322 – bla, bla et bla

Mercredi 11 décembre

Hors série – rencontre entre Houria Bouteldja et Frédéric Lordon, st1rs de la.gauche radicale alternative, où chacun aura eu deux grosses heures pour exposer ses impasses. Un débat très policé est lancé autour de cette question cruciale : le racisme est-il consubstantiel au capitalisme ? Non, bien sûr, tout le monde le sait, les Grecs et les barbares, tout ça, mais enfin il fallait bien ce temps pour qu’HB, perdue par les méandres linguistico-conceptuels de FL, coupe court à la divergence et reconnaisse qu’elle avait semé la confusion en employant ce terme ronflant. On souffle en choeur, remplace la proposition « le racisme est consubstantiel au capitalisme » par « le capitalisme se sert du racisme pour se développer ». Et l’on peut passer à autre chose.

A – FL, tout en continuant à étirer au possible sa langue inutilement alambiquée présente le communisme comme possible prise « identificatoire » (attention : ne pas dire identitaire !) de la masse. Que le philosophe, auto-proclamé spécialiste des affects, n’ait toujours pas intégré que plus personne en France ne se reconnaît(ra) sous la bannière du prolétaire me sidère. Pour reprendre l’expression aussi simple que juste d’HB, les blancs ont trop d’intérêts à vivre dans le capitalisme pour le lâcher. Les prolétaires, les vrais, sont relégués depuis bien longtemps à l’autre bout du monde. Ils ont la peau brune et nous sont montrés le moins possible. Jamais les classes populaires et moyennes de France ne consentiront à s’allier à eux. Au nom de quel hypothétique critère économique d’ailleurs ? De quelle réalité objective ? Dans quel objectif ? Vivre dans l’égalité ?

Les salariés occidentaux exploitent à grande échelle les prolétaires des pays pauvres. C’est un premier point mais ce n’est pas tout. En occident même, le système économique repose sur ce fait simple : l’exploité par l’un est en même temps l’exploiteur d’un autre. Je suis à la botte de mon N+1, mais je me fais apporter mon dîner tout chaud par un livreur deliveroo au premier coup de mou. J’ai un salaire de merde, mais d’un simple clic je peux ordonner à une caissière de se casser le dos à ma place en préparant mes sacs de courses pour le mois. Ce sont deux exemples, en réalité nos journées sont remplies (je devrais dire sont faites) de ces allers-retours au sein du trio frustration/compensation/satisfaction. Ainsi le capitalisme contemporain prospère-t-il sur cet inextricable nœud d’exploitations mutuelles. Ce n’est quand même pas très compliqué à comprendre. Et bien tout économiste qu’il est, FL ne le voit pas. Ne veut pas le voir. Car en en tenant compte, tout son laïus savant tomberait à l’eau. Car de ce point de vue-là, net comme un couperet, le marxisme est tout bonnement obsolète ; et le projet communiste devenu impossible. Décidément Lordon s’accroche. Il n’en démord pas : « prolétaires unissons-nous ! », qu’il dit. Nous ! Nous ? Ok mais qui, nous ?

B – HB quant à elle projette de rapprocher « petits blancs » et « indigènes » autour d’un bon vieux Brexit. Les blancs sont masculinistes, les indigènes conservateurs, allez zou ! ils pourront bien se mettre d’accord autour du souverainisme. Là encore, ça flaire le mariage forcé. Enfin, pour dire cela, encore faudrait-il que les deux partis se retrouvent de temps en temps dans la même pièce pour faire affaire, ce qui n’arrive jamais (cf manifestations contre la réforme des retraites, de l’aveu même d’HB). L’objection de Lordon, qui voit le réchauffement climatique comme la seule véritable urgence à traiter, me semble juste. Mais on voit mal comment la question écologique, qui ne peut être résolue que par la décroissance, et donc le consentement à la décroissance, pourrait faire envie à des bouffeurs de viande industrielle, aimant l’ordre du monde, les rôles bien établis, homophobes à leurs heures. On tourne en rond. De toute façon, la discussion sur ce point est inutile : comme je l’ai dit ailleurs, pas même HB ne croit en sa proposition de Brexit. Elle sait juste qu’elle n’a rien d’autre sous la main.

En fait, en termes de forces politiques, hormis une droite aux mille et une nuances irisées, on se retrouve avec :

  • Mélenchon, qui est arrivé à la conclusion qu’on ne bougerait pas les classes moyennes et populaires périphériques (les petits blancs selon Bouteldja, les gilets jaunes pour le reste du pays) vers la gauche, pour les raisons que j’ai expliquées en A, et mise désormais sur 1) l’abstention de celles-ci et 2) la mobilisation des classes populaires racisées pour se hisser au premier tour des présidentielles,
  • Ruffin qui, ne se sentant aucune affinité particulière pour les racisés mais bien davantage pour les petits blancs, ignore les premiers pour mieux se concentrer sur les deuxièmes à coup de tournées des cinémas locaux et des PMU qui l’accueillent à bras ouverts,
  • Bouteldja, qui veut unir beaufs et barbares, pour cela assène qu’elle est stratège et non théoricienne. Pourtant, je ne vois rien d’autre dans sa démarche que de la production de discours. Des livres, qui paient ; des émissions qui font la promotion des dits livres. Pour le reste, rien de concret. Disons finalement qu’HB produit avec un succès croissant sa popularité (il faut lui reconnaître un vrai charisme) auprès d’un micro groupe de personnes, suffisamment nombreux du moins pour la faire vivre.

Voilà. Trois variations sur une même problématique : tout le monde aime le capitalisme (et veut plus de pouvoir d’achat). Je devrais dire tout le monde aime le fric, ce serait plus clair.

PAPD (point analyse de la production du discours) – Intéressant de voir la fabrique à phrases qui claquent, et comment en l’occurrence HB reprend à son compte des idées venues d’ailleurs, les remâche et en fait sa pâte :

  1. Dans une émission précédente, un interlocuteur lui explique que des Palestiniens colonisés déclaraient que « ce n’était pas de leur faute si ceux qui les chassaient de chez eux étaient juifs ». L’anecdote qu’elle decouvre, on le voit de façon très nette, plaît à l’intéressée.
  2. Elle aime aussi à citer régulièrement l’expression de Fanon : « il n’y a pas de problème noir, il y a un problème blanc« .
  3. En ouverture de l’émission avec FL, quelques semaines plus tard, HB déclare : « il faut libérer les Palestiniens du problème juif ».

Reste à savoir pourquoi l’expression « libérer du problème juif » est plus marquante que « libérer de la colonisation par les Israëliens » (indéniablement, elle l’est). Les concepts, aussi creux soient-ils parfois, ont une efficace, qui est celle du mouvement d’abstraction. On ne parle plus de personnes réelles commettant des exactions dans des lieux précis, mais d’un ensemble indéfini donnant à qui veut matière à réflexion. Par sa formule, HB nous donne à peu de frais l’assurance que nous avons tout ce qu’il faut pour « penser » une situation (alors que nous n’avons objectivement aucun moyen de la changer). L’expression frappe par sa concision, je l’entends, elle me plaît, mais à bien y réfléchir elle ne dit à peu près rien. Ou plutot : elle veut tout et rien dire. Plaira donc à d’autres, idéologiquement parlant très éloignés de moi.

Et voilà, un peu de bla sur du bla bla.

319 – comme

Jeudi 22 août

Il faut lutter,

comme il faut lutter pour ne pas faire du confort, de l’apparence, de la propreté

tes priorités. Comme il faut lutter contre la tentation de leur donner toute la place. On pourrait s’y perdre. On y mettrait toute une vie.

Il faut lutter,

tellement lutter,

Il faut lutter pour rester seul avec toi-même, concentré, attentif à ce qui se passe, là,

au fond des tripes, se passe au confin des sens.

Comme il faut lutter pour refuser l’ordre du monde

L’ordre

du

monde.

Comme il faut lutter pour te remettre encore et toujours

à la tâche.

318 – tombeau

vendredi 26 juillet

Dans Le Tombeau de Graciano le récit long, minutieux, si précis qu’il en devient presque comique du délaçage de cordes, de harnais et autres pièces de cuir, et dont l’interminable lecture m’a procuré un plaisir total, aussi sincère que spontané, peut-être devrais-je même dire enfantin, que je ne m’explique pas bien – la découverte de ces lignes était pour moi comme un soulagement, mais un soulagement de quoi ?

Je l’associe à ces oeuvres de Kate MccGwire – depuis quelques jours, leur vision datant pourtant de plusieurs années m’apparaît en permanence dans mes moments de solitude.

Nul doute que l’addition (texte + objets) m’accompagnera dans la description que je veux absolument faire des ronces de mon jardin, érigées ces deux dernières années en murs démesurés, proprement monstrueux, et que j’aurai passé mon été à abattre.

302 – banshees3

Lundi 23 janvier

Attention, spoil.

Mon ami a vu le film et m’a fait part de son interprétation. Celle-ci me semblant au moins aussi convaincante que la mienne, je me dois de la retranscrire ici. Je ne vais pas entrer dans les détails de la personnalité de l’interprète, mais il faut tout de même savoir que de toutes les personnes j’ai rencontrées, c’est celle qui perçoit le mieux les rapports de force. Au point de lire systématiquement les relations – animales, humaines, politiques, géopolitiques – sous ce prisme, ce qui en général fournit des clés de compréhension des situations extrêmement pertinentes. À moi qui tends à égaliser les points de vue (le relativisme évoqué il y a peu), une telle approche, éminemment complémentaire, a toujours quelque chose de lumineux.

En l’occurrence, selon lui, toute la première partie des Banshees… s’attache à nous faire croire que Padraic est un peu simplet et Colm le malin du village (instruit, fin et artiste dans l’âme) ; puis toute la seconde partie démonte cette croyance pour créer une véritable inversion. La scène au pub, que j’avais évoquée comme une scène particulièrement forte, enfonce un premier coin : après la tirade de Padraic sur la gentillesse et son départ, sa sœur vient préciser à Colm que contrairement à ce qu’il affirmait, Mozart, dont il saluait l’œuvre éternelle, a vécu au 18ème et non au 17ème siècle. Cette précision n’a l’air de rien mais elle montre que Colm, aussi ambitieux et passionné soit-il, s’avère un peu en toc. Il se raconte qu’il est un compositeur sérieux, intransigeant, mais en y regardant de plus près ses connaissances semblent assez peu solides.

De même, dans un autre dialogue (génial), Padraic démontre à Colm qu’avec ses neufs doigts, il a atteint le summum de la folie ; il est tout simplement ridicule : « Moi j’ai dix doigts pour prouver que je ne suis pas fou, et toi ? Combien de doigts as-tu ? Neuf ? Neuf doigts, c’est le paroxysme (paroxysme, dit le soi-disant benêt !) de la folie. »

Et en effet, qui se retrouve finalement à brandir son violon sans plus pouvoir en jouer ? Qui, des deux, se comporte comme un véritable idiot ? Colm, tandis que Padraic, dans le changement qui lui a été imposé, montre toujours plus d’acuité. Dans tout le village, ce sera lui qui aura le cran de révéler à Colm sa bêtise. On pensait ce dernier puissant et tenace, il ne cessera finalement de se diminuer.

Mais le plus fascinant vient après. Une fois que Colm a bousculé sa routine (Padraic ne dit-il pas : « Certaines choses ne changent pas et c’est ça que j’aime. » ?), son ancien ami ne voudra plus s’arrêter. J’ai cru que la scène finale, sur la plage, était une scène de retour au calme. Mais non, il est tout à fait possible de la considérer comme un « point de depart ». Padraic, d’ailleurs, l’annonce très clairement ! Il faut l’écouter, car c’est lui désormais qui orchestre la relation. En effet, après avoir brûlé la maison de Colm, Padraic lui fait comprendre qu’il n’a absolument pas l’intention de s’en tenir là :

Colm : Je suppose qu’on est quitte, maintenant.

Padraic : Non, on serait quitte si tu étais resté dans la maison. Tu es sorti, n’est-ce pas ?

Regarde, tu as voulu jouer. Alors on va jouer, semble dire Padraic. Tu as mis tes doigts dans la balance ? Et bien moi, je renchéris. Je mise cinq, dix fois plus. Je te prends une main. Je te prive de ta maison. Fais-moi voir, qu’est-ce qui te reste maintenant ?

Cette interprétation me plaît énormément. Elle me donne même une sacrée pêche. Plus de tristesse, donc, mais de la jubilation – même si l’art, justement, permet aussi de jubiler de tristesse. Une pure jubilation, si grande que j’irai revoir ce film. Je sens qu’il n’a pas fini de me travailler.

289 – c’est cad(i)ot

Jeudi 29 décembre

Entretien absolument passionnant, avec de nombreuses références emballantes et autant de lumineuses réflexions. Bon sang quelle vie que celle de cet auteur, qui n’a cessé de collaborer et continue de chercher une voie d’écriture, un chemin possible avec une vraie énergie, peut-être même fièvre.

Je dois sitôt ajouter deux autres projets à ma liste de 2023 :

– lire les poètes américains mentionnés (revoir récemment Dead man, où il est question de William Blake m’y avait de toute façon préparée),

– envoyer mon essai sur le récit à Olivier Cadiot himself, car il me semble bien que nous parlons de la même chose, à savoir la chaleur (au creux du ventre) que produit la littérature, et qui se dégage hors, ou plutôt à l’intersection des classifications de genre.