59 – hommage post-moderne

Jeudi 10 juin

Javier Marías et d’autres écrivains proposent une solution au problème que doit se poser tôt ou tard tout auteur actuel : comment écrire après la modernité (d’autres diraient : comment écrire après la mort de la littérature). François Bégaudeau, puis Tanguy Viel, Javier Marías – et Camille de Toledo mais dans une moindre mesure, ou plus exactement dans une mesure dont il semble à présent s’éloigner -, qui sont les auteurs contemporains qui m’ont le plus marquée ces derniers mois, alors même qu’un virage dans mon approche de l’écriture était amorcé (« ce qu’on cherche, on le trouve et rien ne dit que ce qu’on cherche aujourd’hui on le cherchera encore à un autre moment » nous prévient Marías) ont tous répondu de la même manière : s’il n’est plus possible de raconter des fictions, si le récit n’est plus envisageable, alors le narrateur doit le rendre nécessaire. Face à l’impasse de la narration il faut – justement – opposer la fatalité de l’histoire, son déterminisme. Opposer et imposer ce dont la littérature ne voulait plus, à savoir une histoire dans ce qu’elle a de définitif.

Écrire aujourd’hui, c’est déplier dans le même mouvement la fiction et les lois internes qui régissent sa trajectoire. Écrire est construire des propositions qui savent à la fois raconter et commenter, décrire et justifier, narrer et expliquer, où l’un et l’autre sans cesse mêlés finissent par se fondre en un régime commun, de sorte qu’on referme le livre en étant persuadé (pas uniquement par le raisonnement mais par la somme des sensations que nous aura procurée le texte) que l’histoire (pas le texte : l’histoire) que l’on vient de lire devait être telle qu’on l’a lue : ses règles d’engendrement et sa forme ont acquis dans l’écriture la force de la nécessité. Si je narre cette histoire, c’est parce qu’elle ne pouvait être autrement. L’irrémediable. Il n’y a rien d’autre à raconter.

Autre tentative de formulation. La fiction contemporaine expose en quelle façon elle est cause d’elle-même. Or, J. Marías est à mon sens un maître dans cette écriture étrange et puissante, cet art de la certitude (parfois il faudrait plutôt dire de la révélation). Le narrateur peut se permettre d’y aborder un thème sous différents aspects y compris les plus contradictoires, puisque toute affirmation sera tôt ou tard justifiée par le récit (telle péripétie viendra la confirmer). L’immense talent de l’écrivain est d’avoir su trouver une formule singulière et hyper efficace d’auto-engendrement narratif.

À partir de là, je ne vois pas une infinité de manières d’aborder le récit. Il sera soit une enquête après-coup, une élucidation, quand tout est fini et tout est trop tard pour modifier l’enchaînement des événements ; soit l’exposition lucide d’un acharnement (celui de personnages à devenir ce qu’ils sont ; du hasard ; de la conjonction des deux), et dont le lecteur est témoin au rythme de son avancée. Ainsi l’écriture revient-elle à reconnaître 1) notre impuissance totale à changer le cours des choses et 2) le salut dans la connaissance parfaite désirée, de ce cours. Non je n’en vois pas d’autres mais ce constat ne signifie pas qu’il faut s’abstenir de chercher encore.

56 – nécessaire

Samedi 5 juin

En partant, sans rien dire elle attrapa un instant le bras de Sarah J. un peu groggy à présent par les effets de l’anesthésie. Avec cette main posée furtivement, il était impossible de choisir si l’obstétricienne avait voulu donner avant son départ un signe d’humanité dans ce lieu si froid à la jeune femme alitée voire la réconforter, ou bien si elle s’accrochait à ce bras stable et solide, que Sarah J. laissait immobile sur son abdomen, afin de se soutenir l’espace d’un moment, à peine quelques dizièmes de seconde, et ne pas vaciller tandis qu’elle s’apprêtait à quitter la salle de travail.

Mais plus probablement ce geste était-il un simple automatisme, sans engagement moral et encore moins affectif de sa part, un mouvement entraînant un contact rien de plus. Peut-être même avait-elle fait ce geste d’innombrables fois, alors qu’elle avait accompli ce pour quoi elle était venue, que sa mission s’arrêtait là, juste avant que ne se déclenchent les contractions. Ou peut-être encore, de même que Sarah J. ne pouvait s’empêcher de se répéter intérieurement en un mantra inutile, qu’elle n’était pas tombée enceinte pour donner la mort à son enfant, l’obstétricienne continuait-elle à se dire, après des années d’exercice et probablement des centaines d’avortements, thérapeutiques ou non tout compris, qu’elle était là sinon pour donner la vie du moins l’accompagner, en permettre le cheminement et non y mettre fin, bien que le mal s’avére parfois, ici et là, de temps à autre, disons ponctuellement nécessaire. Car, se rassure-t-on ainsi ou tente-t-on de le faire, quand les choses ne se passent pas comme prévu il faut se convaincre que certains gestes pourtant abhorrés sont soudain devenus indispensables. Et alors, désirant désormais plus que tout supporter leur accomplissement, se donner du courage voire du coeur à l’ouvrage, le médecin comme le patient se rejoignent dans un semblable effort pour accepter le nouvel état de fait. D’où que l’on se place, quel que soit le rôle que l’on joue dans l’affaire, on se dit que si le malheur arrive c’est forcément par une autre sorte de nécessité, bien plus forte, bien plus écrasante que le simple et presque trivial mal nécessaire. Quelque chose que l’on sait ou plutôt veut croire irrémédiable a agi et transformé nos vies. On ne peut que s’incliner. Ce matin le chauffeur de bus a manqué le virage sur le pont de pierre, cela devait arriver. Après des années de lutte, de chimio et de radiothérapie telle femme a succombé à son cancer il ne pouvait en être autrement. Il était écrit quelque part que ce jeune homme mourrait dans un accident de moto. Il fallait que le foetus ne soit pas viable.

55 – souche

Samedi 5 juin

Les grands singes ont des gestes et des mimiques communs avec l’être humain, si bien qu’on pense que ces mouvements sont apparus avec leur signification avant la division de la souche d’origine. Les grands singes comme l’homme ont pour habitude d’éloigner d’eux leur main levée pour demander à ce qu’on les laisse tranquilles ; à l’inverse, ils peuvent la présenter paume ouverte pour obtenir un objet que tient leur interlocuteur ; ou encore, il leur arrive de venir la poser quelques secondes sur l’avant-bras d’un camarade malheureux pour le réconforter.

53 – notes5

Mardi 1er juin

Le plan du texte se précise doucement.

Quelques questions en suspens :

  1. Il me reste à définir les circonstances exactes dans lesquelles se déploie la parole qui explique.

2. Il me semble que B doit être le mari (mais en réalité je répondrai à 2 en répondant à 1)

3. Prochaine étape (avant 1 et 2 parce que j’ai vraiment hâte de le faire) : formuler les premiers « commentaires et assertions ».

46

Samedi 15 mai

L’événement Javier Marías change la donne. Le projet d’écriture auquel j’avais abouti ne tient plus et tant mieux. Trop de choses – ou plutôt de questions – émergent de la lecture de cet auteur depuis ces derniers jours. La première : comment parvient-il à faire que ses assertions, si nombreuses, à vrai dire constantes, se mêlent de manière si juste à son récit ? comment fait-il pour que tout ce qu’il écrit, même souvent en apparence sorti de nulle part, injustifié voire fantasque, s’avère toujours aussi juste ? Puis : comment est-il possible que cette justesse atteinte soit alors si bouleversante ?

Même si les styles des auteurs sont très différents, j’avais eu un sentiment assez proche en lisant Deux singes ou ma vie politique de François Bégaudeau. Il s’agit d’une autobiographie mais à la fin le narrateur doit s’occuper d’un singe, ce qui semble peu probable. Le pacte de lecture est brisé quelques instants, on glisse vers un régime fictionnel. Dans mon souvenir, le singe parle avec sagesse, tandis que François Hollande apparaît à la télévision et qu’est émise l’idée que la politique ne se passe pas, ou plus, au sein du jeu politico-médiatique : ici, pendant quelques lignes, imaginaire, fait réel et assertion cohabitent, en bonne intelligence pourrait-on dire. Je crois que c’est cela créer un monde. Un monde-récit, un système-monde : quand on parvient à faire se rejoindre récit et explication de ce récit, à faire coïncider les événements et les lois qui les font advenir de manière à ce que le résultat s’impose comme une évidence au lecteur : alors ce monde-là, avec ses contingences, ses péripéties et la logique qui le meut est. Non pas existe – personne n’oublie qu’il s’agit de fiction ni que le choix de l’auteur de raconter ainsi et pas autrement lui appartient – mais ce monde est.

Dans ces textes hors du commun, parvenant à (se) tenir tout ensemble et de bout en bout, le récit devient sa propre justification. Montrant, ils démontrent. Et alors ils s’imposent doublement : comme mondes envisagés à celui qui lit, comme modèles à qui lit et écrit. Quoi qu’il en soit, il ne me semble pas qu’on puisse agir plus profondément sur l’autre (je veux dire sans violence). De tels textes nous placent au-delà de la discussion, du débat civilisé. Ils sont des lames de fond.

Demain dans la bataille pense à moi.

39 – le lac

Mercredi 5 mai

Une femme prit en charge le reste du groupe, le devança et le fit vite monter à bord. Elle agitait ses bras, allez allez pour donner les directions et criait dans un italien que nous imaginions arrosé du patois local. Plongés soudainement dans la petite ville portuaire, nous ne nous attendions certainement pas à tant d’agitation, nous qui étions descendus des montagnes en touristes, sans intention ni prétention autres que de continuer à cultiver notre oisiveté en un lieu un petit peu différent, la faire migrer du jardin du chalet où nous avions passé nos journées à, ce jour-là, un petit bateau au milieu du lac ; nous étions arrivés devant le quai nonchalants et innocents, poussés par ce vague désir de changer de paysage, amollis par la chaleur de l’été et le surplus de sommeil que nous nous étions imposé – la seule chose, à vrai dire – depuis notre arrivée.

Rendus tout cotonneux par tant de grasses matinées et de siestes sur les chaises longues, nous nous heurtâmes donc à l’économie de ce lieu touristique dans toute sa violence. Tout le monde y semblait affairé. Nous ne nous étions non vraiment pas préparés mais pas du tout à cette agitation : nous nous sentîmes en quelques instants pris dans un guet-apens, sans armures ni stratégie, serrés par les aboiements ni chef pour nous guider. Il aurait suffi de voir alors nos visages déconfits pour y lire la débâcle. Les décibels fusaient de toutes parts dans cet horrible petit port saturé de jambes en tongues et chaussettes et nous n’avions aucun moyen de mettre fin au tumulte.

Nous nous étions dépêchés de régler la location puis assis aux quatre coins du bateau encore amarré : il ne restait qu’à partir. Un peu prostrés, un peu sonnés, nous guettions à présent quelque borborygme en guise d’autorisation de sortie. La femme finit par rejoindre le quai cimenté. Elle déroula la corde, la lança sur le pont du bateau. Puis elle se contenta de se détourner en guise d’au-revoir. Elle leva peut-être même les yeux au ciel un instant, agacée par nos têtes d’adolescents attardés qui s’étaient couchés tard, mais peut-être déjà aussi par celle d’idiots heureux des clients suivants, quant à eux beaucoup plus classiques, plus vieux et plus riches, probablement des Allemands mais voilà : ce n’était plus notre problème. L’un de nous fit démarrer le moteur. Vite vite nous filâmes, vers le large toutes. Dans notre avancée nous respirions bien mieux et nos figures, fouettées par le vent frais, se détendaient.

Après quelques minutes nous décidâmes de faire longer le bateau sur la côte en un rythme plus tranquille. Nous y étions. Sous la puissance ralentie de l’air, nous sentions notre peau chauffée par les rayons du soleil. Ici, c’était chaud et un peu frais à la fois, doux, vif. Plus tard encore le moteur fut arrêté. Alors, avec la lenteur d’un rituel sacré, nous sortîmes des sacs à dos les crèmes solaires, des paquets de fruits secs et des bouteilles. Nous avions tous chaussé nos lunettes noires. Champagne. Bouchons retombés dans l’eau, cris de joie, un tour au goulot, selfies.

Plus tard, tous nous allongeâmes à l’avant du petit pont éclaboussé d’eau douce et d’alcool. Allongés en filet de sardines agglutinées sur une gigantesque flaque, nous goûtions, cette fois bien en ordre de bataille, la chaleur. Les flots nés des mouvements du bateau au milieu de cet immense lac, en claquant contre le bois, nous berçaient avec une grande douceur.

Nous restions ainsi, longtemps immobiles, silencieux, puis nous moquant soudain de l’Italienne, tentant un jeu de mots, muets à nouveau, concentrés sur les rayons qui pénétraient les avant-bras, les jambes, les pommettes, relevions de temps en temps un genou, le laissions retomber ; nous changions mollement de profil pour unifier la sensation de chaleur sur tout le corps, pour finir nous étions ce pont qui comme nous avait été mouillé, qui avait séché, était maintenant de nouveau brûlant ; nous savourions cet espace, étroit, à peine au-dessus de l’eau, ce petit morceau de luxe que nous avions réussi à arracher en nous collectant, le temps de réaliser quelques plongeons en eaux claires et deux évaporations, claques amicales sur les fesses davantage, jets de gouttes au creux des reins, éclats de rire et colères feintes, avant de nous allonger encore et de plonger dans le silence, yeux mi-clos.

Dans cette intimité totale au milieu de nulle part, nous percevions chaque nuage devant la lumière du soleil qui déclinait peu à peu comme un véritable événement, chaque avion de tourisme, eh, chaque oiseau, chaque t’as vu ça ? saut de poisson. Alignés et complices, unis dans la jouissance et pourtant solitaires, à présent chacun de nous s’absorbait dans une contemplation intérieure, celle de cette obscurité étrange, si profonde mais qui nous laisse réactifs à l’entour, de cette nuit qui n’en est pas une quand les paupières à peine baissées, à peine posées, laissent apparaître des taches ça et là de couleur. Sur le bateau, dans ce calme absolu, nous retrouvions enfin notre bonheur paresseux : un peu flottants nous nous trouvions là et ailleurs, comme n’importe où à la fois point d’arrivée et point de départ, heureux : indifférents.

34 – notes1

Samedi 1er mai

Pour les voix, faire plus simple que dans Le Planétarium : délimiter, clarifier – question des voix narratives à revoir (un seul narrateur mais omniscient ? à chaque chapitre sa voix ? Un narrateur 1PS + dialogues ?)

Trois personnages

Répétitions : ponctuellement, deux personnages disent la même chose – circonstances (lieu, temps, propos) et donc sens différents ; idem avec des motifs (ex : l’aiguille, l’acte médical) – régulièrement, mini procédés KS (une proposition ou deux, pas plus, un ou deux mots-clés).

sauf à la fin : se rejoignent en un discours commun, qui reprend des éléments antérieurs :

Et alors elle dit : (retour à la ligne)

Et alors elle dit :

Et alors il dit :

puis page de discours à la 1PS

Montrer une chose (organique), puis une autre (non organique) avec rappel d’un trait dominant (comme une illlusion d’optique) – ex : foulard rouge devient du sang dans une autre scène (cf Vandekeybus)… ce genre de conneries mais en pas con… et surtout dans l’ordre inverse. Peau devient surface artificielle ?

Début : marche d’un ou plusieurs personnages – ceci n’est pas un paysage, mais un décor