Conversation avec un ami sur les manifestations de nos émotions. Il me fait remarquer avec raison que rien n’est plus délicat que lire avec justesse les sentiments d’autrui mais aussi les siens propres à cause de l’effet de « retardement » : il est rare qu’une émotion soit immédiatement suivie de signes extérieurs. Il faut parfois attendre plusieurs jours, plusieurs semaines et même davantage encore pour que ceux-ci deviennent visibles. Il s’avère alors particulièrement difficile de faire le lien de l’une aux autres.
Je n’avais pas pensé à cela car chez moi les sentiments – sans doute les plus superficiels – et leur manifestation sont quasi simultanés (ce qui prend de la place, y compris dans ma compréhension de la psychologie humaine). Mais il y a dans cet oubli autre chose que ma petite cuisine personnelle. Il me semble que l’art n’a pas vraiment cherché à montrer ce décalage. Au contraire la littérature et dans une moindre mesure le cinéma ont tendance à resserrer ce lien intériorité/signe extérieur, à le rendre patent. Précisément parce que l’art a pour spécificité et les artistes parfois pour objectif de révéler ce qui ne se voit pas. Ainsi dans ce cas précis, on aura tendance à « mentir » (exagérer, raccourcir, simplifier) pour mieux montrer la puissance d’un sentiment. Le personnage voit quelque chose, en ressent par exemple de la joie ou de la tristesse et agit aussitôt en conséquence.
D’ailleurs comment faire autrement ? Comment faire comprendre sans enfiler de gros sabots que si le personnage se comporte de telle manière, c’est à cause d’un événement antérieur, un événement qui entre-temps aura peut-être été oublié par le lecteur/spectateur ? Je manque d’exemples. Mais il en existe forcément (autres que des histoires de vengeance, bien plus fréquentes dans la fiction que dans la réalité). Être capable de produire ce type de décalage à la fois temporel et causal dans un roman qui se veut réaliste apparaît tôt ou tard comme une nécessité. Un indispensable casse-tête. À tenter, donc, mais encore.
Agamautos était assez intelligent pour briller parmi les idiots, mais assez idiot pour s’en satisfaire. En conséquence de quoi les seuls êtres auxquels il s’attachait étaient ses faire-valoir. Bien sûr il s’en défendait avec force, jurant au contraire entretenir seulement des rapports francs et amicaux avec des pairs. Pourtant ceux qu’il aimait le plus gagnaient avec son affection l’étonnant privilège de se voir toujours évoqués par lui dans les termes les plus humiliants. Dans sa bouche chaque marque d’estime devenait un poison. Tôt ou tard, parlant de ses amis en leur absence, entre deux compliments il glisserait une anecdote à leur désavantage ; et c’est encore par excès de tendresse qu’il dévoilerait certaine confidence qu’en lui faisant, ils avaient cru naïvement qu’elle resterait secrète. Quand ils connaissaient un succès, il expliquait de quelle manière il les avait aidés. Quand c’était un échec, ils n’avaient pas voulu l’écouter. Quand il s’était avéré judicieux d’ignorer son avis, il ne le disait pas mais le clamait à tout va, afin que chacun voie en lui non plus celui qui se trompe, mais un homme rare et sincère, capable de reconnaître ses erreurs avec humilité. Enfin, s’il n’était intervenu en rien dans la réussite de l’un d’eux, il transformait ses éloges en exercice d’admiration qui pour finir laissait admirer bien davantage la noblesse de ses sentiments propres et sa fine rhétorique que l’ouvrage du frère. Agamautos n’en pouvait mais, il lui fallait étouffer sous sa présence ce à quoi il tenait et chérir ce qu’il pouvait étouffer. D’ailleurs, il n’était pas besoin de l’observer longtemps avec ses proches pour comprendre qu’en dernière instance il aurait toujours l’ascendant, et qu’à leur première tentative pour prendre leur envol – ou celle de le contredire, ce qui revenait au même -, il n’aurait qu’à leur donner une petite tape sur le bout du museau pour que les choses rentrent dans l’ordre. Aussitôt ils feraient allégeance. L’affront ainsi lavé, il leur serait permis de revenir à ses côtés dire ce qu’il disait déjà, mais moins bien que lui. Que toutes ces relations soient inégales ne le dérangeait pas : Agamautos aimait à se croire – et se dire – entouré d’êtres chers. Seul au milieu de sa cour il pourrissait sur place.
Je lui tins la porte, elle s’engouffra aussitôt. Fit quelques pas puis s’arrêta deux secondes pour observer l’espace qui s’ouvrait devant elle. Pourtant, elle se dirigea vers la première table disponible, située tout à droite, dans ce qui ressemblait encore à un couloir juste avant l’échancrure vers la grande salle et ses tables en quinconce. Et comme si elle n’était pas assez à l’étroit, elle choisit une chaise installée légèrement de biais, encore à droite, de l’autre côté de cette table. Ainsi elle s’était comme coincée, dos à la salle, ou plus exactement appuyé un peu contre une colonne de pierre, un peu contre la vitre donnant sur la terrasse. Elle s’assit sans attendre de savoir si l’emplacement me convenait. Je l’imitai et attrapai la chaise devant moi sans mot dire. Elle me faisait l’impression de vouloir prendre le moins de place possible, se cacher. Peut-être évitait-elle simplement de faire de ce moment un moment agréable. Me le signifiait par sa posture. Et en effet je me rendis vite compte qu’en plus de nous être mis dans l’angle le plus exigu du café, nous étions sans doute dans le plus bruyant, puisqu’à gauche se trouvait le bureau de tabac qui accueillait un défilé incessant de clients, avec ses noms de marques de cigarettes braillés en plus du brouhaha de la salle, des commandes relayées à plein poumon par les serveurs au barman affairé derrière ses machines, de leur vrombissement régulier, de ses acquiescements exagérément joyeux, des commentaires enfin des habitués qui n’en finissaient pas de boire leur verre, le coude bien posé sur le comptoir qui s’achevait en caisse – cliquetis métalliques -, en ramasse-monnaie et en bureau de tabac. Installés sur leur chaise haute, à un mètre de nous à peine, ces clients aux cernes jaunes semblaient siroter au-dessus de notre épaule. Sur les plateaux jetés contre le zinc, les verres tintaient en s’entrechoquant. Un serveur s’approcha et nous demanda ce que nous voulions prendre. Chaque fois que quelqu’un entrait ou sortait, portefeuille ou paquet de clopes en main, la porte laissait passer un souffle froid de l’extérieur. Nous demandâmes deux expressos sans retirer nos manteaux.
Il y a quelque chose que je dois clarifier. Plusieurs choses qui se mêlent en réalité :
1) mon narrateur n’est pas un littéraire. Il ne peut pas avoir un avis aussi tranché sur des auteurs tels que Modiano, Kundera et Vian. Étant ce qu’il est, ou bien il les apprécie comme tout le monde, ou bien il ne les a pas lus. Ce qui revient bien à dire dans les deux cas qu’il n’a pas d’avis sur eux.
2) Après réflexion j’arrive à la conclusion que la seule possibilité pour que le narrateur ait une dent explicite contre eux (même sans la connaissance détaillée d’un grand lecteur) est qu’il leur reproche de faire de la littérature pour nanas. C’est ce que je pense. C’est ainsi du moins que je formulerais les choses dans la vraie vie. Et c’est ce qui m’interpelle. Dans ma tête il existe réellement une catégorie de choses dont la faible qualité est inextricablement associée à l’idée de féminin. Et ce, même si elles sont appréciées par des hommes. Je ne sais pas du tout pourquoi.
Par exemple jusqu’à une conversation récente avec un ami, j’associais les questions du soin et du bien-être à ce féminin-là. Or le fait est que beaucoup d’hommes s’intéressent sincèrement à ces sujets. Déjà nombre d’entre eux prospèrent dans ce business, et plus encore sont à la recherche de la santé et d’une forme de sérénité. C’est en réalité une problématique trans-genres. De même, Modiano me semble apprécié par beaucoup d’hommes, à commencer par ceux, majoritaires dans ce genre d’institutions, qui décernent les prix Nobel de littérature.
3) Ce qui me gêne n’est pas tant que je féminise des pratiques ou des thématiques qui n’ont peut-être pas de raison de l’être, mais que cette féminisation soit au fond péjorative. Je ne suis absolument pas misogyne. Je trouve souvent les femmes plus courageuses que les hommes ; mesure chaque jour la somme des injonctions qu’elles subissent et qui ne visent qu’à réduire leur capacité d’action. Je m’empresse de préciser également qu’il y a à l’inverse un tas de pratiques que je critique parce que je les considère comme typiquement masculines, voire virilistes. Mais je dois reconnaître qu’il y a dans ce que je décrivais plus haut une représentation qui m’est propre et qui m’interroge de plus en plus.
5) Je reviens au moins sur la littérature. Je pense que le but de l’écriture est d’atteindre à une forme de neutralité de genre. Ou plutôt une explosion. Ainsi, je n’apprécie pas plus les auteures qui jouent sur une supposée sororité (Delaume, Hegland) que celles qui n’ont de cesse que de se faire passer pour des auteurs masculins (de Kerangal, Lucbert dans une moindre mesure). C’est presque un devoir pour un auteur que de chercher dans l’écriture à devenir aussi bien un homme qu’une femme, tour à tour ou les deux à la fois. Mais également un bébé, une plante ou une bourrasque. Un Palafox. Et c’est un autre devoir que celui de faire vivre cette expérience au lecteur. C’est en fait ce travail sur soi de l’auteur qu’est le travail d’écriture qui permettra cette transmission d’expérience. À mes yeux la littérature va à l’encontre de toute revendication identitaire. Elle en est l’antinomie. Cependant je sais qu’une telle affirmation n’épuise pas totalement le questionnement que j’ai exposé plus haut (ma critique du féminin). Ce sont là deux éléments différents, adjacents mais distincts.
(La fiction, ce grand fourre-tout bariolé du réel)
Au petit matin elle sauta du lit et proposa d’aller chercher de quoi fêter dignement le lever du jour. Il avait gelé la nuit sans crier gare, et le ciel depuis avait pris des reflets rose pâle qui se diffusaient jusqu’au bord des vitres. Là où la buée se forme. À ce moment, nul n’aurait pu dire si un tel état des choses durerait longtemps. Cette ambiance d’hiver et de coton avec son froid soudain mais peut-être éphémère l’excitait comme une gosse. Elle était en joie, comme si elle avait trouvé penchée à la fenêtre de sa chambre le jardin familial tout recouvert de neige. Elle voulait partir tout de suite acheter chez le boulanger du coin quelques viennoiseries fumantes. J’étais à peine réveillé et finissais mon bâillement qu’elle était déjà habillée. Maintenant elle sautillait sur place pour enfiler ses chaussettes. Je pris un air béat et quoi que peu enclin à manger le matin ne refusai pas l’offre. Une idée m’était venue. Rester seul quelques minutes dans cet appartement que je connaissais peu me plaisait. Je pourrais travailler à me l’approprier davantage. Je commandai deux croissants, fis mine de me lever pour aller chercher de l’argent dans mon portefeuille. Il se trouvait dans la poche arrière de mon pantalon juste au pied du lit. Elle refusa et se précipita dans la cage d’escalier en feignant l’indignation. Elle claqua la porte. J’entendais le tempo de ses pas s’éloigner. Je fermai à nouveau les yeux et restai ainsi un court instant, dans un demi-sommeil, tout au rayon de soleil qui me chauffait la joue. Puis je me repris ; haussai mon oreiller pour observer cette chambre où je venais de passer la nuit. Tout d’abord je regardai l’immense bibliothèque dans laquelle le lit – un simple matelas posé à terre – était comme encastré. Elle occupait deux murs entiers adjacents. Je reconnus rapidement un classement par genres, clair mais rudimentaire. Elle contenait beaucoup de littérature classique. Devant moi tout en haut, une étagère était consacrée à une dizaine de Pléiade, dont sans surprise Dostoïesvski. L’écrasante majorité des autres livres était constituée de romans de poche. Je comptai trois exemplaires de l’unique livre de J. K.Toole, sept Ken Follett en rang d’oignons. Pas de Kundera, aucun Modiano, nul Boris Vian (décidement cette fille était fantastique). Quelques auteurs du XVIIIème siècle. Les confessions et Le neveu de Rameau. Sur les étagères les plus accessibles, celles qu’on pouvait atteindre sans avoir à se mettre debout sur le lit se trouvaient les essais de sciences humaines – sociologie, psychologie. Sur la droite et à portée de main, une bonne moitié du meuble contenait de gros ouvrages sur le corps : des traités de yoga, de méditation, d’anatomie mais aussi de sport, d’escalade en montagne et de trekking. Juste à côté s’entassaient trois piles de Kinésithérapie, la revue, mensuel dont le prix à l’unité me parut prohibitif lorsque je parvins à le déchiffrer de ma place. Enfin, tout en bas avaient été placés les livres d’art. C’était là un grand fourre-tout bariolé. Toutefois, rares étaient les ouvrages simplement déposés sur une rangée. Isolés. Ici pas plus qu’ailleurs rien ne traînait. Plus exactement tout semblait comme figé. Chaque objet restait tenu l’un à l’autre. Malgré, ou peut-être à cause de cela, de cet ordre et de cette solidarité des choses – les choses d’Élodie -, mon regard tomba sur une chemise épaisse en carton rigide blanc et rose. Là-bas, tout en bas, à demi cachée par les couvertures du lit près de mes pieds étendus. Calée entre les gravures sur roche des aborigènes d’Australie et Cindy Sherman. Comment un dossier était-il arrivé à cet endroit ? Je me penchai en avant non sans plier les genoux. L’attrapai. Le ramenai à moi. Me redressai. L’ouvris.
Je relis le début de mon roman, ce qui commence à tenir un peu, et remarque avec étonnement que je suis en train de tomber dans une sorte de sensualisme. Évidemment je me raconte qu’il y a là un truc à creuser, que j’invente quelque chose (il faut au moins ce genre de croyances pour rester des heures sur un texte qui résiste toujours). Curieuse tout de même, je cherche à droite à gauche. Et je découvre au détour de ce très bon article ce que j’avais oublié : la puissance de la littérature du XVIIIème siècle ; la place qu’elle a donnée aux sensations, ce qu’elle a fait du mouvement.
Il faudra que j’écrive sur cette catégorie particulière de l’humanité que sont les femmes qui font de la musculation. Je ne parle pas de celles qui font des concours, je n’en connais pas. Je parle de celles que je croise et qui semblent se tenir loin des podiums. Elles ont toutes un mode d’être au monde commun, mais difficile à identifier et plus encore à décrire.
Il ne s’agit pas seulement de la revendication évidente parce qu’immédiatement visible d’une supposée « part masculine » – lieu où peu de femmes osent aller par peur de ne plus plaire. Au contraire il y a quelque chose de tacite. Un parcours qui ne se dit pas. Comme un secret à l’origine de ce travail acharné sur soi. Pas forcément un traumatisme, ce serait trop simple et trop con, mais quelque chose qui reste inaccessible aux mots.
Et plus ce secret est intime, plus la jubilation de la transformation et la joie de se sentir puissante éclatent aux yeux de ceux qui les observent. Mais encore une fois, tout se passe dans le silence. Ce silence est très touchant. Les gens qui agissent sans passer par les mots ont mon admiration. Le silence est le signe d’une grande force (celui qui se tait se fiche de partager – il est indifférent aux autres – s’est débarrassé de toute séduction – n’agit que pour lui-même). Le silence est toujours d’or. Or les body-buildeuses ne parlent pas de leur corps. Pourtant elles ne sont plus que lui, je veux dire celui qu’elles ont forgé.
Elles sont devenues l’expression libre et muette de leur intimité.
Avant d’être son amoureux j’avais été son patient. Du jour au lendemain j’avais ressenti de vives douleurs entre la clavicule gauche et la base du cou. Elles me ravageaient en un instant, tels des obus venant crever la terre. Parfois au milieu du jour, parfois – et c’était alors plus simple, la perspective de ruine que serait ma journée ne me laissant dans ce cas aucun vain espoir -, au saut du lit. Au travail je dus me porter pâle plusieurs jours d’affilée. Revenais quelques temps. Puis le cycle de douleur reprenait. Pendant quelques semaines je jonglai tant bien que mal en rattrapant à la maison le retard pris au bureau. À ce rythme très vite je n’eus plus de vie mais faisais semblant de la maintenir à flot. C’est étrange de tenter de sauver les apparences. D’empêcher de sombrer ce qui n’existe déjà plus. Cela revient à effectuer des gestes. Pas davantage, mais l’effort est immense. À agir en pantin. Ne plus penser ni ne rien faire qui puisse mettre à mal le principe d’inertie sur lequel tout repose. Alors faire le dos rond serrer les dents croiser les doigts mais pas trop fort pour toujours assurer une certaine fluidité de la circulation sanguine. Surtout pour que ça passe. Car avant tout laisser, laisser tout laisser faire que tout glisse. Et tout à sa tâche essayer à la fois de délier l’imbroglio de chair, de muscles et de fibres sous la peau fixé à l’omoplate. Contractée malgré soi par des décharges électriques. Brèves. Vives. Fulgurantes. Une torture. Délacer, gentiment, que ça saute, calmement, exécution. Dans l’objectif. Dans l’objectif de. Dans l’objectif de faciliter. Dans l’objectif de faciliter le passage douleur-travail. Surfer de la souffrance à la concentration. Cou – pointe de l’os – vice-versa. En bon automate mis sur ressorts, tout ce qui comptait vraiment pour moi à cette époque fut de sauvegarder mon activité professionnelle. Je pense que beaucoup auraient réagi ainsi. Il faut croire qu’aller au turbin est la seule mesure de la capacité – du droit – des hommes à vivre parmi leurs semblables. Si bien que pour être tout à fait honnêtes nous devrions dire « quand le travail va, tout va ». Ou plus exactement : « quand la santé permet de travailler tout va ». Ou bien encore : « quand le travail-c’est-la-santé va tout va ».
Malgré tous mes aménagements les poussées déchirantes finirent par se rapprocher à un point tel qu’il me devint impossible de rattraper les heures de travail manquées. C’est là que je me résolus à aller voir un médecin. Je ressentais une grande honte à déclarer forfait devant l’assaut répété du corps. C’était la première fois que je flanchais. Mais je me sentais flancher pour de bon. Il faut dire à ma décharge. J’avais quelques raisons de ployer sous le fardeau. C’est qu’il m’en faut beaucoup. En général je ne pose pas problème. Je suis un homme discret. J’ai su trouver ma place dans la société. Je comptais m’y tenir. On me dit conciliant. Et en effet je m’adapte à des attentes variées. Dans le monde social comme le professionnel je me plie sans broncher aux exigences de toutes sortes. Je peux agir froidement là où beaucoup s’affolent. Prendre mes responsabilités. Être aimable malgré ma rancœur, c’est-à-dire la cacher. À l’inverse me montrer dur même sans ressentiment si la situation l’exige. Rester stoïque devant l’incompétence ou bien taper du poing. Indifféremment. Voire alterner : jouer avec les nerfs de l’interlocuteur s’avère souvent payant. Je sais faire ce qu’il faut. N’ai aucun tabou. Peu de moralité. Cependant. Une chose pourrait me faire perdre mon sang-froid. Me rendre et pourquoi pas violent. Cette chose est l’accumulation de tâches insipides – la succession des obligations absurdes – le tunnel – comme il m’arrive encore de devoir en traverser par période – et Dieu soit loué par période seulement – malgré tous les efforts que j’ai faits pour me fabriquer sans relâche une vie la moins contraignante possible. Cette chose est le bain bouillonnant d’urgence et de l’ennui. L’inanité pressante me brûle de l’intérieur tel l’enfer sous la terre. Or ces périodes existent. Elles sont incompressibles. Elles finiront par avoir ma peau.
Dans ces circonstances j’avais trouvé un recours qui agit longtemps comme une consolation : je déjouais le déroulement attendu des tâches. En invertissais l’enchaînement. J’y mis finalement autant d’énergie qu’à effectuer lesdites. Ainsi je trompais mon monde en opérant en permanence de légères distorsions. Quelle sensation de liberté, fugace et délicieuse ! J’appelais le percepteur dans les embouteillages. Faisais réparer la fuite dans la salle de bain à la caisse du supermarché. Effectuais mes achats de Noël au bureau. Écrivais mes cartes de vœux pendant les réunions de mes fins de journée. Terminais le traitement d’un dossier sous la couette tout en matant des films. Que faire d’autre ? Jusque-là ces petits arrangements avaient suffi et les périodes de tension étaient assez courtes pour que je m’en sorte avec tout au plus une vague mauvaise humeur quand je me trouvais dehors et une envie nocturne de me tirer une balle. Puis, avec le retour à la normale, tous ces tourments tombaient aux oubliettes. La douleur s’efface de la mémoire dès lors que disparaît sa cause. Finies alors l’angoisse, la morosité, les pulsions et la hargne. Je retrouvais ma bonhomie jusqu’à la fois prochaine.
Mais la perversité de notre condition tient à ce que faire à l’envers est faire tout de même. On a beau mettre en place des mécanismes de confort – ou de survie – de quelque chose entre le confort et la survie – de conservation de l’être, on n’est jamais tout à fait sauf. Le sentiment d’affranchissement reste dérisoire. Illusion, même. Et arrive un moment où l’on ne sait plus vraiment si en opérant une subversion farouche des contraintes l’on n’est pas en réalité en train de s’en rendre plus esclave encore. D’une façon ou d’une autre, chaque moment est dévoué à l’action. Il faut se rendre à l’évidence. À la fin c’est bien l’efficacité qui prime. Qui gagne. Les missions ont toutes été accomplies. On a bouclé le dossier dans les délais. Le neveu a sauté de joie en découvrant la dernière console qu’on lui a dégotée (mais comment a-t-on fait ? elle était pourtant en rupture de stock depuis des semaines). Le client est satisfait. L’assurance a couvert les frais dus au dégât des eaux chez les voisins du dessous. On est salué pour son sérieux. On a évité la majoration d’impôt. Et l’on tombe malade. Y a-t-il d’autre choix ? Quelle est l’alternative ? On peut toujours s’échiner à changer d’habillage la déferlante d’obligations inhérentes à l’organisation en collectivité, elles n’en resteront pas moins fades à crever. Lorsque je me suis décidé à consulter, j’étais juste dans l’œil du cyclone depuis un peu plus longtemps que d’habitude. Oh pas grand-chose. Deux ou trois semaines de plus que les temps de rush ordinaires voilà tout. Mais il faut croire que ces quelques jours étaient de trop. J’en avais plein le dos, comment le dire autrement ? Il faut bien accepter le réel comme il nous tombe dessus. Le docteur me reçut. M’examina sans me toucher. Prescrivit des cachets. Griffonna une lettre. M’envoya vers une collègue. Une spécialiste me dit-il. Élodie.
Depuis plusieurs jours ces phrases me trottent dans la tête et jecherche une formuleclaire, capable de dire ceci :
– toute expérience digne de ce nom acquiert (se charge d’) une dimension mystique
– or il n’est d’expérience que corporelle
– donc toute expérience du corps est d’ordre mystique. Il n’y a pas besoin d’aller chercher ailleurs.
Ces phrases sont importantes. Il me semble que par l’écriture je n’ai jamais essayé de raconter autre chose.
Mais le syllogisme est encore trop long. On serait tenté de conclure par un simple « le corps est mystique ». C’est juste ; tellement que si je pouvais, en écrivant ma formule je ferais se superposer corps et mystique, comme deux couches d’une peinture. Mais il ne faudrait pas que dans cette affaire passe à la trappe le constat que c’est par la sensation que quelque chose – un évènement, une sorte de révélation – peut arriver. Il y a bien nécessité de l’expérience.
Ainsi, et pour être plus exact, il faudrait parvenir à écrire « l’expérienceestducorpsestmystique » avec la force d’égalisation, plus exactement la puissance d’auto-engendrement de « a rose is a rose is a rose is… « . La phrase fonctionnerait alors comme un kaléidoscope, un terme en engendrant un autre dans une sorte de ronde autosuffisante. Je crains de ne pas être claire. Je tâtonne. Je sèche. C’est très enthousiasmant.
Notes sur Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma tout juste vu. Le film est coupé en deux parties : une première partie correspond à la naissance de l’amour entre les deux femmes. Là le scénario est serré, précis, chaque scène participe d’une progression très efficace et subtile. La deuxième partie est celle de l’aveu de l’amour et de l’union charnelle. Or je n’ai jamais vu amour naissant plus décharné. Chaque scène semble alors beaucoup plus relâchée, faite pour gagner du temps jusqu’au départ d’Héloïse. Les corps et leur union y sont comme traités en surface, à peine peints puis bien figés sous le vernis. Cette seconde partie déçoit autant que la première était prenante et pleine de promesses : entre ces jeunes femmes plus rien alors ne (se) passe. Sans parler de l’amitié avec la servante, pourtant si réjouissante, et qui est totalement escamotée dès lors que le premier baiser entre les deux amoureuses a eu lieu.
Et au coeur cette deuxième partie arrive l’avortement de la servante, raison pour laquelle je voulais voir le film (pour rappel, ce brouillon, cette note et celle-ci écrits pour le travail en cours). C’est là je crois que tout bascule définitivement dans ce qui m’apparaît comme un semi-échec. Dans l’histoire comme dans la perception que l’on a de l’oeuvre, cette scène s’avère une scène charnière. Voici ma question de départ et pour tout dire ma gène, le point à partir duquel j’essaie d’analyser ce qui ne va pas : comment est-il possible de me faire voir une femme qui vient tout juste d’avorter prenant la main d’un bébé dans un élan de tendresse sans que cela provoque chez moi la moindre émotion ? C’est qu’en temps normal, rien que la description d’une telle scène suffirait à me mettre sens dessus dessous. A minima me tirer des larmes. On peut d’ailleurs légitimement penser que ce genre d’images devrait être capable d’écraser à peu près n’importe qui. Et bien là, je vois la scène et rien à faire, je reste impassible, flirtant avec l’indifférente. Mais l’absence de réaction peut interpeller au moins autant que sa présence. Elle est ici d’autant plus regrettable qu’hormis la dimension strictement esthétique d’une scène par nature et d’emblée chargée en émotion, la volonté de montrer un avortement est à mon sens un acte fort, nécessaire. Au risque de me répéter, il y a certains faits que l’art doit prendre à bras le corps.
Quelques hypothèses à ce manque : pour évoquer un avortement sans rien en dissimuler il n’y a pas beaucoup d’options. Ou bien l’on adopte un regard distancié, chirurgical, qui accentuera l’aspect rude et sans doute proprement inhumain (1) de l’événement dans une sorte de réalisme glacé (c’est l’option Lánthimos, qui m’intéresse tant en ce moment) ; ou bien au contraire on montre la chair, la douleur et le sang avec une certaine empathie (2). Dans ce cas, il ne s’agit pas de sombrer dans une forme de pathos qui court toujours le risque de la complaisance, mais tout de même, de montrer les choses, et donc aussi les sentiments et surtout les sensations telles qu’elles sont – plus exactement : telles qu’elles ne peuvent pas ne pas être – dans ces circonstances. Or sur ce point, le film reste très loin de ce que l’on serait en droit d’espérer. Et néanmoins des éléments très explicites laissent penser que c’est bien l’option réaliste empathique qui est choisie par la réalisatrice : par exemple les enfants sur le lit, capables d’introduire un peu de douceur au milieu d’une accumulation de gestes bien rodés ; mais aussi le silence de la concentration et les clairs-obscurs autour du feu de cheminée ; le cadrage serré sur les mains au travail, ; le long plan sur l’avorteuse penchée au-dessus du ventre de la servante ; puis sur la servante elle-même criant de douleur – mais attention pas trop ; et enfin, Héloïse enjoignant sévèrement Marianne, au plus mal, de regarder l’opération. Avec les héroïnes, le spectateur est amené à accompagner ce qui se passe. Il en était pourtant beaucoup plus proche lorsqu’il suivait les tentatives antérieures de la servante de perdre le bébé de manière naturelle (course harassante sur la plage, pénible suspension en l’air). Car dans ces moments, du temps était laissé pour la voir faire. Autrement dit, du temps était laissé pour faire corps avec elle.
Tout est dans la pièce mais en trop faibles quantités. Certes chaque ingrédient semble disposé sur la table ; mais à la fin tout manque. À commencer par le plus important, à savoir la terreur : celle, qu’on imaginera parfaitement intriquée dans la souffrance physique, et qui devait s’abattre sur la femme avortant puisqu’elle ne pouvait ignorer alors qu’elle y risquait la vie. Un tel bilan ne se veut en aucun cas désobligeant. Mais il confirme s’il en était besoin à quel point la tâche, celle de montrer ce qui ne l’est jamais et pour cause, doit être difficile. De ce que j’ai pu percevoir c’est un casse-tête. On pourrait même envisager qu’un objectif aussi ambitieux se révèle tout bonnement impossible à atteindre. Ce qui ne doit pas empêcher d’essayer.
(1) Ici le mot inhumain n’a pas de connotation morale. J’appelle inhumaine toute expérience extrême, et plus particulièrement toute expérience physique extrême et à laquelle a priori nul n’a été préparé.
(2) En réalité il existe au moins une troisième option, qui consiste à ne pas montrer le phénomène dont il est question, mais montrer avec une grande précision tout ce qui se trouve autour.