10 – le tour du réel

Dimanche 11 avril

Photo de Jacques Honvault

Pourquoi est-ce que je parle de tout ça et pourquoi j’y reviens ? La peau, la forêt enneigée, mon homme-bête et les textes revenant à la ligne. Comment toutes ces choses tiennent ensemble, ou pour être plus précise : pour quelle raison je dois les faire tenir. J’observe ces quelques motifs épars se promener en moi selon une carte que je n’ai jamais lue. Il est indéniable que quelque chose est en train de se cristalliser à cette jonction-là, mais j’ignore encore quoi exactement. C’est une sensation étrange que de se retrouver ainsi avec sur les bras 1) une certitude et 2) une énigme à résoudre. Ici, faute de fabrique de la drôlerie (ça c’est un peu plus bas) apparaît un peu de la fabrique d’un imaginaire. Alors je vais tenter d’exposer ce qui se joue dans cette intersection de motifs et de formes.

1 – Quand je pense peau, l’image s’accompagne automatiquement de celle d’une aiguille la transperçant (je pourrais dire : la peau a une envie d’aiguille, elle l’appelle). Cela je parviens à me l’expliquer car je connais mes marottes. En effet, l’aiguille en piquant la peau se trouve à la fois à l’extérieur, à la surface et à l’intérieur de celle-ci. C’est la vue « omnisciente » de la peau par l’aiguille. Tous les aspects de la peau me sont rendus accessibles par le travail de l’aiguille.

2 – L’homme perdu marchant sur la neige laisse des empreintes de ses pas. Celui que j’imagine retourne sans le vouloir (mais sans pouvoir faire autrement) sur ses pas, il se retrouve face à ses propres traces.

3 – Il est aussi un homme-bête qui ne parle plus le langage des hommes. Il ne communique pas davantage avec les autres animaux. Il est entre-deux. Il est un Barbare. Dans cet état transitoire où il a des choses à se dire.

4 – Les textes qui reviennent à la ligne induisent un rythme. Que les phrases soient longues ou non, la disposition coupe court de la même manière . Ainsi, elle produit un effet de ritournelle. Devant cette disposition on ne peut faire autrement : on lit quelques mots puis revient en cadence au bord gauche de la page.

C’est comme coudre du tissu. Le texte est un tissu qui se coud sous nos yeux, et que nous cousons en le lisant. La lecture est une lecture-couture.

Le reste, je n’arrive pas à le formuler sous forme de phrase. Mais il y a un cheminement. On pourrait le résumer en ces termes :

Aligner les mots – Aligner les pas – Laisser des

traces

Revenir sur ses pas – Revenir

à la ligne

Coudre le texte

Piquer la peau

Revenir à la ligne – Coudre

la peau

Refermer la béance par

le langage

Pour refermer une blessure, il faut exercer sur la peau des dizaines de micro-blessures, des petites piqures-mots. Il faut y revenir et y revenir encore jusqu’à ce que tout soit dit. Pour fermer une blessure il faut en faire le tour. Mais peut-être le terme de blessure est-il ici en trop. Peut-être amène-t-il un brin de tragique là où ce n’est pas nécessaire. À moins de nommer blessure la connaissance intime d’une chose, quelle que soit sa nature. Comme dans cette vidéo.

Voilà une combinaison de sens parmi d’autres possibles. C’est une proposition. C’est un début. Ça ne fait pas encore une histoire.

9 – liminaire

Samedi 10 avril

Piquée par la persistance dans mon imaginaire de l’homme-bête errant au milieu d’une forêt enneigée, je me suis procuré un autre livre, cette fois un essai sur le pistage des animaux. Je n’en suis qu’au début, mais déjà, justement, quelques pistes se présentent.

Dans ce passage, l’auteur en excursion en montagne hurle pour « répondre » aux membres d’une meute lupine qui se fait entendre dès la tombée de la nuit. Le faux dialogue tourne court ; l’auteur, tout en se réjouissant d’avoir pu échanger quelques minutes avec d’autres animaux (il insiste sur ce terme), a bien conscience de jouer une sorte de mascarade.

« Pour ce loup du Vercors qui a cherché à faire durer l’échange, il semblerait qu’il ait pensé, au début tout du moins, que je parlais loup, que le dialogue avait du sens, puisqu’il l’a fait durer. Cette piste aboutit à d’intrigantes déductions. Car elle se reconnecte avec une figure centrale du problème de la traduction entre étrangers, j’ai nommé le « barbare ».

Le barbare au sens étymologique est celui qui, à l’oreille du Grec, fait « barbabar », celui qui parle par borborygmes inintelligibles : celui qui ne sait pas parler la vraie langue. Mais, plus finement, le barbare n’est pas un personnage, c’est le nom d’un moment dans la rencontre : c’est le moment où l’on ne sait pas encore si celui d’en face parle comme nous, ou s’il ne fait que produire des bruits. Pour les Grecs, les bêtes sauvages ne parlent pas, mais justement le barbare n’est pas une bête sauvage, il occupe la zone liminaire entre la bête et l’homme, cette zone d’indistinction : il vocalise, il semble même nous adressser des phrases, mais elles sont inintelligibles, et on ne sait pas encore s’il sait parler. C’est cette incertitude qui fait le barbare. Quand on s’attardera à le comprendre mieux, à apprendre sa langue d’abord bruit, quand on verra qu’il y discourt habilement, ou fait de la poésie, on l’appellera autrement : étranger, Perse ou Scythe, mais plus barbare. » Ici, alors que c’est le loup qui semble le relancer et l’interroger, l’auteur constate que c’est lui qui était « le barbare d’un fauve ». (Manières d’être vivant, Baptiste Morizot)

Liminaire : quel mot superbe, dans ses sonorités comme dans sa signification. Toucher la limite semble le seul moyen d’appréhender la totalité d’un état : ici, à la fois l’animal, le « civilisé », mais aussi le seuil par où l’on passe de l’un à l’autre. Se tenir dans cette zone, à la limite, et décrire le monde de cette lisière-là est peut-être le meilleur moyen de l’embrasser. Et alors, des manques propres au barbare pourrait surgir un possible, à la fois connaissance et sagesse, autrement dit une forme d’omniscience.

Ce n’est pas un hasard si dans M87*, j’ai fait traverser la montagne à mon migrant anonyme à la fin de son périple. Peu avant, il s’était réveillé sur un lit d’hôpital après avoir été sauvé de la noyade. Ainsi sorti d’outre-tombe, arraché au monde des morts, sans que je sache vraiment pourquoi je l’avais rendu muet. Dès lors, sa gorge était comme nouée, paralysée, inapte à laisser sortir un mot articulé. La traversée de la forêt en montagne devenait alors le moment de transition nécessaire, celui d’une suspension ontologique avant l’arrivée dans la nouvelle société tant espérée (l’Union, qui s’avérera aussi inhumaine que celle qu’il avait fuie). Le migrant qui aura survécu aura alors tout vu, tous les paysages mais aussi tout ce dont sont capables les hommes. De manière plus radicale encore, Oh Dae-Soo, le héros du film Old Boy de Park Chan-Wook, père incestueux malgré lui qui s’était coupé la langue en signe de pénitence et finissait son parcours dans une clairière enneigée, n’appartenait plus à l’humanité sans être devenu un animal sauvage pour autant. Il portait en lui tout à la fois l’amour et le malheur absolus, la faute inexpiable et l’affirmation de ce qu’il est. Le purgatoire est une forêt figée au plus profond de l’hiver. Reste à savoir si ce purgatoire-là est uniquement un moins, un en-deça du salut, ou bien la somme de tout le bois dont est fait le réel.

Le passage rédigé par Baptiste Morizot est lumineux. Il (re)donne un nom à un état qui relève de la puissance du mythe, à tel point qu’il faudrait toujours écrire Barbare avec une majuscule. Comme on le fait pour désigner les habitants d’un lieu.

6 – réminiscences

Jeudi 8 avril 2021

Une image me revient souvent en tête : celle d’un homme muet et titubant au milieu d’une forêt enneigée. Je vois le personnage joué par Vincent Gallo dans Essential killing, Oh Dae-Soo à la toute fin d’Old boy. C’est presque un topos cinématographique, cette histoire d’homme réduit au silence dans un lieu où il n’y aurait, de toute façon, personne pour écouter ce qu’il aurait à dire. Il reste un homme privé (débarrassé ?) de son identité. Ce que montre ce paysage enneigé, c’est un homme pur, lavé de son passé. Un demi-homme, un homme-bête. Il n’a plus l’usage de la parole, il est condamné à tourner en rond. Il se perd, il est perdu.

À un moment ou un autre, la neige finit toujours par tomber dans mes textes. Je n’ai pas de mal à croire qu’à l’origine de cette petite obsession il y ait le fantasme de l’oubli du passé. Mais la neige agit aussi à l’inverse : elle ramène à l’enfance. Peut-être ai-je plus simplement été marquée, petite, par cette stupéfiante et insondable blancheur qui avait recouvert pendant la nuit le petit jardin familial à Pavillons-Sous-Bois. C’est indéniable, l’écriture est aussi mue par la volonté de retrouver des sensations. Elle est un shoot mémoriel.

« Ces sensations liées à la venue précoce de la nuit sur la ville hivernale, ou bien, peu après la rentrée des classes, vers la fin de l’automne, quand les devantures vétustes des boulangeries ou épiceries de quartier s’éclairent déjà plus tôt, tandis qu’il fait encore assez doux et qu’une petite pluie très fine parsème d’éclats brillants les rues au pavage inégal, entre les trottoirs couleur d’anthracite où se collent, musquées et luisantes, les dernières feuilles à demi décomposées des platanes, ces sensations très vives (bien que paisibles) de repos vespéral, de lampes accueillantes, de rumeur diffuse et comme lointaine, de soupe aux légumes, d’abat-jour au papier roussi, j’ai signalé que je voyais là une des raisons – sinon la principale – qui m’avaient poussé vers le roman. Je comprends très bien ce que signifie : se mettre à écrire à cause de la couleur jaune aperçue sur un vieux mur. » (Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient)

4 – épiderme

Mercredi 7 avril 2021

Est-il possible d’écrire un roman sur la peau ? Peut-on imaginer une trame qui s’enroulerait autour de l’épiderme ? Faire un roman dont le héros serait ce qui fait le lien avec le monde extérieur autant qu’il nous en protège ? Avec un peu d’audace l’histoire pourrait même avoir quelque chose de picaresque.

L’enjeu d’un tel texte : raconter aussi bien (voire à la fois ?) de l’intérieur que du point de vue extérieur. Mais finalement c’est peut-être bien la question qui travaille tout écrivain, et à laquelle il décide de répondre à sa manière.