Le premier est une rediffusion dans ce blog. Mais bon. Disons qu’ici on ne s’en lasse pas. Disons même qu’il mérite le statut de refrain. Chloé Moglia ne le sait pas encore mais elle est une amie.
Le second est de Kate MccGwire, une artiste découverte ce week-end.
Sur son site, il y a notamment la partie Sculptures à voir, qui répertorie les espèces de formes organiques qu’elle a inventées. Ces sculptures sont plus puissantes que ne le montrent les photos pour une raison simple : les reflets sur les milliers de plumes nécessaires à leur fabrication, visibles quand on se meut tout autour des vitrines et des cadres qui les abritent, ajoutent l’heureuse surprise de la délicatesse à l’impression immédiate et plus inconfortable d’approcher quelque chose de simultanément non viable et vivant. Je serais curieuse de savoir si des hommes aiment aussi ces oeuvres, ou bien si cet art, comme j’en ai l’intuition, plaît davantage aux femmes (la question du genre de la réception est un sujet que j’aurai sans doute l’occasion d’aborder un jour plus sérieusement).
D’un film il m’arrive de ne retenir qu’une image et ce, que je l’aie aimé ou non. Souvent une image me suffit. Dans Sous le soleil de Satan il a fallu garder Depardieu marchant dans une sorte de colère extasiée contre le vent et la pluie. Dans Under the skin ce jeune homme baignant, impuissant, dans le liquide noir qui le conserve (je ne sais toujours pas quoi faire de l’enfant seul sur la plage). Dans EssentialKilling, très banalement un homme habillé de blanc au milieu d’un espace enneigé. Dans TheLobster Colin Farrell de trois-quart dos de sorte qu’on ne voie pas son visage, demandant à sa femme qui le quitte pour un autre homme si celui-ci porte des lentilles. Dans Esther Kahn son entrée en scène. Dans There will be blood Daniel Plainview allongé derrière son fils sourd et chantonnant avec lui, le front contre l’arrière de son crâne pour faire vibrer le son. Dans l’Humanité, seul film de Bruno Dumont jamais vu jusqu’à présent, une main posée sur la terre (1). Je ne dis pas qu’un film doit pouvoir être résumé à une seule image, mais qu’il arrive qu’une image s’imprime sans qu’on le décide et qu’on la porte avec soi (et alors, ces photogrammes jouent clairement un rôle dans le passage à l’écriture). J’imagine que ce fait ne m’est pas propre. Chacun au long de sa vie constitue probablement sa banque d’images intime.
De France et sa proposition presque entièrement ratée parce que le réalisateur s’y est trompé de sujet, je me souviendrai de la femme du violeur : sa main, ses yeux bleus, son débit maladroit. Malgré toute la sympathie que j’ai pour Léa Seydoux qui reconduit de film en film le sentiment de voir jouer une petite fille avec une justesse enthousiasmante, elle n’est donc pas dans le plan que je retiendrai. Rien ne surpasse l’image de cette femme frappée par le sort (et où en réalité l’on perçoit le jeu de l’actrice), sauf peut-être celle des parents immigrés assis sur leur canapé. Les « petites gens » chez Dumont, les pauvres. Décidément il n’y a qu’eux.
(1) J’ai revu le film depuis ce billet. C’est tout le corps nu d’une fillette couché dans l’herbe mouillée du matin qui est exposé. Et la seule main touchant la terre dans le film est celle du héros Pharaon. Parfois la mémoire prend d’étranges détours – dont ceux du clicheton innocent – pour évacuer la violence dont elle ne veut pas.
En ce début d’année scolaire on considérera les tutoiements que m’adressent certains de mes nouveaux élèves, parfois les plus farouches, les plus durs ou bien les plus timides, comme autant de petits cadeaux involontaires.
Notes sur Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma tout juste vu. Le film est coupé en deux parties : une première partie correspond à la naissance de l’amour entre les deux femmes. Là le scénario est serré, précis, chaque scène participe d’une progression très efficace et subtile. La deuxième partie est celle de l’aveu de l’amour et de l’union charnelle. Or je n’ai jamais vu amour naissant plus décharné. Chaque scène semble alors beaucoup plus relâchée, faite pour gagner du temps jusqu’au départ d’Héloïse. Les corps et leur union y sont comme traités en surface, à peine peints puis bien figés sous le vernis. Cette seconde partie déçoit autant que la première était prenante et pleine de promesses : entre ces jeunes femmes plus rien alors ne (se) passe. Sans parler de l’amitié avec la servante, pourtant si réjouissante, et qui est totalement escamotée dès lors que le premier baiser entre les deux amoureuses a eu lieu.
Et au coeur cette deuxième partie arrive l’avortement de la servante, raison pour laquelle je voulais voir le film (pour rappel, ce brouillon, cette note et celle-ci écrits pour le travail en cours). C’est là je crois que tout bascule définitivement dans ce qui m’apparaît comme un semi-échec. Dans l’histoire comme dans la perception que l’on a de l’oeuvre, cette scène s’avère une scène charnière. Voici ma question de départ et pour tout dire ma gène, le point à partir duquel j’essaie d’analyser ce qui ne va pas : comment est-il possible de me faire voir une femme qui vient tout juste d’avorter prenant la main d’un bébé dans un élan de tendresse sans que cela provoque chez moi la moindre émotion ? C’est qu’en temps normal, rien que la description d’une telle scène suffirait à me mettre sens dessus dessous. A minima me tirer des larmes. On peut d’ailleurs légitimement penser que ce genre d’images devrait être capable d’écraser à peu près n’importe qui. Et bien là, je vois la scène et rien à faire, je reste impassible, flirtant avec l’indifférente. Mais l’absence de réaction peut interpeller au moins autant que sa présence. Elle est ici d’autant plus regrettable qu’hormis la dimension strictement esthétique d’une scène par nature et d’emblée chargée en émotion, la volonté de montrer un avortement est à mon sens un acte fort, nécessaire. Au risque de me répéter, il y a certains faits que l’art doit prendre à bras le corps.
Quelques hypothèses à ce manque : pour évoquer un avortement sans rien en dissimuler il n’y a pas beaucoup d’options. Ou bien l’on adopte un regard distancié, chirurgical, qui accentuera l’aspect rude et sans doute proprement inhumain (1) de l’événement dans une sorte de réalisme glacé (c’est l’option Lánthimos, qui m’intéresse tant en ce moment) ; ou bien au contraire on montre la chair, la douleur et le sang avec une certaine empathie (2). Dans ce cas, il ne s’agit pas de sombrer dans une forme de pathos qui court toujours le risque de la complaisance, mais tout de même, de montrer les choses, et donc aussi les sentiments et surtout les sensations telles qu’elles sont – plus exactement : telles qu’elles ne peuvent pas ne pas être – dans ces circonstances. Or sur ce point, le film reste très loin de ce que l’on serait en droit d’espérer. Et néanmoins des éléments très explicites laissent penser que c’est bien l’option réaliste empathique qui est choisie par la réalisatrice : par exemple les enfants sur le lit, capables d’introduire un peu de douceur au milieu d’une accumulation de gestes bien rodés ; mais aussi le silence de la concentration et les clairs-obscurs autour du feu de cheminée ; le cadrage serré sur les mains au travail, ; le long plan sur l’avorteuse penchée au-dessus du ventre de la servante ; puis sur la servante elle-même criant de douleur – mais attention pas trop ; et enfin, Héloïse enjoignant sévèrement Marianne, au plus mal, de regarder l’opération. Avec les héroïnes, le spectateur est amené à accompagner ce qui se passe. Il en était pourtant beaucoup plus proche lorsqu’il suivait les tentatives antérieures de la servante de perdre le bébé de manière naturelle (course harassante sur la plage, pénible suspension en l’air). Car dans ces moments, du temps était laissé pour la voir faire. Autrement dit, du temps était laissé pour faire corps avec elle.
Tout est dans la pièce mais en trop faibles quantités. Certes chaque ingrédient semble disposé sur la table ; mais à la fin tout manque. À commencer par le plus important, à savoir la terreur : celle, qu’on imaginera parfaitement intriquée dans la souffrance physique, et qui devait s’abattre sur la femme avortant puisqu’elle ne pouvait ignorer alors qu’elle y risquait la vie. Un tel bilan ne se veut en aucun cas désobligeant. Mais il confirme s’il en était besoin à quel point la tâche, celle de montrer ce qui ne l’est jamais et pour cause, doit être difficile. De ce que j’ai pu percevoir c’est un casse-tête. On pourrait même envisager qu’un objectif aussi ambitieux se révèle tout bonnement impossible à atteindre. Ce qui ne doit pas empêcher d’essayer.
(1) Ici le mot inhumain n’a pas de connotation morale. J’appelle inhumaine toute expérience extrême, et plus particulièrement toute expérience physique extrême et à laquelle a priori nul n’a été préparé.
(2) En réalité il existe au moins une troisième option, qui consiste à ne pas montrer le phénomène dont il est question, mais montrer avec une grande précision tout ce qui se trouve autour.
Dans Comment je me suis disputé d’Arnaud Desplechin se trouve un passage très marquant. Un passage silencieux. Paul vient de quitter Esther. Elle se retrouve dans son studio – qu’elle a réintégré désormais qu’elle est à nouveau célibataire – ou bien où elle vient de s’installer dans l’urgence ? de ce détail je ne me souviens plus. Mais au bout de quelques temps, elle s’aperçoit que ses règles n’arrivent pas et craint d’être enceinte de Paul (elle craint ou espère, c’est la force du sourire toujours larmoyant et des larmes riantes d’Esther). Scène après scène, on la voit s’inquiéter, vérifier entre ses jambes, se tâter les seins pour sentir s’ils ont grossi, et je crois à plusieurs reprises se réveiller le matin et s’endormir le soir avec chaque fois le même air soucieux de la catastrophe à venir. Elle fait un test de grossesse – ou plusieurs ? tous les jours ? -, attend le résultat. Cela sans un mot. Je me rappelle aussi qu’elle prend un thé et tient fermement sa tasse en regardant devant elle. Dans tout ce passage, chaque geste est empli d’une charge singulière, comme s’il faisait partie d’un rituel pénible qu’il faut renouveler jour après jour jusqu’à ce que quelque chose advienne, un miracle se produise. Et en effet un beau matin, au lendemain d’un événement dont j’ai là encore oublié le détail, Esther a ses règles. Je crois qu’alors elle pleure (rit) de soulagement. Tout est rentré dans l’ordre.
J’ai toujours vu la crainte d’Esther d’être enceinte comme un prétexte cinématographique : l’occasion de rendre visible à la caméra ce qu’est, en fait, être seulà nouveau. Une manière de faire voir ce qu’est ce retour à soi-même, qui n’est ni joyeux ni malheureux en soi mais s’impose dans une certaine virulence, par la puissance de la matérialité. Ce passage dit : Je est un corps en fonctionnement. Une machine qui roule pour elle-même, indépendamment de l’autre – indépendamment de l’être aimé. Esther pendant ce long temps d’inquiétude ne fait peut-être pas autre chose que se réapproprier son corps qu’elle avait, quelque part, mis en sourdine ou du moins partagé pendant toutes ses années d’union avec Paul. Dans sa fébrilité (dans, c’est à dire en son sein), c’est à la fois l’épreuve d’une soudaine étrangeté à elle-même et le réapprentissage de la matière qui la constitue qu’elle est en train de connaître. Là, devant nous. Je ne suis pas sûre d’avoir vu chez un réalisateur façon plus ingénieuse, plus sensible et plus belle de fournir à un changement de statut sentimental et à l’état psychologique que celui-ci génère leur manifestation physique.
Leçon du jour : toujours faire confiance aux suggestions insistantes de Youtube. Un mois que je résistais, accrochée que j’étais à Ratatat, découvert tout récemment. Les accointances semblent pourtant évidentes (Justice, dans ses morceaux sans paroles du moins, c’est-à-dire ceux que je préfère, est un peu moins sautillant, tend vers certaines profondeurs). La rencontre n’en est que plus savoureuse.
Tout juste commencé La théorie de l’information d’Aurélien Bellanger. De cet auteur je ne connais à peu près rien, je l’ai découvert dans une émission il y a quelques semaines, voilà tout. À le voir et l’entendre j’ai eu un sentiment d’étrangeté totale, et donc aussitôt suivi d’une grande curiosité. Impression également d’être face à un discours en partie fabriqué, un peu artificiel, mais pas inintéressant du tout. Je ne sais pas ce que ça donnera à l’écrit, je me procure rapidement son premier roman.
Et ça ne manque pas : à la lecture je retrouve la même sensation, cette même étrangeté difficilement expliquable car le texte est objectivement facile d’accès (on trouve des termes techniques mais peu de jargon pour l’instant), mené dans un rythme régulier, avec des phrases simples et une certaine énergie. Pas de doute, la langue roule. Alors pourquoi ce sentiment persistant d’aborder quelque chose qui m’est absolument éloigné, voire franchement allogène ? Je peine un peu.
Après quelques pages, j’arrive à m’y retrouver en rapprochant l’auteur de Tristan Garcia, qui imaginait dans Mémoires de la jungle comment parlerait un singe accédant au langage humain. Ce livre écrit en proto-langage, je l’avais lu sans difficulté. Les styles sont très différents mais peu importe en l’occurrence : pour mieux avancer dans ma lecture, dans un jeu un peu curieux mais utile, je prends le pli de convoquer régulièrement la représentation que je me suis faite de cette ancienne lecture encore vive dans ma mémoire.
Car dans les deux cas, il s’agit de créer une langue simple (encore une fois accessible), et qui pourtant, pour être crédible et juste, demande(rait) à se fonder sur des connaissances solides (linguistique diachronique pour l’un et savoir électro-technologique pour l’autre). Peut-être faut-il parler concernant ces auteurs d’effort de vulgarisation. Peut-être le font-ils sérieusement. Chez Bellanger en tout cas surgit par la voix du narrateur un mélange de technicité et de superficialité, de distance et de mise à plat de tous les éléments (description d’appareils et de technologies variés, principaux événements biographiques et autres péripéties, pensées des personnages avec une focale sur leurs motivations, sensations) tel qu’après plusieurs dizaines de pages, je ne sais toujours pas sur quel pied danser.
Me sentant manquer l’entrée dans le roman non à cause de l’histoire qu’il relate mais du point de vue qu’il explore, je reprends du début. Et puis je finis par trouver un indice, un prisme possible de lecture : « Cependant, Pascal découvrit que le vélux, laissé entrouvert avec son store baissé, transformait sa chambre en chambre noire : la forêt s’affichait, inversée, sur le mur opposé, tandis que le château d’eau flottait comme un bathyscaphe entre le ciel et les frondaisons des arbres. Pascal passait ainsi des heures à regarder le monde extérieur en vue périscopique. »
Regarder le monde extérieur en vue périscopique : voir en miniature le réel habituellement inaccessible au regard. Présenter des faits sous un angle nouveau et de façon concentrée, comme le fait le périscope d’un sous-marin. Précieuse clé à laquelle je m’accroche encore plus sûrement que je ne suis allée la chercher, elle s’avérera peut-être capable d’ouvrir non pas mon imagination mais ma compréhension du livre. Toute la page qui suit cette phrase de Bellanger, par exemple, voilà que je la trouve d’une très grande beauté. À suivre.
Correction du samedi 28 août : Non, Garcia ne fait pas un effort de vulgarisation mais de simplification, et il ne simplifie pas ses connaissances en linguistique mais il simplifie le langage. En imaginant un proto-langage, il va au plus simple de l’expression. Dans ce billet, ce que j’interroge aussi, c’est le besoin que j’ai eu, dans ma déroute, de rapprocher les deux auteurs. La démarche est différente, mais à la lecture il y a bien cette simplification du langage (langage en général chez Garcia, spécifique chez Bellanger) commune. C’est un fait, ce que produit l’un m’a aidée à saisir ce que produit l’autre.
« L’humanisme radical [de la théorie de Marx] a ceci d’original qu’il est adossé à une théorie du capitalisme, du productivisme et du consumérisme qui le caractérisent. Il consiste en une critique de deux conséquences de ce système : la crise environnementale et l’aliénation, qui s’expliquent par la création de besoins artificiels toujours nouveaux. C’est ce qui fait du « bien-être » une condition toujours précaire en régime capitaliste, car sujette à des crises, environnementale ou autres. Cela jette également un doute sur la réalité du bien-être : s’agit-il d’un bien-être réel ou fictif ? Est-il obtenu au détriment d’autrui ou compatible avec un bien-être général ? » (Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels)