151 – méthode

Vendredi 11 février

Je n’ai aucun désaccord fondamental avec les thèses d’Emmanuel Todd. En revanche, je trouve qu’il y a un vrai problème à se revendiquer comme il le fait d’une tradition et d’une méthodologie scientifiques là où il n’est question en réalité que d’opinions. D’opinions étayées certes, argumentées, du moins ponctuellement, mais en aucun cas de science. S’il suffisait de manipuler des chiffres, de faire des tableaux à deux colonnes et de produire des cartes de ce qu’on veut montrer pour faire acte de science, alors tout pourrait être scientifique. L’obstination que montre Todd à cocher certaines cases dans Où en sont-elles ? pour asseoir sa crédibilité me semble ridicule.

Je pourrais fournir mille preuves de la subjectivité de l’auteur dans cet essai. Ce faisant je pourrais peut-être convaincre, mais certainement pas prétendre à la scientificité de ma démonstration. Il en va de même pour Todd. Il n’est pas un scientifique. Pour tout dire, il n’est même pas rigoureux.

Je préfère nettement lorsqu’il se défait de son manteau d’orgueil et admet comme c’est parfois le cas émettre des hypothèses et développer une intuition. Ça le rend à la fois plus sympathique et plus en phase avec le réel. Alors seulement, on peut avoir envie de discuter avec lui, de discuter vraiment. Car ses productions ne méritent ni plus ni moins que de débattre. Et c’est très bien ainsi.

Le malaise que j’ai eu à la lecture de ce dernier essai me rappelle celui que j’ai ressenti cet été avec le célèbre Surveiller et punir de Michel Foucault. Là encore j’étais plutôt en phase avec ce qui y était affirmé tout en trouvant beaucoup de confusion dans la méthode de démonstration. Mais cette fois, ce n’était pas tant l’auteur qui était responsable de ma gène que mon propre a priori. Le travail de Foucault étant presque considéré et surtout présenté comme parole d’évangile dans le milieu intellectuel et politique qui est le mien, je pensais trouver un raisonnement implacable là où il y a en réalité une succession d’exemples, venus accompagner une pensée en construction. Là comme ailleurs, l’auteur a trouvé ce qu’il cherchait (ce qui n’est pas un défaut, mais une donnée importante pour apprécier de façon correcte la nature même de son travail). Or son exposé est loin d’avoir toujours la rigueur que j’escomptais. Ce qui en ressort ne m’en semble pas moins fondamental. Dans ses textes, Foucault n’avait peut-être pas d’autre ambition que de présenter le résultat de ses réflexions. Je connais mal cet auteur et encore moins sa personnalité. Ses disciples, en revanche, qui partent de ses conclusions (et ont besoin par conséquent qu’elles ne soient pas mises en doute par le lecteur) pour inscrire leurs propres travaux dans son sillage, sont souvent plus ambigus.

De manière générale, c’est sur le rapport à la vérité des chercheurs en sciences humaines que je m’interroge. La dénomination de « sciences humaines » est d’ailleurs fort trompeuse. Son axiome de départ, la prétention à la scientificité, erroné. Mais pour tout dire, à part ceux qui consacrent leur vie aux mathématiques, l’idée d’être dans le vrai devrait indifférer à peu près tout le monde. Sur quelque sujet que ce soit, notamment sociétal, il est difficile de croire sérieusement qu’il existe une seule vérité. Avec mes petits moyens de non scientifique (toute docteure en sciences du langage que je suis), il me semble toujours plus intéressant de chercher à comprendre différents points de vue, qui se nuancent, se complètent ou s’opposent ; bien plus important de reconnaître la solidité d’un raisonnement ou l’apport d’une notion plutôt que la capacité d’Untel à « avoir raison ». Cette terminologie, en effet, n’a pour but que de satisfaire les egos.

149 – transition

Mercredi 9 février

En étudiant à nouveau Cyrano il m’est apparu qu’Edmond Rostand a du génie pour deux choses :

1) ses dialogues coulent selon une logique particulièrement rigoureuse. Entre les personnages les thèmes glissent, il y a comme une évidence. Mais cette évidence est le fruit d’une grande précision. On pourrait dire que la fluidité des dialogues a quelque chose de très… solide : tout est calé. Pour avancer d’un point à un autre, ces dialogues demandent en l’occurrence un sens aigu de la transition.

2) par ailleurs, Rostand a l’art de produire des successions d’événements, dans un effet boule de neige (ou domino) extrêmement efficace. Il trouve actes, faits et hasards adéquats, les distribue selon un timing qui rend l’ensemble inéluctable autant que vraisemblable (toutes proportions gardées).

Je me disais cela, c’est à dire passais d’un constat à l’autre au fil de ma lecture avant de comprendre qu’en réalité, ces deux forces de l’auteur n’en sont qu’une. Au théâtre de façon plus manifeste qu’ailleurs, paroles et péripéties occupent une fonction similaire. Ce sont elles qui permettent à l’intrigue de se dérouler.

En conséquence de quoi on pourra tenter cette hypothèse linguistique générale : transitions (dans le discours), coïncidences (dans le récit) et peut-être même éléments perturbateurs (dans le schéma narratif) sont une seule et même chose. Un arbitraire qui relie : un arbitraire nécessaire.

148 – gardénias

Lundi 7 février

Cette scène, cela fait quatre ou cinq fois que je la poste puis la retire. Je n’ai rien à en dire, il n’y a rien à analyser. Rien à part son formalisme, ses clairs-obscurs ; le jeu et la voix presque complémentaires des acteurs – l’une finissant dans les graves, l’autre toujours suspendue – ; le tableau de la puissance malade face au jeune soldat, mélange de retenue respectueuse et de témérité ; l’échange verbal qui se resserre en une parole unilatérale, nette, implacable, une parole de vérité. Mais tout cela est l’évidence même, je ne suis pas sûre que l’écrire ici présente un grand intérêt.

Seulement voilà, elle me réconforte, cette scène, et me réconfortant me renforce. J’y reviens souvent, elle me fait chaud au cœur. Ce matin c’est – décidément – la lecture de Todd qui m’y ramène (« I dont see any method at all, sir ». Mais quelle réplique !). La fois précédente c’était une mesure du gouvernement… La scène toucherait bien quelque chose d’universel. Ou de façon plus modeste, elle coïncide pleinement avec mon approche de ce que j’appellerais « l’adversité » (chacun des deux personnages jouant tour à tour son rôle ou au contraire, la désignant). Alors il faut présenter les choses à l’envers : ne pas la mettre dans Sarga serait un non-sens.

147

Samedi 5 février

La scène de « dépucelage » d’Euridice qui a lieu pendant sa nuit de noce avec Antenor est particulièrement intéressante. Elle montre l’acte sexuel entre les nouveaux époux et le montre longtemps, en cela elle est assez crue. Euridice est droguée (à son insu) ; ivre, elle doit aller vomir ; sa robe est défaite. Antenor ne la laisse pas, il veut consommer. Les deux se retrouvent dans la salle de bain, elle tombe dans la baignoire puis est jetée par terre pour plus de commodité. Elle s’esclaffe en découvrant le sexe en érection de son mari dénudé (elle n’en avait jamais vu a-t-on appris peu avant). Elle se laisse faire, épuisée. Les deux rient de temps en temps d’un rire nerveux, sinistre. Au moment de la pénétration Euridice souffre et étouffe quelques cris mais elle ne se plaint pas vraiment.

La scène n’est pas à proprement parler une scène de viol. L’héroïne est un peu malmenée mais comme on l’est lorsqu’on est saoul et que les gestes sont maladroits. On ne peut pas dire qu’Antenor ait l’intention de faire mal. Pourtant on comprend sans qu’il y ait la moindre ambiguïté qu’Euridice passe un « mauvais moment » (son amie l’avait prévenue). Les baisers sont rares et les mouvements brutaux. Toute douceur, absente.

On ne peut certes pas dire qu’Antenor ait l’intention de faire mal mais le plaisir d’Euridice l’indiffère. Il est tout occupé à ses propres sensations (son devoir ?). Et l’on comprendra un peu plus tard, tandis qu’il la place devant le miroir et l’embrasse sur l’épaule en exhibant leurs deux anneaux que c’est pour lui une évidence qu’elle est heureuse aussi, c’est-à-dire heureuse d’avoir fait l’amour avec lui autant que de sa situation. Tout cela a beau être totalement nouveau pour elle, sa satisfaction devrait aller de soi. Peut-être même Euridice devrait-elle lui être a priori reconnaissante. La scène malgré sa crudité me semble d’une subtilité admirable. La réalisatrice parvient à la placer exactement dans une sorte de zone grise, celle sans doute qui provoque tant de débats aujourd’hui même, en France, séparant la société en deux clans irréconciliables : celui des « salauds » qui ne verraient pas vraiment où est le problème au prétexte qu’un coït désagréable, douloureux ou juste un peu nul, cela arrive à tous (à toutes), et celui des « hystériques » qui crieraient au crime, ordinaire et patriarcal.

On est à vrai dire dans cette zone où se joue toute la complexité des relations intimes, entièrement dictées par l’organisation sociale. Ici personne n’est violenté contre son gré. Il n’en apparaît pas moins clairement selon quels mécanismes le renoncement au bonheur est imposé par le poids d’un conditionnement. C’est un long apprentissage qui a rendu Euridice docile et consentante. D’ailleurs, a-t-elle jamais eu le choix ? Elle a intériorisé le sort qui l’attend.

Voilà donc en quoi consiste la cohabitation sereine, la solidarité du couple au sein de la famille nucléaire : de la bonne volonté, une forme d’acceptation pour ne pas dire d’abnégation, ici de la part de la femme puisque c’est le regard que pose Martha Batalha avec justesse. Mais pour être tout à fait complet et si l’on avait affaire à un documentaire, on s’attendrait à scruter aussi ce qui se passe du côté de l’homme, à quelles obligations il doit se soumettre à son tour.

Dans le film on a cependant un point de vue parallèle, celui de la sœur Guida, devenue à la fois libre et précaire. Ce point de vue-là, alternatif, est déjà beaucoup. On n’en demandera pas davantage car en réalité tout est dit dans le croisement des destins sororaux. L’émancipation passe par le rejet à la marge. Guida est littéralement éjectée de la société. Mais de là elle fondera une famille de cœur. Pour les autres, dont sa soeur, qui ne peuvent échapper au confort, ils devront faire des concessions. La vie ne leur sera douce qu’autant que la répartition des forces et des tâches, ou plus exactement, la distribution des contraintes, le permet. Cette vie-là, toute acceptable qu’elle semble, restera flottante, comme absente, vidée de sa substance. Un mirage peut-être.

146 – patriarcat

Vendredi 4 février

Il va m’être difficile de continuer la lecture du dernier essai d’E. Todd désormais que j’ai vu la très belle et très cruelle Vie d’Euridice Gusmao et sur laquelle j’essaierai de revenir plus longuement. En deux heures, le patriarcat y est mis au jour de façon absolument éclatante. Contrairement à ce que croit Todd (et c’est ce qui fait de son postulat de départ une erreur majeure), celui-ci n’est pas la négation de la solidarité homme/femme, mais plus simplement la détermination systématique du destin des femmes par les hommes. On le voit très bien dans le couple que forment Euridice et Antenor : domination masculine et entraide au quotidien ne sont en rien incompatibles : il faut bien vivre.

Mais encore faudrait-il définir ce qu’on entend par « solidarité », ce que Todd dans les 90 premières pages de son livre ne fait jamais. Homme et chien – homme et cheval ! – aussi sont solidaires.

145 – amadeus

Mardi 1er février

Il y a trois choses excellentes dans Amadeus, que je n’avais pourtant pas tenu pour un grand film lorsque je l’ai vu adolescente. La première, d’ordre purement esthétique, je m’en souvenais et constate l’aimer toujours :

– la vision dès le début du film de ce très vieil homme, blessé au cou, aux doigts recroquevillés par l’arthrose. Le Salieri tombant à terre puis, plus tard, narrant ses déboires dans sa chambre d’hospice m’a toujours semblé beau et terriblement émouvant de gestes et d’expressions empêchés (par l’âge et sa blessure dans l’histoire, par les couches de maquillage sur le tournage). Je suis certaine qu’il a inspiré à Ford Coppola son non moins sublime (je parle encore du personnage, pas du film) Dracula. Peut-être un jour faudra-t-il que je m’interroge sérieusement sur mon amour sans réserve de ce kitsch-là.

– Ses plaintes mêmes, cruelles et justes : « Tout ce que je voulais, c’était célébrer Dieu. Il m’a donné ce besoin puis m’a rendu muet. Pourquoi ? S’il ne voulait pas de mes louanges, pourquoi m’avoir implanté ce désir comme de la concupiscence ? Pour ensuite me priver de talent ? »

– La scène d’écriture du Requiem sous la dictée de Mozart. Deux professionnels au travail. Simple, lumineux. Aujourd’hui encore, il y a une grande émotion à voir la célèbre partition se construire ainsi. L’idée de l’écriture par Salieri, avec l’ajout successif des parties instrumentales, que le spectateur entend en même temps que Salieri les imagine, me semble assez géniale. Didactique et géniale. Une telle association est rare de ma part. Mais voilà, on dirait que ma mue est bien entamée.

144 – perron (première marche)

Dimanche 30 janvier

Le premier jour j’allai à l’adresse indiquée sur le document de l’hôpital. Je m’avançai jusqu’à un grand immeuble en vieille pierre et me posai devant l’interphone. Par chance il y avait bien parmi la petite dizaine des noms inscrits un Frédéric Fossaert. Il vivait toujours là, deux ans après sa rupture avec Élodie. J’y songeai mais ne sonnai pas. Je n’avais aucune raison de lui parler. Rien à lui dire. L’envie de le voir me démangeait. Ne serait-ce que pour savoir à quoi il ressemblait. Quelle était son allure. Si Élodie avec moi avait perdu au change. Je traversai la route pour regarder la façade. Me postai contre le grillage du petit parc en face. L’heure de fin de travail n’était pas encore arrivée pour la plupart des citadins, le parc était vide, le soleil commençait à décliner. Rares étaient les lumières allumées dans ces grandes pièces hautes et aux fenêtres immenses. Tout semblait immobile à l’intérieur, très calme, tandis que dehors la circulation était dense. Sur les trottoirs les passants s’évitaient. Bientôt ils sortiraient par jets des bouches de métro. J’étais venu sans plan d’action. Le désir de voir ce type ne diminuait pas. Je restai ainsi quelques minutes. Reçus un texto d’Élodie : tu me rejoindras ce soir ? Puis finis par partir, les mains dans les poches. Le téléphone chauffait le creux de ma paume.

Je revins deux jours plus tard à la même heure. J’avançai à nouveau jusqu’à la grande porte mais cette fois appuyai du bout de l’index sur le bouton de la sonnerie de Fossaert. Sans hésitation. Silence. Sonnerie. Silence. Personne ne répondait, personne n’était là-haut. Je ne me retournai pas pour ne pas sembler louche. Sortis de ma poche un rouleau de scotch et une petite bande de papier avec lesquels je fis du découpage puis un peu de collage en insistant bien sur les bords latéraux pour cacher solidement le nom. Je revins cette fois à ma voiture que j’avais réussi à garer à distance convenable. Attendais en écoutant le début d’un podcast sur Richard Stallman, puis quelques morceaux d’electro-hip-hop, puis la fin de l’émission. Pendant ce temps-là je vis entrer dans l’immeuble tour à tour quatre personnes dont une femme un peu forte ; plus tard un adolescent blafard qui arriva en skate et le ficha pile sous son aisselle avec une fluidité admirable au moment même où il posait le pied sur la première marche du perron. Aucune des quatre premières personnes ne réagit en tapotant sur le digicode situé juste sous l’interphone pour entrer dans la cour de l’immeuble. C’est peu avant 18h qu’un homme vêtu d’une courte veste en cuir brun, s’y arrêta plus longtemps.

Cette étape de l’écriture est cruciale. Elle inaugure quelque chose de radicalement inédit : est en train de jaillir, doucement, à bas bruit, un roman à suspense. Voilà que je déroule une enquête, imagine un thriller. Invente à la fois une énigme et les moyens de sa résolution. Et veux obéir pour la première fois aux codes du genre. Écrire un vrai roman, pour paraphraser Cyrano accédant à un nouveau mode de discours, « c’est si délicieux, c’est si nouveau pour moi. » Ce serait un peu comme se mettre, après vingt ans à rejeter l’idée même de corps individuel, à faire du yoga plusieurs heures par jour. Ou après plus de quarante de refus de penser le passé, décider coup sur coup de se plonger trois mois entiers dans le XVIIIème siècle et faire de l’histoire familiale un objet littéraire.

Avoir plusieurs vies. Mais quelle chance.

143 – aise

Vendredi 28 janvier

Ainsi donc il existerait un monde parallèle où les candidats à la présidentielle se battent pour aller dans une émission intitulée Face à Baba, où Zemmour n’est plus chroniqueur chez un ancien comique, où une primaire de gauche est organisée en fanfare par des gens de droite et où il est admis par tous que la levée des restrictions sanitaires dépende du calendrier électoral. Je suis bien aise de n’en percevoir rien d’autre que le lointain écho qui m’en parvient quand, à la fin du mois, je survole les titres d’un journal auquel je ne suis de toute manière pas abonnée.

Le monde – le vrai – est de ce coté-là. Celui qui décide de s’y installer, rien ne peut l’en déloger.

Et soudain dans ce monde peut en surgir un autre encore, lorsque par exemple un visiteur de Malika se place dehors, amusé, derrière une fente du mur de son petit café, pour feindre d’être en prison. Un monde joyeux en un éclair. Toute l’intelligence dont nous sommes capables.