Mercredi 22 février
Je signale un billet de blog dans le club Mediapart qui reprend avec intelligence et mesure Beaufs et barbares, le pari du nous, le dernier essai d’Houria Bouteldja. Il en pointe bien la réussite – en première partie une réussite réelle, et qu’il ne faut surtout pas minimiser puisqu’elle est le résultat d’une passionnante approche, décoloniale et systémique de l’histoire par l’autrice -, ainsi que certains écueils propres à la deuxième partie. Ce n’est pas souvent qu’on trouve dans les mots des autres l’exacte expression de ses propres pensées mais c’est toujours une expérience étonnante. Je précise que je ne connais rien de l’auteur de ce billet. Je veux aussi saluer la clarté du propos. Tout y est juste, jusqu’au titre. J’invite donc à suivre ce lien avant de poursuivre la lecture de mon billet.
Cependant, je voulais revenir plus en détail sur un point qui donne à réfléchir : la proposition de sortir de l’UE pour permettre la jonction des classes opprimées. Là, H. Bouteldja me semble avoir un long train de retard. À vue de nez, cinq ans (un siècle en politique). Déjà, sauf erreur, les gilets jaunes n’en parlaient pas. Or depuis, le Brexit et la crise sanitaire sont passés par là. Plus personne ne veut quitter l’UE. Aucun parti du pays n’ose encore évoquer la possibilité d’un Frexit. Le populisme, même de gauche, a changé son fusil d’épaule. Il faut en prendre acte. De la part de la militante politique, s’accrocher à cette idée, surtout pour en faire le point de convergences jusqu’ici impossibles, me paraît pour le moins déroutant.
Et puis il faudrait revenir encore sur la méthode. Parler notamment des généralités sur les comportements de classe et de race ; des assertions non étayées sur le désir des uns, la volonté des autres ; mais après tout, à la décharge d’Houria Bouteldja, certains raccourcis restent peut-être inévitables dans un texte de cette nature. En revanche, plus gênantes sur le plan du raisonnement sont les caractérisations à géométrie variable (des beaufs, surtout) qui courent au long du livre.
Tout cela multiplie les contradictions internes et mériterait que j’en fasse le relevé précis, je le reconnais. Mais gardons à l’esprit le titre du billet auquel je viens de renvoyer et calmons nos ardeurs. Faisons simple plutôt, et contentons-nous d’un seul exemple. Fonder une ligne politique sur un « pari », ce n’est pas faire de la « stratégie » politique (terme qu’Houria Bouteldja convoque régulièrement). C’est faire un vœu. L’appel à bâtir un chemin collectif revient malgré toutes les précautions à le faire sur une incertitude, sur du sable mouvant. Les termes ont beau avoir été choisis avec minutie pour souligner la froideur de l’analyse, le « pragmatisme » (autre terme clé) à l’oeuvre et l’objectivité du calcul, il nous est bien demandé de croire avec elle. « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. », écrivait Cocteau. Les mouvements sociaux sont impossibles à prévoir et davantage encore à maîtriser, l’actualité récente nous l’a encore prouvé. Un espoir ne suffira pas à me convaincre et j’en suis bien marrie car je ne demande, de mon côté, que cela : être convaincue.
J’attire enfin l’attention sur les interrogations liminaires du billet de Khaled Satour. Elles me semblent en effet particulièrement judicieuses. En réalité, elles sont le coeur du sujet – et dans une certaine cohérence, la cause même des écueils mentionnés. Le blogger voudrait saisir les motivations d’H. Bouteldja au moment où elle fait publier le texte. Il s’agit bien pour elle de prendre le pouvoir. D’accord mais comment ? Par l’union mais encore ? Via les élections ? La révolution ? Selon quelles modalités concrètes envisagées ? On ne saura pas. En revanche, rien n’empêche de faire un léger pas de côté pour se demander quel lectorat vise H. Bouteldja avec cet essai. Les beaufs ? On imagine qu’ils ont autre chose à faire que de lire de la théorie politique. Non, soyons cohérents avec notre autrice, qui a le mérite de rarement mâcher ses mots : les beaufs ne lisent pas de théorie politique. Alors les barbares qui soutiennent déjà de près ou de loin les revendications du PIR ? Pourquoi, dans ce cas, les avoir presque délaissés dans la deuxième partie, plus directement militante ? Parle-t-elle à d’autres leaders de partis ? Mais quel sens alors y a-t-il à remettre sur la table la question de la sortie de l’Union européenne ? Si le récit historique opère une déconstruction salvatrice de nos représentations du système colonial, le programme politique, réduit à quelques grandes lignes, ainsi que le manifeste à l’adresse floue, laissent une impression de confusion dommageable. Nul doute que le travail de clarification est toujours en cours.