15

Mercredi 14 avril

J’ai trouvé le roman que je cherchais, un roman sur la peau. C’est Sciences de la vie, de Joy Sorman.

Je n’avais rien lu de cette auteure, juste entendu il y a quelques mois une lecture publique qu’elle avait faite. Or tout d’abord, j’avais l’impression une partie de ma lecture (silencieuse) de ce roman d’entendre sa voix neutre, plutôt grave, parfaitement calée et habituée au rythme de ses propres phrases. Ce n’est pas si fréquent, une voix qui imprime autant son texte. C’est que la cadence de ces phrases, cette voix doit bien les connaître tant elles avancent de façon singulière. Elles sont comme celles de l’héroïne Ninon, « longues », nous dit-on, et avec « de multiples rebonds ». En plus des phrases qui font le style de l’auteure, il faut aussi noter cet usage très particulier qu’elle y fait de l’adjectif « fou », qui arrive ici toujours curieusement et avec une certaine violence, comme chargé de toute son histoire, de ses multiples connotations. Écrit, « fou » résonne, son écho se prolonge, vaste, menaçant.

Concernant la peau, tout y est ou quasi. Le titre seul, aussi improbable semble-t-il, cristallise impeccablement ce sur quoi je me penche depuis ces dernières semaines. Et c’est à la fois passionnant et amusant de voir comment un thème et les motifs qui l’accompagnent, peut-être de manière fatale – sur lesquels on ne peut pas faire l’impasse si l’on veut traiter sérieusement ce thème – auront pris corps chez tel ou tel auteur. Tout est là, donc. En effet, de ce que j’avais commencé à percevoir, j’ai retrouvé, disséminés tout au long du livre et entre autres choses : l’évocation des différentes fonctions de la peau (enveloppe des organes internes, réceptacle des affects, protection contre les agressions extérieures et palimpseste où s’écrit l’histoire de chacun) ; celle, longue, parfois pénible (dans le sens où la lecture finit par faire un peu mal au ventre) des innombrables maladies et douleurs que connaît l’épiderme ; mais en même temps, le constat de l’impossibilité de les nommer convenablement ; la nécessité de la douleur corporelle dans le processus d’édification de soi ; le lien entre intelligence et sensibilité, les deux ayant augmenté pendant la maladie de Ninon ; le refus de l’ascendance familiale ; la fuite d’une identité prédéfinie, déterminée, à laquelle on se sent assigné et qui continue de coller à la peau malgré soi.

Alors Ninon cherche. Et c’est évidemment cette quête, qui prend l’allure d’une désaffection de soi, d’une sécession intérieure jusqu’à « défaire sa vie », d’un refus obstiné de son état, que celui-ci soit finalement douloureux ou bien apaisé, qui constitue l’apprentissage dans ce roman.

Je n’en dirai pas plus. Ou plutôt : je n’affirmerai rien de plus. Simplement qu’il est donc passionnant de voir comment des motifs incontournables se combinent, ici dans ce roman contemporain, qui semble avancer avec la même détermination, le même mélange étrange de patience et de rage rentrée, de dépression et de volontarisme que la jeune femme. Et sans en avoir l’air, sous le prétexte de la douleur paralysante, il avance peut-être finalement comme un rouleau compresseur, ce texte, jusqu’à la délivrance, si c’en est bien une.

J’ajouterai encore quelques belles citations, des passages que j’aimerais retenir avec les mots-clés qui les habitent :

Fêlure : « toute vie est bien entendu un processus de démolition.

Ninon ne peut pas rester insensible à une telle sentence, la voilà la fêlure originelle, logée dans le principe même de la vie, l’existence fait faillite comme n’importe quelle entreprise, avec le temps, car depuis le début quelque chose se trame, avance, s’amplifie discrètement, sans bruit, c’est une minuscule fissure, présente à la naissance, qui craquelle et effrite déjà la matière terreuse de nos existences, et qui va s’élargir, creuser dans l’ombre, nous miner, jusqu’à la fin. Si c’est joué d’avance, alors à quoi bon se débattre ? Si c’est joué d’avance, il n’y a pas de cause au mal, pas d’autre explication que la vie elle-même. Quelle aubaine pour Ninon, quelle consolation cette phrase, une invitation à la légèreté, à l’indifférence, elle imprimerait bien ces mots sur un tee-shirt ; en attendant ça lui fait sa journée, mais guère davantage car que peut la littérature pour un corps endommagé ? »

Illisible (ou Barbare) : « Il est entendu depuis des mois que la médecine a échoué à traiter le symptôme brûlant, à déchiffrer le corps malade, sa grammaire cryptée ; Ninon est demeurée illisible, les médecins n’ont pas su traduire les borborygmes de sa douleur en une phrase lumineuse et sensée. »

Enveloppe : « Tout commence avec l’image de la peau comme enveloppe, écorce, sac – être un sac de peau qui contient le corps et ses humeurs, restent à l’intérieur les pulsions et les flux, qui sinon s’écouleraient de toutes parts, et le sang se déverserait à gros bouillons sur les tapis afghans du docteur Kilfe, et les poumons, les intestins rouleraient à terre.

Si les grands brûlés meurent c’est bien qu’ils ne sont plus étanches, ils fuient et s’éparpillent, le vide se fait en eux. »

Peau/manteau/centre (!) : « […] la peau n’est pas un manteau mais un centre. »

B. K. S. Iyengar disait que la véritable raison d’être du yoga est de déployer la peau. Entre asanas, lectures, peintures, films et sciences naturelles, je commence à peine à mesurer tout le travail qu’il me reste à accomplir avant de parvenir à la déployer tout-à-fait (et c’est heureux).

12 – écriture vitaliste

Lundi 12 avril

« Mais l’enquête est là, elle est partout, c’est le nom caché de la vie.

De là, c’est cette enquête diffuse, vécue, offerte à tous, branchée sur le sensible, qu’il faut réactiver envers le vivant, et pas une sensibilité romantique et mystique d’un côté, ni de l’autre un raisonnement d’allure scientifique, réductionniste, confisqué par les experts, qui n’est que le cache-sexe de l’extractivisme (il faut en effet réifier la nature en matière inanimée pour en justifier l’exploitation à tout crin). »1

« Ce goût pour l’animisme pensé comme connexion sensible opposée à une approche rationnelle passe par l’idée que l’accès aux invisibles, aux significations et aux communications des autres vivants est amoindri par le travail des sciences, par leur usage du raisonnement et du langage. Or, le paradoxe infernal de cette idée tient en une phrase : ce sont précisément des sciences (les sciences du vivant réanimantes) qui ont généré ces savoirs émancipateurs à l’égard du vivant. »

« On accède par là à un sens élargi, non amputé, de ce qu’est la sensibilité : le dispositif de captage du réel qui instrumente un humain, c’est le tissage de toutes les puissances des sens et de la pensée […Q]ue l’on soit voué à osciller entre l’un et l’autre exclusivement, c’est une aberration bien moderne. »

« À certains égards, cette approche partage l’affect philosophique du vitalisme : c’est bien la vie, le fait vivant, qui est le grand mystère et la grande puissance autour de laquelle tout gravite, et pas la culture, l’esprit, la consicence, la morale, la raison… Mais il s’agit de donner du corps à cette fascination pour la vie en regardant sérieusement le vivant : en métabolisant les savoirs biologiques les plus pointus et les plus ouverts, pour leur restituer leur puissance mythique, en les subvertissant au passage. »

« C’est une tentative de contourner en sifflotant les dualismes entre science et fiction, poésie et exactitude, sensibilité et raison, pour forger une sorte d’alliage incandescent de toutes les facultés vivantes : les sens les plus aiguisés, le corps le plus mobilisé, l’imagination la plus sauvage, les raisonnements les plus serrés, la sensibilité la plus vibratile, la fabulation et le savoir. Pour préparer la rencontre avec le monde […] »

1 Les extraits encadrés sont de moi, tous les autres sont issus de Manières d’être vivant de Baptiste Morizot.

8 – à la ligne

Vendredi 9 avril

J’ai retrouvé dans un de mes sacs mon exemplaire de Shot, de Patrick Bouvet. Dans un geste spontané je l’avais pris dans ma bibliothèque il y a plusieurs semaines de cela pour le lire au collège entre midi et deux. Alors, je l’avais à nouveau parcouru avec plaisir (je ne l’avais pas lu depuis sa sortie en 2000) puis oublié au fond du sac comme je le fais souvent.

La particularité de ce texte est qu’il se présente avec de courtes strophes et procède par boucles (le texte avance par des répétitions de termes où sont introduits de légers changements d’une phrase à l’autre, comme si l’auteur essayait différentes combinaisons pour créer du sens et décrire des images – photographies, vidéos, etc).

Or, je réalise que depuis la (re)lecture de Shot et sur un temps très court, je me suis procuré À la ligne, feuillets d’usine de Joseph Pontus et Un hamster à l’école de Nathalie Quintane. Voici un extrait de chaque texte :

« Ainsi

Avons-nous eu droit

Entre autres notabilia

À une assistante sociale disant « Parler est un

besoin écouter est un art répondre est une

nécessité »

À une infirmière disant « Un soin réussi c’est

du bénéfice pour tous »

À un ergonome disant « La rotation aux postes

n’est pas un jeu de hasard les gains sont assurés »

Et

Surtout

Celle qui nous a fait rire un bon mois

Une opératrice de production piéceuse aux abats

rouges disant « Moins je porte mieux je me porte »

Je me souviens que le matin où l’affiche avait été mise

On se marrait

On se marrait

On se marrait

« Moins je porte mieux je me porte »

Bah oui tiens

C’est une bonne idée ça

Qu’on aimerait bien t’y voir mec de la com’

Pousser une journée avec nous

Et si tu pouvais aussi nous filer des tuyaux pour

porter pousser tracter tirer moins

Qu’on est plus preneurs que de tes affiches à la

con »

À la ligne de Joseph Pontus

« – Eh bien, ce pressentiment que j’avais eu

d’rentrer dans un tunnel sans fin en allant en

prépa, c’était pas faux, parce que dans la

foulée je suis devenue prof.

Ce qui est complètement dingue quand on y pense

c’est que tout ce bazar, les nuits sans dormir

les devoirs de 8 heures, le prof qui te traite de

[cochon

et que t’es l’élite de la nation, les 2-3 ans à pas voir

le jour quand t’en as dix-huit dix-neuf, tout ça

que t’aies le concours ou pas, que tu deviennes

normalien-lienne ou pas, ça te mène jamais

qu’à être prof. C’est vrai

que si tu continues dans le même style mais

dans d’autres écoles de même style, alors plus

[tard

tu deviens ministre, préfet ou chef d’entreprise.

Et je me demande si c’est pas justement d’avoir

[vécu

cette jeunesse-là qui fait que les ministres, les

[députés

par exemple

à cinquante ans ont l’air aux fraises, à s’exciter

sur l’autorité

ou tout à coup à se lâcher

comme si leurs parents venaient d’un coup

de leur permettre de sortir.

Un hamster à l’école de Nathalie Quintane.

Je pourrais dire que la lecture de trois textes de cette facture est un jeu de hasard. Mais je n’y crois pas et pense qu’en choisissant ces livres j’ai cédé à quelque monomanie soudaine. Vraisemblablement le passage à la ligne permet ici d’atteindre plus sûrement le réel. Un réel en tant que mécanique : drôle, absurde et presque chantant certes, mais où l’existence de chacun s’avère tout de même répétitive, étriquée, en un mot méchamment contrainte. Dans ce cas, le retour à la ligne agit comme une camisole (et c’est toute sa puissance).

5 – à propos de Camille de Toledo

Mercredi 7 avril 2021

Que la lecture de Camille de Toledo ces dernières semaines a été importante pour moi, c’est peu de le dire. Après le choc de la découverte, et maintenant que j’ai lu trois de ses oeuvres, je peux ajouter que je trouve son écriture inégale parce qu’elle tombe parfois dans l’abstraction. Mais on sent toujours que derrière le texte il y a quelqu’un qui cherche. Or cette impression parfois de tatonnement, qui fait que l’auteur semble se perdre en route est aussi ce que j’aime. Et justement, il y va, Camille de Toledo. Au bout de ce qu’il cherche. Au point de devenir Thésée. Il creuse. Il ne fait pas semblant. Jusqu’à extraire soudain par ses mots des choses absolument bouleversantes.

Vies potentielles reste mon livre préféré de ceux que je me suis procurés. La fiction y est encore présente. Elle apparaît à travers le tableau – pas le portrait, le tableau – de personnages mis dans des situations précises. Ces courts récits ne dessinent pas des types – éventuellement des prototypes, mais uniquement en tant qu’on est le prototype de soi-même. Ils figent plutôt ces personnages dans les trois ou quatre gestes qui les résument. Cette manière d’évoquer un personnage me paraît très juste. Elle semble nous prévenir : nous aussi, nous pouvons toujours nous croire libres mais il suffit de nous pencher quelques instants sur nos existences pour saisir à quel point nous reconduisons sans cesse les mêmes comportements. Chacun de nous est condamné à effectuer quelques gestes en boucle. Cette sorte de compulsion de répétition est ce qui forge véritablement nos destins individuels.

Dans ces conditions, raconter un morceau de vie dans ce qu’il a de plus concret, de plus matériel et de plus brut est ce qui parvient le mieux à cerner l’essentiel d’un personnage. Je suis très sensible à cette tentative menée par l’auteur de se contenter de cet autre geste, cette fois créateur, de se satisfaire d’une esquisse, pour en même temps lui donner toute l’intensité qu’il peut. J’ai envie de dire : Sarga !, comme on crierait Champagne !

Puis il y a les exégèses (« exégè&es »), où comme attendu il explique la naissance de ces vies potentielles. Là, la beauté des images inventées est tout bonnement déchirante.

« Je devais être derrière mes yeux, derrière mes joues, derrière tout ce qui nous engage : la naissance, la famille, l’amitié, l’amour et les affaires. Voilà pourquoi le livre d’Oswald Pinkler m’a tant marqué, car il a peint la scène inaugurale d’une absence qui en moi n’a cessé de s’épanouir. J’ai compris en le relisant que je n’étais pas seul à vivre loin derrière ma peau. »

J’ai compris en le relisant que je n’étais pas seule à vivre loin derrière ma peau.

Je ne vais pas écrire tous les passages qui m’ont émue. D’ailleurs j’ai perdu depuis les trois bouts de feuilles où j’avais minutieusement noté le numéro des pages où ils se trouvent. Mais je me souviens parfaitement qu’à l’issue de la dernière page, l’éxégè&e 47, j’ai pleuré à chaudes larmes pendant une bonne dizaine de minutes. Qu’une oeuvre me fasse pleurer n’est pas un critère d’adhésion – sur les 140 minutes que dure Dancer in the Dark j’ai dû pleurer au moins les trois quarts et pourtant je n’aime pas du tout ce film, sans parler de ces innombrables produits de qualité moyenne qui, en sortant la grande artillerie sentimentale me font toujours effet et ce, malgré toute la résistance que je peux y mettre. Il n’est pas rare que je sorte épuisée de la projection d’un film bon ou mauvais et quelque part, je m’en réjouis. Mais un livre, à chaudes larmes, après l’avoir refermé, c’est différent. Peuplée de ces hommes fendus et tombant en poussière, l’oeuvre de C. de Toledo résonne d’un bruit singulier.

« Un jour, je frapperai à ma porte. Je m’ouvrirai, puis me laisserai entrer. Je commencerai par le salon. Je balancerai tout, juste devant chez moi. Puis, je me lancerai parmi toutes ces choses dont ma vie est tissée. Avec un rouleau compresseur, je m’écrabouillerai. « Au revoir, je dirai. Au revoir, mon père et ma petite maman, au revoir à toutes ces choses que vous m’avez transmises. Au revoir, mon frère. Au revoir, Agar, ton petit mari s’en va. » » (bon dieu on dirait du Claudel)

Et enfin : « Ne m’en veux pas si je laisse tout en vrac. »

2 – échapper à Jim Sullivan

Mardi 6 avril 2021

À propos de La disparition de Jim Sullivan, de Tanguy Viel. J’ai lu la première moitié du roman avec un grand enthousiasme. Le choix de l’auteur de parsemer l’histoire de commentaires du narrateur/auteur sur ses choix d’écriture, cette mise en abyme donc, est plus que maligne : elle est audacieuse et risquée. Sans parler de l’humour que le procédé permet de distiller. Pour tout cela j’ai ressenti à la lecture une espèce d’immense gratitude pour l’auteur, une joie enfantine.

« Moll s’était sentie obligée de récurer la douche avant d’y entrer – j’insiste sur certains détails, non pas qu’ils soient importants en eux-mêmes mais parce que j’ai remarqué qu’on n’écrit pas un roman américain sans un sens aiguisé du détail, que la saleté de la douche ou le ressort grinçant du matelas ou bien la lumière de la lune qui tombait sur le visage inquiet de Dwayne, ce devait faire comme des flèches que j’aurais lancées dans le coeur du lecteur. »

Puis soudain, au milieu du roman, plus rien du tout. Ni joie, ni plaisir de la découverte, juste l’envie de refermer le livre. J’ai failli le faire mais j’étais à vrai dire partagée. Était-ce encore ma terrible manie d’arrêter la lecture dès que j’ai (un peu) le sentiment d’avoir compris comment ça marche, comment le texte marche ? Était-ce ma fichue superficialité, qui me fait inexorablement m’émerveiller puis me lasser, comme un setter irlandais courant en tous sens d’un papillon à l’autre dans un champ de coquelicots ? Non, pas cette fois, puisque mon apathie soudaine, bien que forte, n’était pas totale. C’était autre chose. Cette autre chose, c’est le sentiment soudain qu’à ce stade du roman tout était joué pour le personnage. D’un coup, on comprenait que l’affaire était pliée, et qu’il était désormais inutile d’envisager une quelconque amélioration de sa situation. Par je ne sais quels moyens, T. Viel est parvenu à le faire saisir, là, au milieu du texte. Alors il m’a fallu passer outre cette certitude pour poursuivre ma lecture. Il a fallu avancer ainsi, avec cette absence d’espoir. Pas facile, ça. J’ai attendu un jour ou deux je crois. Puis j’ai repris le livre et je l’ai terminé. Dans la foulée j’en ai commandé un autre, Article 353 du code pénal, qui m’a été maintes fois conseillé.