131 – deux croissants bien roses

Samedi 1er janvier

(La fiction, ce grand fourre-tout bariolé du réel)

Au petit matin elle sauta du lit et proposa d’aller chercher de quoi fêter dignement le lever du jour. Il avait gelé la nuit sans crier gare, et le ciel depuis avait pris des reflets rose pâle qui se diffusaient jusqu’au bord des vitres. Là où la buée se forme. À ce moment, nul n’aurait pu dire si un tel état des choses durerait longtemps. Cette ambiance d’hiver et de coton avec son froid soudain mais peut-être éphémère l’excitait comme une gosse. Elle était en joie, comme si elle avait trouvé penchée à la fenêtre de sa chambre le jardin familial tout recouvert de neige. Elle voulait partir tout de suite acheter chez le boulanger du coin quelques viennoiseries fumantes. J’étais à peine réveillé et finissais mon bâillement qu’elle était déjà habillée. Maintenant elle sautillait sur place pour enfiler ses chaussettes. Je pris un air béat et quoi que peu enclin à manger le matin ne refusai pas l’offre. Une idée m’était venue. Rester seul quelques minutes dans cet appartement que je connaissais peu me plaisait. Je pourrais travailler à me l’approprier davantage. Je commandai deux croissants, fis mine de me lever pour aller chercher de l’argent dans mon portefeuille. Il se trouvait dans la poche arrière de mon pantalon juste au pied du lit. Elle refusa et se précipita dans la cage d’escalier en feignant l’indignation. Elle claqua la porte. J’entendais le tempo de ses pas s’éloigner. Je fermai à nouveau les yeux et restai ainsi un court instant, dans un demi-sommeil, tout au rayon de soleil qui me chauffait la joue. Puis je me repris ; haussai mon oreiller pour observer cette chambre où je venais de passer la nuit. Tout d’abord je regardai l’immense bibliothèque dans laquelle le lit – un simple matelas posé à terre – était comme encastré. Elle occupait deux murs entiers adjacents. Je reconnus rapidement un classement par genres, clair mais rudimentaire. Elle contenait beaucoup de littérature classique. Devant moi tout en haut, une étagère était consacrée à une dizaine de Pléiade, dont sans surprise Dostoïesvski. L’écrasante majorité des autres livres était constituée de romans de poche. Je comptai trois exemplaires de l’unique livre de J. K.Toole, sept Ken Follett en rang d’oignons. Pas de Kundera, aucun Modiano, nul Boris Vian (décidement cette fille était fantastique). Quelques auteurs du XVIIIème siècle. Les confessions et Le neveu de Rameau. Sur les étagères les plus accessibles, celles qu’on pouvait atteindre sans avoir à se mettre debout sur le lit se trouvaient les essais de sciences humaines – sociologie, psychologie. Sur la droite et à portée de main, une bonne moitié du meuble contenait de gros ouvrages sur le corps : des traités de yoga, de méditation, d’anatomie mais aussi de sport, d’escalade en montagne et de trekking. Juste à côté s’entassaient trois piles de Kinésithérapie, la revue, mensuel dont le prix à l’unité me parut prohibitif lorsque je parvins à le déchiffrer de ma place. Enfin, tout en bas avaient été placés les livres d’art. C’était là un grand fourre-tout bariolé. Toutefois, rares étaient les ouvrages simplement déposés sur une rangée. Isolés. Ici pas plus qu’ailleurs rien ne traînait. Plus exactement tout semblait comme figé. Chaque objet restait tenu l’un à l’autre. Malgré, ou peut-être à cause de cela, de cet ordre et de cette solidarité des choses – les choses d’Élodie -, mon regard tomba sur une chemise épaisse en carton rigide blanc et rose. Là-bas, tout en bas, à demi cachée par les couvertures du lit près de mes pieds étendus. Calée entre les gravures sur roche des aborigènes d’Australie et Cindy Sherman. Comment un dossier était-il arrivé à cet endroit ? Je me penchai en avant non sans plier les genoux. L’attrapai. Le ramenai à moi. Me redressai. L’ouvris.

130 – éternité

Jeudi 30 décembre

Depuis plusieurs semaines me faisait de l’oeil une série documentaire sur Mohammed Ali. Elle s’est révélée assez addictive. Mais comme en ce moment je fonctionne par images, je garde pour moi les innombrables contradictions du bonhomme (ce qui ne veut à peu près rien dire) et le récit de sa fin ironico-tragique – disons : toute l’épaisseur – pour ne montrer que ceci. Parce que découvrir ce moment du combat légendaire entre Ali et Terell fut simplement extraordinaire. Et dans toute cette affaire je me souviendrai autant de mon saisissement devant l’écran que du combat lui-même.

Comment ne pas vouloir qu’une telle agilité, c’est à dire une telle présence au monde, soit éternelle ?

128 – un modèle d’écriture

Jeudi 23 décembre

Après le saut temporel d’hier, plongée rapide dans l’écriture du siècle des Lumières. J’aurais pu prendre l’abbé Prévost pour modèle, puisqu’en lisant l’article je me suis souvenue à quel point j’avais été marquée à certaine époque par Manon Lescaut puis dans sa foulée Cleveland. Ce sera pourtant Rousseau et son livre des Confessions l’un et l’autre plus connus que je citerai. Il faut voir en effet comme l’auteur passe par la négation pour mieux atteindre l’existant. Chez lui, c’est le détour qui permet de toucher le plus sûrement sa cible. Cela donne une voix qui nuance et ce faisant, avance, pour à la fin affirmer en niant tout le reste. Ainsi approche-t-on, pas à pas, de la justesse (plus exactement : l’expression juste du sentiment). Rousseau est toujours subtile, non d’une subtilité un peu oiseuse, qui se gargariserait des mots qu’elle utilise mais au contraire vise et fait mouche.

Livre premier (1712 – 1728)

« Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation (a). Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me ramenèrent à l’état d’enfant. A Genève, où l’on ne m’imposait rien, j’aimais l’application, la lecture; c’était presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relâche (b). La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenait bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d’étude, et que, si je n’appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j’appris je l’appris sans peine, et n’en ai rien oublié.« 

Il s’opère comme une accumulation de savoirs/sensations telle que peu importeraient presque ce qui est et n’est pas : seule la somme compte véritablement, c’est elle qui s’avère moyen de connaissance. Ainsi, (a) qui additionne des éléments entièrement positifs (latin + menu fatras = éducation) et (b) qui s’avère plus complexe (le jeu n’est ni l’application, ni la lecture, ni le travail et pourtant il est un « amusement » qui n’existerait pas sans eux) finissent par agir de manière très similaire sur notre compréhension. Quelque part, a et b obéissent à une structure commune.

Inutile de préciser (!) que je me reconnais une très grande familiarité avec cette manière de penser ; et c’est ce procédé de soustraction/addition que j’aime le plus chez Rousseau. Il l’a poussé à sa plus belle expression.

Et sinon, à garder dans un coin de cerveau, ce passage du même livre, non tant pour l’usage quoique toujours remarquable de la négation, mais plus encore pour l’humour de l’adresse :

« Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin moi de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle ! cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq ; mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute. »

126 – sensualisme

Mardi 21 décembre

Je relis le début de mon roman, ce qui commence à tenir un peu, et remarque avec étonnement que je suis en train de tomber dans une sorte de sensualisme. Évidemment je me raconte qu’il y a là un truc à creuser, que j’invente quelque chose (il faut au moins ce genre de croyances pour rester des heures sur un texte qui résiste toujours). Curieuse tout de même, je cherche à droite à gauche. Et je découvre au détour de ce très bon article ce que j’avais oublié : la puissance de la littérature du XVIIIème siècle ; la place qu’elle a donnée aux sensations, ce qu’elle a fait du mouvement.

124 – fit

Dimanche 19 décembre

Il faudra que j’écrive sur cette catégorie particulière de l’humanité que sont les femmes qui font de la musculation. Je ne parle pas de celles qui font des concours, je n’en connais pas. Je parle de celles que je croise et qui semblent se tenir loin des podiums. Elles ont toutes un mode d’être au monde commun, mais difficile à identifier et plus encore à décrire.

Il ne s’agit pas seulement de la revendication évidente parce qu’immédiatement visible d’une supposée « part masculine » – lieu où peu de femmes osent aller par peur de ne plus plaire. Au contraire il y a quelque chose de tacite. Un parcours qui ne se dit pas. Comme un secret à l’origine de ce travail acharné sur soi. Pas forcément un traumatisme, ce serait trop simple et trop con, mais quelque chose qui reste inaccessible aux mots.

Et plus ce secret est intime, plus la jubilation de la transformation et la joie de se sentir puissante éclatent aux yeux de ceux qui les observent. Mais encore une fois, tout se passe dans le silence. Ce silence est très touchant. Les gens qui agissent sans passer par les mots ont mon admiration. Le silence est le signe d’une grande force (celui qui se tait se fiche de partager – il est indifférent aux autres – s’est débarrassé de toute séduction – n’agit que pour lui-même). Le silence est toujours d’or. Or les body-buildeuses ne parlent pas de leur corps. Pourtant elles ne sont plus que lui, je veux dire celui qu’elles ont forgé.

Elles sont devenues l’expression libre et muette de leur intimité.

123 – bâillement

Vendredi 17 décembre

Il serait bon qu’un jour (un jour avant par exemple avril 2022), au lieu de relayer les innombrables appels inutiles à l’union de la gauche, un journaliste – un seul ferait mon bonheur – explique que :

– l’enjeu des candidats dits de gauche à l’élection présidentielle n’est pas d’être élus président de la république mais de préparer la suite : devenir le meilleur futur opposant, placer ses futurs députés et le devenir lui-même (national ou européen, on prendra ce qui viendra), asseoir son pouvoir au sein du parti, avoir le droit de passer un peu plus que les autres à la télévision pendant les 8 prochains mois et gagner des abonnés sur Tiktok (le Graal) ;

– dans cette perspective, il est absolument normal que chacun reste dans son couloir ;

– et donc, risquer de disparaître prématurément à l’issue d’une primaire n’a tout simplement aucun sens.

Bref, qu’il fasse un peu d’analyse politique et moins de feuilletonnade. On peut rêver.