Dimanche 22 août
100 – absurde, étude
Vendredi 20 août
Je reviens sur la chanson que j’ai postée il y a quelques jours. Je l’ai réécoutée, elle m’amuse toujours, ce fait mérite que je me penche sur ce qui marche autant dans l’humour qui la porte. La chanson est en anglais, ainsi que les sous-titrages, mais j’expliquerai l’histoire au fur et à mesure.
La chanson met en scène deux personnages (un homme et une femme, joués par les deux membres du groupe Flight of the Concord) qui se croisent par hasard dans un parc. Ils sont censés se connaître de manière intime. Mais l’homme ne se rappelle rien de la relation. Toute la drôlerie de la chanson se trouve ici : 1) l’homme apprend des choses qu’il ne pourrait ignorer « dans la vraie vie » et 2) veut à tout prix cacher à la femme qu’il ne voit pas de quoi elle lui parle. Quant à elle, elle n’est pas dupe de la situation et s’en agace régulièrement. C’est autour de ce noeud qu’alternent trois éléments particulièrement drôles :
1) Ignorant tout de sa relation avec la femme, pendant la discussion l’homme tâtonne comme s’il avançait dans le noir.
– Pendant la conversation, il espère à la fois gagner du temps, garder la face et sans doute obtenir quelques informations supplémentaires. Pour cela, il enchaîne et étire les banalités jusqu’à la démesure. Ainsi, quand la femme (prénommée Jenny) lui apprend qu’ils se sont rencontrés à la fête organisée par une connaissance commune, il énumère de l’air le plus dégagé possible tous les hôtes potentiels, à quoi Jenny répond systématiquement par un non lapidaire.
– Jenny « rappelle » à l’homme qu’ils sont allés au cinéma ensemble. L’homme ne sait pas quel film ils ont vu ce jour-là. Pour obtenir cette information sans avoir l’air de demander frontalement et révéler son ignorance, il trouve une manière d’affirmer tout en annulant ce qu’il dit : « C’était quelque chose du genre mais pas forcément La liste de Schindler. »
– Plus tard, elle lui apprend qu’ils ont mangé un sandwich après être allés se promener sur la colline de la ville ; il ne peut alors que reformuler les maigres informations auxquelles il a eu accès, et pour faire semblant d’amener du neuf au milieu de son vide, se réfugie dans des formules de type pléonastique : il se souvient parfaitement qu’ils ont marché avec les pieds et mangé avec la bouche.
2) ce faisant il commet des gaffes à répétition qui trahissent son ignorance.
– Par exemple, apprenant qu’il a rencontré Jenny à la fête d’Andy, il demande des nouvelles de ce gars. Jenny lui répond qu’elle va bien. La surprise des spectateurs était garantie : si le prénom Andy est mixte, l’homme avait cité quatre prénoms masculins avant celui-ci.
– Plus tard, tandis que Jenny évoque la balade qu’ils ont faite en haut de la colline de la ville et la vue qu’ils avaient alors, l’homme s’emballe et, s’appuyant sur le cliché romantique qu’il a en tête, part dans une tirade sur les lumières citadines puis les compare aux étoiles brillant dans la nuit, jusqu’à ce que Jenny signale qu’ils s’étaient promenés en journée.
– Enfin, apprenant que Jenny et lui sont parents d’un enfant, il lui reproche de ne rien lui avoir dit et s’enquiert aussitôt des ressemblances filiales. À quoi Jenny répond avec colère qu’ils ont adopté l’enfant au terme d’une longue procédure (« Je ne comprends vraiment pas comment tu as pu oublier ça ! »).
3) L’homme n’a pas d’autre choix que d’essayer de faire oublier ses impairs en leur donnant une justification (absurde).
C’est là je crois que se trouvent les répliques les plus drôles.
– « Je m’appelle Jenny. – Enchanté Jenny. – On s’est déjà rencontrés, plusieurs fois même. – Oh oui bien sûr ! Je voulais dire que j’ai été enchanté de te rencontrer quand je t’ai rencontrée. » La pirouette est rendue possible par l’usage soudain de temps du passé. Cette formule, enchanté, est évidemment sans ambiguïté puisqu’on l’utilise quand on parle à quelqu’un pour la première fois. C’est ce qu’on appelle en linguistique une formule performative, qui présente le locuteur comme enchanté par le seul fait qu’il l’affirme et, en tant que code social, permet de sceller la rencontre. Cependant, l’expression enchanté ne dit pas quand on est enchanté (le présent est dans ce cas sous-entendu car il est inutile : il colle à la situation). Ici, l’homme profite de ce vide non pas temporel, mais formel, pour ramener son enchantement à une rencontre antérieure. Puis il exploite à nouveau ce filon en posant, sans en avoir l’air, une question (retour en 1). Il déplie alors l’expression plus que de raison : « Quand donc nous sommes-nous rencontrés cette fameuse fois où nous nous sommes rencontrés quand je t’ai rencontrée ? »
– Lorsque Jenny parle de la fête où ils se sont connus, il demande d’abord si ce n’était pas une de ces sinistres fêtes de travail. Jenny répond que non. L’homme ajoute : « C’est bien pour ça que j’ai demandé si ce n’était pas une de ces fêtes ». Cette fois c’est le contraire qui se passe. L’homme tire parti d’une présence formelle, mais non signifiante, celle de la négation dans ce qui est d’ordinaire une simple formule de politesse. Puis, fort de l’information qu’il vient d’obtenir, il va une fois de plus en 1), et ajoute, mi-assuré, mi-interrogateur : C’était la fête d’un ami commun, c’était, ce n’était pas, c’était, ce n’était pas. »
– Après avoir pris Andy pour un homme et s’être vu corriger son erreur par Jenny, l’homme fait comme s’il était coutumier du fait. Ainsi, la gaffe est censée devenir une simple mauvaise habitude : « Oh, c’est juste. Andy déteste quand j’oublie ça [sous entendu : que c’est une femme]. »
– Enfin (et c’est là ma réplique préférée), Jenny fait savoir à son interlocuteur que la promenade avait eu lieu « pendant la journée » et non la nuit comme il se l’imaginait. L’homme acquiesce et fait mine de terminer la phrase de Jenny : Oui, pendant la journée… de la nuit. » Ici, nuit et jour deviennent une seule et même chose, ou plutôt l’un peut contenir l’autre sans que le monde s’en trouve bouleversé.
J’ai déjà fait part de mon goût pour l’absurde quand j’avais évoqué The Lobster de Lánthimos. Mais de ce que je vois, l’absurde en lui-même ne peut suffire à tenir une oeuvre. Dans le cas du film, j’avais essayé d’expliquer que c’est parce qu’une histoire se tisse, avec une intrigue, du suspense, et même un destin tragique que l’absurde peut opérer tout au long du film. Dans ce cas-là, un cadre hors-norme est posé dès son début. Si on l’accepte, il ne nous reste plus qu’à suivre le fil du récit. D’autres éléments absurdes peuvent même s’ajouter, et pourquoi pas se contredire, du moment qu’ils participent à l’intrigue, ou plus exactement, la renforcent. Le déroulement du récit – on pourrait dire son épanouissement dans ce cadre singulier – est l’unique critère valable. Mais The Lobster, bien que souvent très drôle, n’est pas à proprement parler une comédie. Dans le registre comique il me semble que les choses fonctionnent un peu différemment. Cette intégration de l’absurde à l’histoire ne doit surtout pas s’opérer ni jamais devenir une évidence ; car le comique est un art du décalage. Le sentiment d’un éloignement de la norme doit au contraire être maintenu, toujours vif. Or, le risque avec le comique absurde est que le spectateur s’y habitue une fois qu’il en a compris les ressorts. Si l’absurde devient la nouvelle norme (comme dans The Lobster), on ne rit plus.
Ce qui rend le parti pris de la chanson des Flight of the Concord si efficace, c’est précisément que l’absurde y va grandissant. On croit d’abord que l’homme ne reconnaît pas une femme avec laquelle il a passé une nuit, puis on s’aperçoit qu’ils se sont fréquentés au point d’aller ensemble au cinéma, faire une promenade sur une colline, adopter un enfant. On est avec cet homme, et avec lui on va de surprise en surprise. Et l’on a à peine le temps de se faire à la situation qu’elle s’est déjà aggravée. Jusqu’à sa chute, plus grosse encore que tout le reste. Il s’avère en effet que c’est Jenny qui s’était trompée en prenant son interlocuteur pour un autre (« Es-tu sûre que c’était moi, Jenny ? – Ah ça oui, John. Silence. – Moi c’est Bryan. »).
Si cet emballement délirant apporte beaucoup à la drôlerie du texte, il faut toutefois y ajouter un autre élément essentiel : les réactions non verbales des personnages. La tentative de l’homme de cacher sa surprise donne à son visage quelques expressions très drôles. Tout – les pauses qu’il ne peut s’empêcher de faire pour encaisser les chocs, ses exclamations faussement légères ou parfois beaucoup plus fébriles ; et de l’autre côté les déraillements nerveux de Jenny devant tout lui remémorer – ajoute au comique du texte. On peut ici parler de jeu d’acteur. C’est que les personnages doivent tenir jusqu’au bout : faire comme si tout était normal alors que rien ne l’est. Reprenons. Distorsion de la langue, engagement de la voix et du corps, emballement de l’absurde pour garder toute son efficace… Quelle exigence ! Il n’y a pas de petite chanson comique.
99
Mardi 17 août
Ici en ce moment c’est ambiance rassurante des shows ango-saxons, jeux de langue et nonsense (attention : les sous-titres sont en anglais).
98 – à la folie
Lundi 16 août
C’est le deuxième livre que je lis de Joy Sorman. Celui-ci n’est pas une fiction comme Sciences de la vie, mais davantage un témoignage, un reportage au sens premier du terme – un objet capable de reporter le réel – sur deux unités psychiatriques où l’auteure s’est rendue à rythme régulier pendant un an. Sont tour à tour décrits des espaces, indéniablement carcéraux, retranscrites des situations propres à ces lieux entravés, dressés de nombreux portraits de malades et de soignants.
Très vite, la dimension sociale du reportage apparaît. Car on le comprend avec le défilé des fous, la description de leurs pathologies et le récit de leur parcours : la maladie mentale est le mélange – peut-être même, il faudrait se demander, une gangue détournant le regard – de conditions sociales et familiales désastreuses, de déterminismes multiples, produits d’un environnement déjà détraqué. Au bout d’un chemin menant à la folie, le riche sera rapidement mis à l’abri, protégé des regards, il bénéficiera d’un cadre de soin optimal quand le fou ordinaire, le fou populaire s’avérera ni plus ni moins qu’un être dont plus personne, dehors, ne voulait. Au fil du texte, la détérioration des conditions de travail à l’HP et la bureaucratisation des prises en charge sont largement évoquées par l’auteure, mais surtout, via l’écriture, par les soignants eux-mêmes, en souffrance pour certains puisque obligés de jongler en permanence avec des moyens réduits à peau de chagrin, d’abrutir les patients par manque d’effectifs, d’envoyer le premier dément qui déborde à l’isolement, de justifier et retranscrire sur fichier la moindre activité avec le malade, de la balade dans le parc de l’hôpital à l’atelier d’art, et de restreindre les sorties et les plus menus plaisirs.
Mais c’est la dense humanité qui se meut au milieu de l’institution qui prend le plus d’ampleur. Là, chaque lecteur trouvera inévitablement son personnage plus marquant que d’autres, aura son patient favori. Moi ce furent Bilal, un jeune Libanais qui n’a pas eu besoin de plus d’un paragraphe pour m’émouvoir ; Adrienne bien sûr, cette agent de service dont l’amour pour les malades paraît sans limite, inimaginable ; Franck qui, quelles que soient les circonstances imposées, ne se laissera pas faire et tentera de reprendre la main ; et Fantômette, cette jeune fille sans symptôme, arrivée par effraction, trouvée allongée sur le seul lit vacant de toute l’unité, ne demandant rien de plus que de rester sur place, et qui interroge sur ce qu’est le moment où finit la raison et commence la folie.
L’écriture est sobre mais pas blanche pour autant. Souvent, pendant la lecture, on a le sentiment d’être dans un espace étroit. Plus exactement, comme dans l’un de ces innombrables corridors qui dessinent les contours de l’établissement et y permettent la circulation. Et l’on sent l’auteure, à chaque phrase aller d’un mur à l’autre, slalomer doucement sans chercher à cogner, mais plutôt avancer jusqu’au frôlement, puis parfois s’éloigner, pour toujours rester au plus juste de ce dont elle est témoin.
Dans ce lieu où alternent le retrait et l’allant, par un choix minutieux et exigeant des expressions – certaines sont particulièrement belles -, peuvent affleurer l’émotion, mais aussi se produire des formes de rencontres. Empathie et connaissance. Joy Sorman se tient donc à un endroit précis, mais sans doute le plus improbable, celui dont on imagine qu’il est le plus difficile à rejoindre. Et ainsi sa phrase m’a-t-elle semblé devenir l’exact reflet de la position de l’auteure pendant ses visites, contenir en elle le placement discret mais toujours en alerte du corps en observation. On sent une langue qui s’ajuste en permanence, ne se veut jamais intrusive ni céder au sentiment facile, tant l’ironie que le lyrisme, la condescendance ou la fascination.
Par exemple, dans ce lieu où l’on imaginerait de grands moments d’agressivité, de hurlements et de tables renversées, une seule crise est racontée. Et encore pendant cette scène, la violence physique est-elle presque filtrée. Peut-être nous épargne-t-on volontairement – à moins qu’il ne se soit agi là de soustraire au voyeurisme des lecteurs la patiente impliquée. L’humiliation subie face à une infirmière impatiente n’en apparaît que mieux.
« une seule solution, lui régler son compte.
Alors que je ne saisis pas encore la portée de l’expression, l’aide-soignante intervient, visiblement contrariée, propose plutôt qu’on tente de discuter, je gère ou on lui injecte un placebo, mais Catherine est intraitable, non on sonne l’alarme, on appelle l’équipe renfort, si on attend que la crise se déclare tout à fait, l’heure va passer, il sera trop tard pour que je sorte Robert, on aura tout perdu, alors on anticipe, on la sédate tout de suite, on lui casse les pattes, elle a une injection prévue en cas d’agitation, on lui met jamais et ce soir il est temps ».
Puis : « Catherine est excédée, la deuxième injection a enfin lieu, l’infirmier attend que le produit agisse en lisant Le journal du dimanche. »
Au terme du récit de cet incident, on ne pourra trancher si la crise est advenue parce qu’elle était irrémédiable ou si elle ne fut pas plutôt provoquée par la tentative de l’étouffer dans l’oeuf.
On a parfois ce sentiment finalement trompeur de rester tout juste en dessous de l’enfer brûlant de la démence et du dispositif hospitalier censé l’accueillir. L’écriture avance pourtant, et se faisant imprègne, non pas malgré une incapacité à dire la démesure, mais précisément par un refus net de jouer, de reproduire, de mimer ce qu’on attendrait. Car ce qui agit dans ce lieu clos est en réalité un manque. Ce qui se montre est plutôt un étouffement, et avec lui les multiples privations qui font que la véritable violence, bien qu’omniprésente, n’explose jamais. Elle règne par sa perpétuelle potentialité. Voilà le mot : au sein de l’hôpital psychiatrique, la folie et toute la violence qu’elle charie – la douleur psychique, les rapports de force, les préférences et les inimitiés, ou encore celle terrible de l’ennui – sont toujours à considérer en tant que puissances, en tant que menaces supplémentaires d’altération. À l’hôpital, la folie ne disparaît pas, elle est cassée. Puis éparpillée. Chez les malades bien sûr, mais aussi dans la temporalité dilatée de la vie collective et les conversations amollies, dans l’organisation interne et le calme apparent, on en retrouve partout de petits morceaux.
Il me semble alors (mais cette hypothèse demande à être éprouvée) que ce que l’auteure, via ce reportage de situations très concrètes présente en premier lieu, par sa tenue, sa posture et par sa langue à la fois posée et ouverte aux variations, c’est l’hypothèse du glissement. La tentative de l’écriture est celle d’une élucidation muette : celle de retrouver, avec ce qui reste de ces fous à présent internés, les traces du basculement dans la folie qu’ils ont connus ; et dans le même temps, les marques que laisse leur démence une fois contenue par l’institution. Le récit de leur vie ainsi tenu par les deux bouts, les patients – normaux plus jamais, mais désormais fous entravés. On pourrait dire fous et normaux manqués, errant entre deux eaux – apparaissent pour le visiteur à la fois comme étrangeté et miroir. Les deux états auront appris à cohabiter dans cet espace étroit du texte.
Quelques citations, morceaux de phrases et expressions :
« Tu sais, à un moment je me suis allongé dans l’herbe et plein de marguerites se sont mises à pousser autour de moi. »
« Ici on réfléchit toute la journée, on n’a rien d’autre à foutre, mais ça ne rend pas intelligent car pour être intelligent il faut agir. Ainsi s’annonce Maria. »
Les patients sont privés de leur famille, de leurs amis, de leur conjoint, nous sommes les derniers à pouvoir leur donner de l’affection. Si nous refusons de les aimer ils en crèveront. »
« Et merci pour le téléphone parce que j’aime bien parler avec ma mère sur WhatsApp le soir avant de dormir, je lui envoie des émojis de poussins. »
« [moi] qui imaginais que la mélancolie emmenait peut-être moins profond dans les crevasses mentales. »
« Sa voix pâteuse râcle tous les mots. »
« Youcef m’avait dit ici le temps passe et repasse, on attend l’heure de la clope, il passe et repasse, on guette l’heure du déjeuner. »
« Ici on dort assis ou debout dans la glace des neuroleptiques et de l’enferment. Le temps aussi est une banquise, à moins qu’il ne soit de la mélasse, un truc qui colle et se distend. À force, ce n’est même plus du temps, mais une masse informe qu’on voit glisser en apensanteur dans les couloirs »
« je sens tout autour comme un léger mais net affaissement du monde matériel. »
« son être tout entier a pris la forme des lieux, ils ne font plus qu’un, Jessica s’est fondue dans le paysage hospitalier, sa peau a maintenant la carnation blanc d’oeuf des murs, l’odeur de l’éther. »
« Parfois l’angoisse est si grande qu’elle se met elle aussi à crier : Je penche ! Je penche ! Je penche ! »
« Les infirmiers disent que cela arrive parfois, surtout à Noël et pendant les vacances d’été, des familles ou des maisons de retraite qui se débarrassent sans prévenir, les déposent aux grilles de l’hôpital aux premières heures. »
« Puis les hululements cessent avec le lever du jour, la lumière matinale redonne forme humaine à Franck, les serres redeviennent des mains, lâchent le rebord froid du lit, il glisse sous la couverture, s’entortille dans les draps »
« sous cette croûte d’os et de peau qu’est ma tête » (Artaud)
« fouiller les entrailles, crâniennes désormais »
(Barnabé, avec qui je me sens une grande – et rare – affinité dans l’approche de nos métiers respectifs : aimer ses amis, ses patients, ses élèves, ses enfants) « Pourtant on me trouve bizarre parce que je ne fais pas de différence entre ma vie dehors et ma vie d’ici, je ne compartimente pas pour me protéger de la dureté de la psychiatrie, comme font les autres, ou comme ils disent qu’ils font, car ce ne sont peut-être que des mots ou des postures. Que je sois dans le bus, chez moi, avec les patients, c’est un même mouvement, un même monde troué, une même vague. Je ne laisse jamais rien derrière moi ni de côté, je parle toujours la même langue, j’aime mes amis et j’aime les malades. »
97 – mère et fils
Mercredi 11 août
Dans L’intendant Sansho du réalisateur Kenji Mizogushi que j’évoquais dans un billet précédent, il y a cette dernière scène entre le héros et sa mère, qu’il retrouve après plus de dix ans de séparations. Cette scène est poignante. Je crois que c’est à cause de la position des corps et de leurs mouvements. Ils m’ont suffi en tout cas. La façon dont les deux viennent à s’enlacer et pour tout dire la danse qu’ils accomplissent ont de quoi bouleverser. Au début de la scène, la vieille femme devenue aveugle se tient assise comme une poupée. Elle garde les jambes étendues et le visage tombe vers le sol.
Zushio s’approche. Il vient la réchauffer, lui redonner vie. Alors, les paroles automates de la femme redeviennent, peu à peu, plus spontanées.
La femme met du temps à croire qu’il s’agit bien de son garçon. C’est très beau de voir comment, une fois certaine, elle laisse un peu d’elle s’abandonner à ce fils – et ce corps – nouveau pour elle. Il y a dans ce passage, les quelques secondes où on la voit le retrouver, quelque chose de très animal. Elle le renifle presque.
Avec la vie revient aussi le temps de la douleur vive – celle de découvrir que le père et la fille sont tous deux morts. Mais très vite, dans une dernière et sublime inversion, c’est elle qui se met à raisonner et rassurer le fils. De marionnette abandonnée au sol, elle passe en un instant et contre toute attente à la mère capable de mettre fin aux angoisses de sa progéniture. Pour finir par tenir son enfant serré sur la poitrine et le bercer doucement.
Elle sourit. C’est le sourire indescriptible de la chair retrouvée.
96
Mardi 10 août
La société ingouvernable : le livre est d’une clarté totale, particulièrement complet et donne une vision historique très fine de l’évolution qu’a connue le capitalisme sous l’influence de la pensée libérale puis néolibérale au cours du dernier siècle. Qui plus est, il se termine par le mot autogestion. C’est dire s’il est bon.
Juste une dernière citation dans la masse de celles que je pourrais recopier, car, tout en prolongeant le point évoqué dans mon billet d’hier, évoque le noeud du problème. C’est autour du dilemme dans lequel se trouve l’État au sein d’une économie capitaliste que vont s’organiser les différentes options d’organisations institutionnelle et politique.
(Sauf la toute dernière qui est de Offe, les citations internes sont de Friedrich Hayek)
« L’État prend en charge une part décisive de conditions de l’accumulation du capital. Sauf que l’accumulation privée, ainsi soutenue et favorisée, engendre des coûts sociaux et environnementaux qui suscitent des contre-mouvements, des conflits sociaux qui appellent en retour de nouvelles interventions d’un État qui, s’il veut maintenir sa légitimité, et le consentement à l’ordre économique dominat avec elle, ‘doit répondre aux diverses revendications de ceux qui subissent les coûts de la croissance économique.’
[…]
Mais cette ‘crise de la gestion de la crise’ tient aussi à une contradiction plus profonde. le problème est que la politique publique, ‘alors même qu’elle doit s’occuper de régler les conséquences dysfonctionnelles de la production privée, n’est pas supposée empiéter sur la primauté de la production privée’. L’État doit en permanence sauver le capitalisme de ses tendances autodestructrices, mais ceci sans jamais toucher aux rapports économiques fondamentaux qui les déterminent. […] Voilà le dilemme : l’État doit à la fois garantir en amont les conditions de l’accumulation et intervenir en aval pour maintenir l’hégémonie que celle-ci met à mal, ceci alors même qu’il ne peut remplir efficacement sa fonction de légitimation sans se heurter à l’opposition immédiate du capital. En cela, conclut Offe, les sociétés capitalistes ‘sont toujours ingouvernables’. »
Et comme un bonheur ne vient jamais seul, voici une interview de Grégoire Chamayou, qui décidément a tout du conteur, dans ce numéro de Hors série.
95 – symétrie
Lundi 9 août
Un argument trouvé par les néolibéraux qui vaut son pesant d’or, pour contrer les tentatives de faire payer les entreprises pollueuses.
Principe de la symétrisation du remède et du mal : « Si la pollution a un coût (pour les pollués), les mesures antipollution en ont aussi un (pour les pollueurs). Avant de décider quoi faire, il faut mettre les deux dans la balance.
‘Si une entreprise déverse des polluants dans un cours d’eau, plaide Daniel Fischel, elle impose aux usagers des coûts qui peuvent excéder ses propres bénéfices. Il ne s’ensuit cependant pas que la pollution est un comportement immoral auquel il faudrait mettre fin. Considérons le cas réciproque où l’entreprise, par égard pour les usagers du fleuve, ne pollue pas et opte pour une méthode plus coûteuse d’élimination des déchets. Dans cette situation, les usagers de la rivière imposent aux investisseurs, aux employés et aux consommateurs de l’entreprise des coûts qui peuvent excéder leurs propres bénéfices. Ni polluer ni s’abstenir de polluer n’est a priori ‘éthiquement’ ou ‘moralement’ correct’. Un peu comme si, au prétexte que le fait de blesser quelqu’un et le fait de le soigner ont tous deux des coûts, on pouvait en conclure que les deux actes sont éthiquement indifférents. Je t’ai blessé et ça te coûte, mais te soigner me coûterait à mon tour, j’en conclus donc, vous dit l’économiste en tapotant sur sa calculatrice, que ni le fait de te nuire, ni le fait de réparer le préjudice que je t’ai fait subir n’est a priori ‘éthiquement’ ou ‘moralement’ correct ou incorrect.
Il serait faux, nous assurent ces économistes, de prétendre que c’est toujours aux responsables de payer. Ça dépend, car pénaliser l’auteur du dommage peut s’avérer moins profitable dans l’ensemble que de ne pas le faire. On est ainsi invité à juger les nuisances selon les coûts-bénéfices, où seule importe la considération de la valeur totale. Si celle-ci est ‘plus grande dans le cas où la partie lésée endosse les dommages’, alors, soutient-on, il est économiquement rationnel que les victimes prennent en charge les coûts que d’autres leur ont infligés. ‘Si nous supposons que l’effet nocif de la pollution est qu’elle tue les poissons, la question à trancher est la suivante : la valeur des poissons perdus est-elle supérieure ou inférieure à la valeur du produit que la contamination du cours d’eau rend possible ?’ Si les poissons morts valent moins que la production de l’usine chimique (ce qui est plus que probable), alors il est économiquement rationnel de les laisser crever. » (Carl Schmitt cité par Grégoire Chamayou dans La Société ingouvernable).
C’est intéressant de voir comment la motivation qui préside de manière tacite à l’action de toutes les entreprises qui polluent (les profits valent plus que la santé des hommes, que l’environnement, enfin que tout), est ici formulée et adaptée au discours des farouches défenseurs de l’économie néolibérale. Elle devient donc un argument à part entière. Reste à savoir si celui-ci peut valoir d’un point de vue juridique.
94
Dimanche 8 août
Cycle Kenji Mizogushi sur arte. Je ne connaissais pas. Quelques premières notes :
– Chaque plan est comme un tableau, les cadrages sont toujours d’une grande beauté et les mouvements des corps, des chorégraphies
– Les personnages principaux masculins tranchent avec les autres hommes par leur tendresse et une certaine rondeur, parfois une sorte de mollesse, et pour tout dire une absence de virilité (c’est plus largement un cinéma féministe, qui rejette la cruauté des hommes et raconte la condition des femmes)
– Grande force de la musique (et des cris, en occident on n’entend pas de cris si perçants)
– Tout particulièrement : les coups répétés de bambou, qui me rappellent certaines scènes de There will be blood de Paul Thomas Anderson (de la même manière, ces coups créent une grande tension avant même que la péripétie n’advienne)
– Sur le jeu d’acteur : évoque le cinéma expressionniste ; parfois, drôlerie (anachronique) des personnages qui, à chaque fois qu’ils se jettent l’un sur l’autre, s’écrasent ensemble sur le sol
Les amants crucifiés : le Gouvernement poursuit les amants et les fait crucifier alors que le mari trompé n’a pas voulu porter plainte. L’affront, avant de frapper la cellule familiale, frappe l’institution. Malgré les différences culturelles patentes, nous semblons venir d’un modèle à peu près similaire :
« Il faut concevoir le supplice, tel qu’il est ritualisé encore au XVIIIème siècle, comme un opérateur politique. Il s’inscrit logiquement dans un système punitif, où le souverain, de manière directe ou indirecte, demande, décide, et fait exécuter les châtiments, dans la mesure où c’est lui qui, à travers la loi, a été atteint par le crime. Dans toute infraction, il y a un crimen majesti, et dans le moindre des criminels un petit régicide en puissance. » (Michel Foucault, Surveiller et punir).
93 – ruissellement
Samedi 7 août
L’essai de Grégoire Chamayou est excellent et son propos limpide.
« La véritable raison d’être de la Bourse et du profit, ‘son ultime justification’ écrivait le néolibéral français Henri Lepage en 1980, est d’abord et avant tout d’être ‘un instrument de régulation sociale’. La ‘légitimité sociale du profit capitaliste’, affirmait-il, se fonde sur les ‘principes de régulation cybernétique de l’économie de marché’. »
[…]
« Les néolibéraux montraient au contraire que l’actionnariat exerçait de façon systémique une « pression puissante sur les managers ». Mais cela n’implique pas que l’autorité managériale se soit évaporée en interne. Ce que le pouvoir managérial perd en latitude de décision, notamment en termes de choix d’investissement, il ne le perd assurément pas en prépotence à l’égard de ses propres subordonnés. On n’a pas l’un ou l’autre – ou bien katallaxia ou bien oikonomia -, on a les deux : soumission à un gouvernement actionnarial, chacun avec ses modalités propres.
Mais soumission de qui à quoi ? Les nouvelles théories de la firme ont tellement défiguré leur objet que les travailleurs ont à peu près disparu du paysage. Vous pouvez lire des dizaines d’articles de ce courant sans que jamais il n’en soit fait mention, comme si l’entreprise se ramenait à une relation à distance entre P-D.G et actionnaires. Lorsqu’on dit et répète qu’on veut ‘discipliner le management’, on parle aussi, par sous-entendu, des travailleurs, eux qui se montraient si récalcitrants à l’époque. À travers lui, sous lui, ce sont eux qu’il s’agissait et qu’il s’agit toujours de mater. La pression disciplinaire exercée au sommet va se répercuter en cascade à chaque rang de l’organigramme jusqu’au dernier, qui en assumera de façon bien particulière le ‘risque résiduel’ – en corps même. Autre genre de ‘théorie du ruissellement’, différente de l’officielle : tandis que les profit s remontent, ce qui retombe en pluie, ce sont les coups de pression, le harcèlement moral, les accidents du travail, les dépressions, les troubles musculo-squelettiques, la mort sociale – parfois aussi, la mort tout court. »
92
Samedi 7 août
Accueillir les cadeaux (de Noël) et bien rire.