236 – traces

Dimanche 3 juillet

Ce très beau documentaire sur l’art pariétal, au moins – mais c’est énorme – pour le plaisir des yeux (les interprétations des gestes des hommes préhistoriques étant toujours selon moi sujets à caution ; elles en disent finalement plus sur ceux qui en parlent que sur ceux dont on parle).

Quand j’en aurai le temps et si l’envie est encore là, je publierai un passage de roman que j’avais écrit il y a quelques années. Il évoque les traces de doigts laissées par des groupes humains sur des parois de grottes. Étrangement je n’en retrouve pas d’image sur internet. Il ne s’agit pas des fameuses paumes de main en négatif, absolument bouleversantes – je ne sais pas si on peut faire à la fois plus simple et plus puissant que ces empreintes -, mais de milliers de lignes creusées par les bouts de doigts joints d’hommes de Néandertal (décidément, ceux-là).

Avec le recul ce texte me semble loin d’être aussi prenant que ce que je croyais au moment où je l’ai écrit. Plus exactement pas aussi fort à lire que l’émotion, dont je me souviens encore, avec laquelle je l’avais écrit. Une gêne, une pudeur me retiennent donc aujourd’hui. Mais après tout, cette déception à la relecture est sans doute plutôt bon signe, celui d’une progression avec les années : en lisant maintenant j’ai la claire intuition qu’on peut mieux faire. Et si ça se trouve, je ferais mieux, vraiment.

219

Mardi 7 juin

Lorsqu’on analyse une oeuvre, il faut bien veiller à s’en tenir au jugement de l’œuvre seule, et non de son créateur. C’est là la grande difficulté car c’est aussi la grande tentation. Le glissement est facile. Mais il est erroné. Affirmer qu’un film est mysogyne, un texte, abscons, une musique, lanscinante ne dit rien du caractère ni des opinions de ceux qui les ont mis au monde.

Tout d’abord parce qu’on ne doit jamais oublier la dimension expérimentale de l’acte créatif. L’œuvre permet avant toute autre chose d’essayer des formes, formes qui mèneront à certains effets. La réception de ces effets échappe en grande part à l’émetteur. Le récepteur peut trouver des choses que celui-ci ne voulait pas y mettre. C’est ainsi. Il faut l’accepter. Pour autant, aller essayer de discerner telles ou telles de ses pensées, ou pire : de ses intentions, c’est une autre affaire. On entre dans l’intime. On s’occupe de la personne. On outrepasse, en quelque sorte, ses droits, que l’on a pourtant en totalité.

Et puis il y a autre chose. De plus profond, de plus difficile à expliquer, mais qui est peut-être simplement le prolongement du précédent point. Parfois, pour aller au bout d’un récit, au bout des situations que celui-ci déploie, parfois pour les explorer jusqu’à ce qu’il n’en reste rien d’inconnu ni de trouble, il est nécessaire à celui qui les aura fait naître de se laisser promener dans des zones qui ne reflètent pas forcément ses opinions. C’est plutôt qu’il ne pouvait en être autrement. L’écriture se fige en fatalité. L’auteur voudra alors plaider : mais c’est exactement ce récit-là qu’il fallait ! Ce récit, avec ses directions morales ou politiques qu’on ne pouvait esquisser. Plaisantes ou non.

Il était sans doute inévitable que Lolita soit lu comme une défense de la pédophilie, même si Nabokov comptait au contraire y montrer le parti de la jeune fille. Pourquoi inévitable ? Parce que l’écriture du livre contenait en elle cette dimension sulfureuse et peu reluisante. Parmi toutes ses facettes, elle contenait ce qui n’avait jamais été formalisé avant. Un point de vue inouï. Cette formalisation/invention pouvait bien se faire au prix d’un malentendu entre le lecteur et l’écrivain : il fallait de toute manière qu’elle ait lieu. Là encore c’est ainsi. Mais plus gênant en revanche, beaucoup plus problématique eût été de prêter à l’auteur cette volonté de défendre l’indéfendable par souci subversif ou par perversité personnelle et de le faire via son écriture, sa langue. L’écrivain s’il est bon n’est jamais militant.

J’affirme ceci, cette nécessité de couper le texte de son auteur avec d’autant plus de feu que le roman sur lequel je travaille m’amène là où je ne serais jamais allée par un simple raisonnement. Le récit, son incarnation me tirent par la manche. Et voilà, l’entrelac narratif pourrait tourner droitard. Moi je suis de gauche radicale et je vois bien à quel point il s’en fout.

194 – travelling2 (essais)

Jeudi 5 mai

1) Je bougeais en tous sens, sans toucher les tapis voisins. Levais les jambes alternativement. Ce n’était plus le rythme de la musique qui guidait les mouvements, mais mes genoux qui lui donnaient le tempo. Ils frappaient l’air chargé de vibrations sonores ; se fracassant sur moi elles s’éparpillaient de plus belle. Chacun de mes coups maintenait la cadence. Je ne devais pas flancher, ne pouvais me le permettre. La bonne marche du cours dépendait désormais de la puissance de mes rotules. Cependant, les brûlures dans les cuisses, le raclement dans la gorge et jusqu’au fond des poumons. La douleur aux poignets quand j’enquillais les pompes, les chevilles dures sous les sauts. Tout cela ne suffisait pas. Je m’épuisais en vain.

2) Je bougeais en tous sens, sans toucher les tapis voisins. Quand j’inspirais les vibrations sonores venues de toute la salle m’entraient dans l’œsophage. J’aspirais la musique. Puis je la recrachais. Plus lourde, plus brutale encore. Mais ce raclement de la gorge jusqu’au fond des poumons, les brûlures dans les cuisses. La douleur aux poignets quand j’enquillais les pompes, les chevilles dures sous les sauts. Tout cela ne suffisait pas. Je m’épuisais en vain.

178 – face et pile

Jeudi 14 avril

Drôle de voir comme certaines personnalites médiatiques, silencieuses pendant les remous que connaissait la FI il y a quelques mois, se présentent désormais comme des soutiens indéfectibles, et de la première heure s’il vous plaît, du mouvement. Par exemple Michaël Foessel, qui prenait soin ce mardi de glisser dans une interview qu’il est un « fidèle » depuis 2017. Faisait passer l’air de rien un « nous » pour « Mélenchon » en feignant le lapsus. Ce même Foessel, qui a toujours bien veillé à cultiver l’ambiguïté sur ses opinions politiques, qui n’a cessé jusqu’ici de contrebalancer aussitôt son point de vue par son exact opposé afin de plaire à tous, ou de ne gêner personne. Ce Foessel qui le mois dernier, lors de la promo d’un livre où il appelait à construire une gauche de « plaisir », notion abstraite et fourre-tout s’il en est, trouvait le moyen de déclarer qu’on ne pouvait pas ne pas reconnaître à Blanquer d’avoir fait beaucoup pour l’éducation nationale.

Très peu de haines m’habitent. Elles sont en général de courte durée. Dans dix jours ce sera fini et je passerai à l’indifférence. Cependant elles brassent large. Je déteste tous ces gens qui s’engouffrent dans les vagues du moment.

Cela dit, à bien y réfléchir je ne méprise pas moins ceux qui créent ces vagues comme on crée des labels, puis mettent toute leur énergie à les faire prospérer. En quoi vaudraient-ils mieux : ce mensonge mercatique leur convient. Les deux – objet de la mode et fashion victims – ont besoin les uns des autres. C’est ensemble qu’ils grossissent. Ils s’entre-nourrissent. Ils doivent être quelque chose comme les deux faces d’une crêpe.

Alors plus je les regarde faire, plus je m’éloigne du monde : ce sont eux qui le font. Ils font le monde, et pourtant portent en eux le contraire de la vie. Sa négation. Pour maintenir la vie en soi il faut se tenir ailleurs. Toujours, c’est-à-dire sans flancher.