelque chose en lui lâche une bonne fois, quelque chose cesse de lutter et on jurerait alors qu’en racontant son histoire il veut en précipiter la fin, accélérer l’inévitable débordement du malheur.

J’ai adoré ce roman. Tout d’abord à cause de cette accumulation de métaphores et de comparaisons. Bien sûr elles sortent de la bouche du personnage, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en les multipliant ainsi au-delà de l’imaginable, l’auteur a voulu faire une expérience littéraire, voir ce que ça fait de laisser proliférer ainsi les images, au point d’en écrire quatre, cinq, six par page – certaines avec une fulgurance rare, certaines plus maladroites, presque empâtées, mais cela aussi c’est d’évidence volontaire. Je n’avais jamais vu ça.

Et en l’occurrence, ça marche : oui c’est possible de plonger dans cette démesure-là, ça ne charge pas le sens, bien au contraire. Et si Kermeur semble s’affaisser au fil du texte alors qu’il enchaîne les comparaisons pour signifier ce qui lui échappe, toutes les pièces du puzzle, elles – les événements qui composent cette histoire de vengeance – s’emboîtent parfaitement. Je suis reconnaissante à l’auteur (et je note que c’est la deuxième fois que j’emploie cette expression à son égard) d’avoir osé mettre autant d’images dans un texte si dense. Il a répondu à une question que je me posais depuis longtemps : jusqu’à quel point ?, en me disant que j’en laissais toujours trop. Or, on dirait bien que pour les images comme pour tant d’autres choses, la réponse est : pas de limite.

Ensuite il y a l’ambiance très cinématographique de ce roman. Les effets visuels sont très puissants dans ce texte :

« Et il a fait cette sorte de quart de tour comme quelqu’un qui serait sur le point de s’en aller mais qui sait déjà qu’il ne partira pas avant d’avoir été au bout de son idée, et il s’est arrêté dan son mouvement, il a tourné la tête vers moi, et il a dit : Si un prochain jour ça vous tente, on pourrait aller pêcher ensemble. »

La scène, je la vois. On la voit tous. J’ai reconnu là la fonction démiurgique ou de metteur en scène que Tanguy Viel cède ponctuellement à ses narrateurs. Les personnages sont souvent mus par des représentations communes, pour ainsi dire des clichés. L’auteur semble s’en amuser.

Un autre élément important que développe particulièrement bien le roman est la question du rapport de force entre les personnages. De mon côté, je veux dire dans mes textes, je ne me suis jamais vraiment attelée à ce qui est pourtant un énorme morceau de compréhension de la psychologie humaine. Pas de manière frontale, du moins. Je sais que je devrai le faire, toute la question étant de savoir comment. En littérature, tant qu’on ne met pas en évidence les rapports de pouvoir et de domination qui existent entre, non : qui façonnent les groupes sociaux comme les individus, on ne rentre pas dans le dur des relations humaines. Or, Tanguy Viel le fait ici de manière assez géniale, montrant dans le même temps une compréhension aussi juste que précise de ce qui se joue. À mon sens, et toujours avec ses images qui n’appartiennent qu’à lui, il ouvre une voie :

« Et franchement, j’ai dit au juge, franchement c’est impossible de savoir, quand un type comme ça vous invite à boire une bière, s’il le fait seulement parce qu’il est seul ce soir-là ou bien s’il a une idée derrière la tête ou bien s’il est seulement fier de lui parce que vous êtes comme la dernière personne qu’il aurait pensé amener là, fier de condescendre en somme, parce qu’un type comme ça, j’ai compris depuis, un type comme ça veut toujours le beurre et l’argent du beurre, eh bien, l’argent du beurre c’est que pendant un temps, Lazenec, il s’est senti ami avec moi. Et moi d’une certaine manière, je l’ai accompagné dans son amitié. »

« Et vous n’imaginez pas, j’ai dit au juge, à cette idée de mener sa barque, soudain, dans un cerveau comme le mien, il y a des vagues de trois mètres qui s’érigent comme des murs d’eau sous mon crâne, moi, dans la barque en question, c’est comme si je m’étais retrouvé seul perdu au milieu de l’océan avec à côté de moi un paquebot géant qui file vers l’Amérique. Alors à cause de ce sentiment même, sous mon crâne, ce fut comme une balle magique qui frappait d’un côté l’autre et cassait toutes les vitres. Et en même temps qu’il y avait cette balle rebondissante qui faisait plus de dégâts qu’une pierre dans un lac, je dis bien « en même temps », il y avait quelque chose en moi qui se gonflait d’orgueil ou je ne sais pas, de souveraineté, quelque chose qui disait, oui, c’est vrai, tu sais mener ta barque – et sans savoir que lui, Lazenec, dans mon orgueil, dans ma résistance, dans mon libre-arbitre, bientôt il pourrait s’y vautrer comme dans un canapé en cuir dont il aurait lui-même consolidé les coutures. »

20 – mots

Dimanche 18 avril

Comme je me l’étais promis je commence Article 353 du code pénal, roman qui sonne comme un polar américain de Brest. J’en suis au tout début donc, mais ce qui me frappe assez vite, c’est à quel point ici les mots et les idées sont traités comme une matière (encombrante) :

« Et ça m’a fait bizarre d’entendre ça dans la bouche du juge, comme de l’ironie ou je ne sais pas, un couteau dans une plaie qu’il rouvrait en moi sans que je distingue s’il le faisait par amusement ou si seulement il suivait la ligne droite des faits, si la ligne droite des faits, c’était aussi la somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies, si la ligne droite des faits, c’était comme l’enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire. »

« dans ces instants-là, on cherche ce qui autour de nous pourrait accrocher nos pensées comme à un portemanteau. »

« Toutes ces fois où j’ai lancé des phrases comme des flèches dans l’air en cherchant où exactement elles retomberaient, sur quel dossier elles viendraient se planter ou rebondir et s’étendre sur la surface de son bureau comme autant de récits futurs, non, il n’a pas réagi. »

Rabelais avait imaginé le récit de paroles gelées qui se libèrent en « dragées perlées de diverses couleurs » lorsque monte la température. Charles Perrault avait repris le conte des jeunes filles qui faisaient sortir de leur bouche diamants ou crapauds selon leur nature profonde. Ces images disent toutes à leur manière quelle est la réalité de l’écrivain : pétrir des mots. Les manipuler et les jeter, en espérant qu’ils rebondissent ou au contraire, tombent pile dans le panier.

En une valse discrète elle slalommait entre les pierres blanches qui jonchaient le chemin. Elle marchait avec un balancement serein, au rythme duquel se greffa peu à peu une sorte de chant religieux, une incantation improvisée. Elle était seule mais fredonnait tout bas. Les unes après les autres, les syllabes s’échappaient de sa gorge et de son palais. Cette prière n’appartenait qu’à elle, elle seule la comprenait : elle était son secret. Et elle regardait alors les mots qui la composaient se transformer aussitôt qu’ils échappaient de ses lèvres au contact de l’air, en perles précieuses et en joyaux, puis tomber dans le décolleté de son ample chemise rentrée dans son jean où ils restaient coincés. Tandis qu’elle avançait, les mots tintaient.