Reprise de l’essai1. Drôle de voir comme je noie les informations dans des non-informations qui me semblent pourtant absolument indispensables sur le coup. Mais à la relecture, elles ne disent rien. J’ai essayé de retirer ces non-infos, j’en ai sans doute ajouté d’autres. À ce titre le dernier paragraphe sera (évidemment) à reprendre. Mais un peu plus tard. Au moins le paragraphe en l’état donne une idée de ce avec quoi il faut parfois se bagarrer pour enchaîner trois idées…
Le passage sur les existences/destins/combinaisons/hasards/déterminismes est à revoir aussi (je l’aime bien mais c’est trop de mots).
Changer « dont j’ai mis des années à me remettre » : l’expression est assez mauvaise.
Pas tout à fait convaincue par « Élodie L » ! Pas de panique, je trouverai peut-être à la fin, comme on rédige l’introduction après avoir fini sa dissertation.
Blackroc est le nom d’un album (que je découvre) du groupe de blues rock The Black Keys (que je découvre), qui a réuni quelques grosses pointures de hip-hop (d’où son nom). Le résultat est vraiment très bon ; et c’est amusant de reconnaître comment chacun apporte sa touche dans les chansons : riffs de guitare omniprésents, rythmes, voix, etc. Il y a quelque chose d’extrêmement sympathique dans cette assemblée de musiciens.
On trouve aussi facilement en ligne des extraits de répétitions et d’enregistrements, comme ici avec RZA ou Mos Def. Belle surprise.
Lu la (courte) thèse de médecine de Louis Ferdinand Céline sur Philippe Ignace Semmelweis. Je n’ai plus le texte sous les yeux, voici ce que j’en ai retenu.
L’homme a eu une existence digne d’un personnage de roman, on comprend sans mal que le futur auteur de Voyage au bout de la nuit s’en soit emparé avec autant d’enthousiasme et de verve alors qu’il passait ses diplômes de médecin, puis l’ait publiée douze ans plus tard, une fois devenu écrivain à succès – au passage, la préface de l’édition que j’avais, rédigée par Philippe Sollers, m’a révélé le grand talent d’écriture de ce dernier, je suis curieuse de lire l’un de ses romans. Semmelweis fut obstétricien à Vienne dans la première moitié du 19ème siècle. Par ses observations, il fit le lien entre la fièvre puerpérale des femmes qui accouchaient dans les hôpitaux de la ville et l’absence totale de règles d’hygiènes au sein du personnel soignant. Cinquante ans avant les découvertes de Pasteur (et de Robert Kock, que notre chauvinisme a tendance à faire oublier), ceux-ci étaient totalement ignorants en la matière, au point de passer de la dissection des cadavres à l’accouchement des femmes sans se laver les mains. À l’époque les septicémies étaient légion, malgré la beauté du mot elles tuaient en couche un tiers des femmes. Or, sans pouvoir donner d’élément théorique, Semmelweis comprit que ceux qui se blessaient au cours des dissections étaient victimes du même mal que les femmes mourant de fièvre quelques jours après l’accouchement. Dès lors, il se battit pour imposer la désinfection des mains des médecins. Mais ce n’est que très tard, au terme d’une carrière absolument chaotique que ses conclusions furent reconnues à leur juste valeur. Brisé par le rejet, la guerre et ses ennemis, Semmelweis finit par sombrer dans la folie.
Dans cette vie trois éléments narratifs à retenir :
1) la manière dont l’ensemble des médecins et scientifiques contemporains de Semmelweis se sont acharnés, malgré l’évidence, à étouffer ses découvertes. Comme l’exprime souvent Céline dans son mémoire, ilfautdire que Semmelweis s’en prenait de manière virulente aux chefs de service et le paya cher socialement). Céline insiste ainsi, mi-fasciné, mi-réprobateur, sur l’incapacité chronique de Semmelweis à faire preuve de diplomatie au sein des hôpitaux où il exerçait. À ce titre, l’obstétricien pourrait apparaître comme le Jean-Jacques Rousseau de la médecine.
2) à l’inverse, le soutien sans faille qu’il a reçu d’une poignée d’amis, dont celui de Skoda, le médecin qui l’a formé. Ils ont formé comme un mur de protection autour de Semmelweis, qui subissait les pires humiliations et rétrospectivement, montra sans doute assez tôt des signes de fragilité psychologique. De telles amitiés existent dans la vraie vie, on peut donc en évoquer dans la fiction. Pendant des années ses amis sont parvenus à : lui trouver des places in extremis ici ou là, quand plus personne ne voulait entendre parler de lui ; le défendre envers et contre tous, même quand il avait quitté l’Autriche ; le retrouver en Hongrie (je crois) pour lui annoncer que la communauté scientifique le croyait enfin ; et pour finir le ramener à Vienne (je crois) pendant sa longue agonie.
3) sa mort – ironie du sort – par ce qu’il a toujours voulu éradiquer – il suffit de peu d’éléments pour composer une tragédie. On n’est pas loin ici d’une forme d’unité, non plus de temps et de lieu, mais d’action voire de contexte. À la suite d’une coupure faite lors d’une dissection, l’une de ses mains de Semmelweis, puis tout son corps, s’infectèrent.
Il faut imaginer la scène. Semmelweis a 47 ans. Il a perdu la raison. Il a toujours un poste lui garantissant un petit revenu dans la clinique où il a atterri, mais il ne travaille plus depuis des mois. Un jour il sort de sa torpeur, quitte sa chambre, descend rejoindre les jeunes soignants agglutinés autour d’un cadavre, en pousse quelques-uns pour prendre place, ôte le scalpel des mains de l’un d’eux, s’agite de plus belle, plonge ses doigts avec de grands gestes dans la chair en voie de putréfaction, le scalpel dérape, le blesse, Semmelweis meurt trois semaines plus tard dans d’horribles souffrances après que Skoda l’a ramené en fiacre (il me semble) à ses côtés.
Je reviens sur la fin du film The lobster que j’ai évoqué plus tôt. Cette fin est très belle en fait et continue à me travailler. J’ai revu la dernière scène, elle ne dure que quelques minutes. Les procédés de dramatisation qu’elle présente sont d’autant plus intéressants que le ton y semble de prime abord plutôt froid, au diapason de tout le reste du film. On peut noter plusieurs éléments :
les dialogues : très simples, ils permettent rapidement de comprendre que le personnage principal (David) a l’intention de se crever les yeux dans la cafétéria où lui et la femme se sont installés après avoir fui les Solitaires. Tout en revanche y est implicite. Sans qu’on en sache davantage, la femme explique à David que ses autres sens se trouveront affinés. Il répond Je sais. Il dit qu’il ne sera pas long (mais il sera long). Détail poignant, avant que l’on comprenne ce qu’il s’apprête à faire, il a demandé à voir le profil, mais aussi les mains, les coudes et le sourire de la femme (voir, c’est-à-dire une dernière fois. Mais ce qui est très fort, c’est que ni le verbe ni cette expression ne sont prononcés : David se contente de lister les parties du corps que la femme doit lui montrer). En revanche, il dit très bien se rappeler son ventre (et par conséquent ne pas avoir besoin de le revoir. Mais évidemment il aurait pu profiter de cette occasion. Une telle économie de plaisirs, mêlée à une spontanéité presque enfantine est un des éléments qui émeuvent : le ventre, non il est déjà mémorisé ; mais les coudes oh oui, encore un peu).
l’action : David demande un couteau à steack au serveur (il n’y a que deux verres d’eau et du sel disposés sur la table – l’économie me semble du même ordre que précédemment). Puis il se rend dans les toilettes. On le voit se préparer devant le grand miroir. Seule la boule de mouchoirs en papier qu’il cale dans sa bouche montre qu’il s’apprête à souffrir (et l’appréhende). Puis on retourne à la table où attend, seule et silencieuse, la femme. Derrière elle, le monde continue à s’agiter, des voitures passent, tout semble normal. Le film s’arrête là.
Ce qui m’intéresse, c’est ce procédé qui consiste à ne pas montrer ce qu’on attend : ici David revenant s’asseoir après s’être rendu aveugle. J’ai fait un schéma qui montre en 1 ce qu’on « aurait dû voir », et en 2 le choix du réalisateur et l’effet produit.
On ne verra donc pas David retrouver la femme qu’il aime, mais alors qu’on l’attend avec elle, impossible de ne pas l’imaginer en train de se crever les yeux (en réalité on a déjà la scène en tête : on quitte le personnage devant un lavabo, se regardant dans le miroir, couteau pointé vers l’oeil droit. L’effort d’imagination à faire est minime, aussi léger qu’un petit coup sec). L’attente déclenche la vision de l’aveuglement, si l’on me passe l’expression, puis celle du retour de David auprès de la femme. Habitué au ton neutre du film, presque dressé au même titre que tous ses protagonistes, on s’attend à le voir revenir de la gauche en tâtonnant, et surtout sans rien laisser paraître de sa douleur pour ne pas être repéré par les gens alentour. L’absence crée la visualisation (en plus : de la perte de la vue). Et comme chacun sait, le fait d’imaginer (au lieu de voir) intensifie les sentiments du spectateur. La scène telle qu’elle est filmée apparaît comme un appel appuyé à arrêter de regarder pour faire place au travail de l’esprit.
Mais ce n’est pas tout : l’effet dramatique est encore décuplé par la possibilité que David ne parvienne pas à s’aveugler. Auquel cas l’histoire d’amour prendrait fin. Le couple ne serait pas assorti et il se ferait repérer par une patrouille de police. David pourrait aussi décider de ne jamais revenir et de laisser la femme errer jusqu’à ce qu’elle se fasse arrêter et probablement tuer. Mais le danger est exactement le même pour David, la dimension tragique demeurant dans le fait que le premier renonçant à sacrifier ses yeux se perdrait et entraînerait aussitôt la seconde à sa perte.
En choisissant de ne pas montrer ce qu’on brûle de voir et qui clorait le film, Yórgos Lánthimos a sensiblement augmenté la charge émotive de la dernière scène. Les secondes défilent, rien ne se passe, mais en réalité tout – y compris l’issue – le fait hors cadre. Qui plus est, par cette soustraction finale, les possibilités se multiplient, plus tragiques les unes que les autres. Ce procédé s’avère particulièrement efficace. On le trouve à la toute fin de la série TheSopranos. Il doit être présent dans bien d’autres films, dont je ne me souviens cependant pas (et aurais aimé me souvenir).
Note : une analyse nettement plus politique du film m’a été communiquée par son auteur, à découvrir sur ce lien.
1 – « Tout ce qui nous arrive, tout ce dont nous parlons ou qui nous est relaté, ce que nous voyons de nos propres yeux ou qui sort de notre bouche ou entre nos oreilles, tout ce à quoi nous assistons (et dont, par conséquent, nous sommes en partie responsables), doit avoir un destinataire extérieur à nous-mêmes, et ce destinataire nous le sélectionnons en fonction de ce qui nous arrive ou de ce que l’on nous dit, ou encore de ce que nous disons. Chaque chose doit tôt ou tard être racontée à quelqu’un – pas toujours à la même personne, pas nécessairement -, et chaque chose est mise en réserve comme on le fait lorsqu’on examine et qu’on éliminte et qu’on attribue de futurs cadeaux un après-midi d’emplettes. Tout doit être raconté au moins une fois, même si, comme l’avait décrété Rylands avec toute son autorité littéraire, il y a un temps pour cela. Ou, en d’autres termes au bon moment et parfois pas du tout, si l’on n’a pas su reconnaître ce moment ou si on l’a délibérément laissé passer. Ce moment se présente parfois (le plus souvent) de façon immédiate, pressante et sans ambiguïté, mais bien d’autres fois, il se présente confusément et seulement après des lustres et des décennies, comme c’est le cas pour les plus grands secrets. Quoi qu’il en soit, aucun secret ne peut ni ne doit être gardé à jamais envers quiconque, et il doit absolument trouver ne serait-ce qu’un destinataire une fois dans la vie, une fois dans sa vie de secret.
C’est pourquoi certaines personnes réapparaissent. »
2 – « Mais comme je ne sais pas qui elle est et qu’il est possible que je ne la revoie jamais, je crois que je pourrais commencer à penser ausi à ton amie Clare.
‘Quel idiot me dis-je, pourquoi ne puis-je pas penser à des choses plus fructueuses et plus intéressantes ? Les relations non-consanguines ne le sont jamais, la variété possible des conduites est minime, les surprises sont feintes, les pas sont des démarches, tout est puéril : les approches, les accomplissements, les éloignements ; la plénitude, les combats, les doutes ; les certitudes, la jalousie, l’abandon, le rire ; tout fatigue avant de commencer.' »
3 –
4 – « Et je ressentis la grande consolation (peut-être même un immense plaisir) de proposer l’impossible dont on sait qu’il ne sera pas accepté : car ce sont justement l’impossibilité évidente et le refus assuré – le refus que ne fait rien d’autre qu’attendre celui qui propose et prend la parole le premier – qui permettent de parler sans réserve et d’être véhément, de se montrer plus sûr en exprimant ses désirs que s’il existait la moindre chance de les voir satisfaits. Et Clare Bayes feignit de me croire – je crois -, de me prendre au sérieux, et elle me donna des explications comme si elles étaient vraiment nécessaires et qu’un non ne suffisait pas, comme s’il fallait qu’elle s’efforçât de ne pas me blesser et qu’il était important que je comprenne (elle se comporta avec délicatesse). «
Texte d’un Javier Marías alors débutant – le dernier trouvé en traduction française.
J’ai récemment regardé The Lobster de Yórgos Lánthimos, attirée par Colin Farell, que j’avais découvert peu de temps avant dans un film fantastique intitulé Mise à mort du cerf sacré (1). Car avant ce film, de cet acteur je ne connaissais à peu près rien, disons même je ne lui trouvais à peu près rien de notable, si ce n’est une vague ressemblance avec Xavier Bertrand et une fâcheuse tendance à jouer dans des films hyper-commerciaux pour lesquels il n’avait pas le physique adéquat (Minority Report, Alexandre, Miami Vice). Mais Mise à mort… avait pulvérisé depuis tous mes a priori, tant le jeu de l’acteur y apparaissait à la fois sobre et intense. Et comme rien n’est plus agréable que de passer de l’indifférence, voire de l’antipathie à l’admiration, je me suis laissée aller à cette dernière avec un plaisir non feint.
Ce que je ne savais pas, c’est que The Lobster et Mise à mort… sont du même réalisateur. Je ne l’ai compris qu’à la toute fin de The Lobster, pour une raison sur laquelle je reviendrai. Pourtant, dans les deux films, le ton et le rythme sont très proches, donnant le sentiment que l’absurde est inexorable. C’est je crois un trait majeur du cinéma de Yórgos Lánthimos. Le propre de l’absurde est de montrer que les choses sont ainsi mais qu’elles pourraient tout aussi bien être différentes. L’absurde est le lieu de la gratuité, de l’illogisme (ou de l’a-logisme), il affirme que rien ne justifie que le récit et ses circonstances s’agencent de cette façon. Mais il acquiert une puissance particulière lorsque de l’absurde naît son inverse, à savoir le sentiment de la fatalité. Or, Yórgos Lánthimos le fait d’une manière originale et absolument déroutante : il ajoute de l’absurde à l’absurde.
Le réalisateur fait ainsi dévier son propre dispositif narratif (absurde au premier degré) en introduisant d’autres éléments incohérents à cette trame de départ (absurdes au deuxième degré). Par exemple, dans The Lobster, le héros David a rejoint les Solitaires dans la forêt où il faut toujours rester aux aguets. Il s’entraîne quotidiennement, car au sein du groupe chacun lutte pour sa survie. Or, on voit la femme dont il est tombé amoureux, rendue aveugle par la cheffe du groupe, l’attendre régulièrement, peut-être longtemps, immobile sous un arbre. Chez les Solitaires toute marque de tendresse est proscrite, les sanctions envers ceux qui y cèdent sont épouvantables, et pourtant, la jeune femme peut bien demeurer au même endroit et attendre la visite de David en toute tranquillité. Évidemment, à ce moment-là, celle-ci est devenue une figure, un être-là-pour-suivre-sa-destinée, équivalent de Hamm, Nell et Nagg de Fin de partie ! de Samuel Beckett. Comme eux elle n’agit plus mais est agie. Il fallait ce petit décalage dans le récit pour que la condition de chacun devienne, cette fois, tout à fait patente. La puissance tragique qui opère s’en trouve dédoublée. Tout pourrait être différent, on le sent en permanence, mais dès le moment où le récit a pris tel tour, puis tel autre, ou bien tel autre (les contradictions pouvant se superposer) les personnages n’auront aucun moyen de se soustraire à l’issue qui les attend déjà. Le piège s’est fermé sur eux dès que les circonstances de l’histoire, quoique arbitraires, indifférentes et totalement loufoques, ont été posées.
Et malgré le comique de nombre de situations, cette issue est de l’ordre du sacrifice, d’une perte que le héros finit lui-même par désirer. Il sacrifiera quelque chose qui lui est cher, évidemment. Mais là encore peu importe quoi exactement, l’essentiel n’étant pas tant dans la nature du sacrifice que dans l’acte sacrificiel. C’est cet élément qui m’a fait réaliser la paternité commune aux deux films. Il n’y a plus d’autre choix que de donner (son fils, peut-être ses yeux, peut-être son amour, comme l’ont fait Médée et Oedipe). Donner, mais à qui ? On s’en doute, chez Yórgos Lánthimos ne se trouve nulle trace de dieux demandant vengeance pour rétablir un quelconque équilibre. Résumons : donner quoi, peu importe, à qui peu importe, poussé par quelles forces, peu importe. Mais donner irrémédiablement.
Yórgos Lánthimos est souvent critiqué pour son cynisme. Il me semble qu’il est tout le contraire d’un artiste immoral (a-moral) ou désabusé comme j’ai pu le lire, et ce n’est pas parce que ses personnages laissent peu couler leurs larmes que l’émotion est absente de ses films. L’amour qui pousse David à fuir les Solitaires avec la femme aveugle est d’une force rare au milieu de l’horreur froide qui les entoure. Ce contraste qui va s’intensifiant rend magnifique toute la dernière partie. On ne saura pas si le héros parviendra à s’aveugler et se rendre ainsi « compatible » avec sa bien-aimée aux yeux de la société, mais rien ne fera que cet amour n’aura pas été. Il est vrai, et c’est sans doute cela qui semble si inacceptable, que ce ne sont pas tant les sentiments humains qui structurent les comportements que le caractère lui-même totalement gratuit des règles (l’expression est, de fait, étrange) qui les déterminent. Quand on évolue dans un monde dominé par l’absurde, les logiques que l’on suit – aussi solides semblent-elles – obéissent en réalité tout autant aux lois de l’arbitraire. Le miroir tendu par Yórgos Lánthimos a de quoi faire trembler, peut-être vaciller. Remuer, indéniablement.
(1) Ce film m’avait tellement marquée que lors de ma lecture récente de De sang froid, la scène du crime familial de 1959 s’était déroulée dans ce dont je me souvenais du sous-sol aménagé de la maison contemporaine de ses personnages principaux.
Quand on travaille sous une économie capitaliste, on ne rêve pas, on cauchemarde. La violence subie peut être non seulement immense, mais qui plus est constante : celui qui se fait sucer le sang le jour ne semble pas toujours pouvoir trouver la nuit de répit véritable. Peut-on se remettre de rêver chaque soir qu’on travaille dans un bureau sans fenêtre ? Mais d’ailleurs, peut-on jamais se remettre de travailler le jour dans un bureau où il est établi que le nombre des fenêtres correspond à sa place dans la hiérarchie ? Qui peut rester indemne à la vue de son cerveau mangé à la petite cuiller par une dizaine de collègues ? Mais peut-on de toute façon survivre à un emploi où l’on donne tout, tout en se sachant inutile ? Le cauchemar, dans ce cas, n’est pas une simple illusion, désagréable certes mais temporaire. Il ne se déchire pas au réveil. Il devient le miroir grossissant, cruel et impossible à fuir d’une réalité tout aussi prégnante et dont les milliers de petites touches, quant à elles indicibles, n’en sont pas moins insupportables.
C’est en cela que le documentaire Rêver sous le capitalisme de Sophie Bruneau est fort et particulièrement marquant : rien du travail n’y est montré, sinon quelques lieux bruxellois fantomatiques, quelques espaces qui, alors qu’on les suppose pensés pour le bien-être des salariés, semblent au contraire les déshumaniser, les parquer et déterminer jusqu’à leurs comportements et leurs mouvements les plus simples. À ce titre, le passage avec un long travelling latéral dans une salle de restauration révèle une sociabilité prémâchée absolument terrible à observer. Même sur le temps de la pause, pendant le déjeuner, hors des tâches à accomplir, nulle échappatoire n’est à espérer. Pire encore : se nourrir est une tâche à accomplir à part entière. Pour le reste, lorsqu’un protagoniste parle devant la caméra pour raconter son cauchemar, la réalisatrice ne laisse entrevoir qu’un ou deux murs monochromes, un bout de table et de dossier de chaise. Ce presque rien, précisément, devient ainsi un gouffre, un gouffre d’angoisse il n’y a pas d’autre mot.
Tous les non-dits du travail, les horaires absurdes, le stress accumulé et la fatigue permanente, les gestes répétitifs, l’ennui et l’urgence qui vont de pair, la somme des contraintes inutiles, les remarques faites pour écraser – écraser l’autre en même temps que sa propre misère – , les coups d’oeil mauvais, les systèmes hiérarchiques dissociés des compétences réelles, les temps (mortellement) morts, la laideur des espaces, autrement dit ce qui n’a qu’à être suggéré dans le film car chacun en a fait l’expérience dans sa propre vie, se trouve ici redoublé par la souffrance individuelle, concrète et exposée en détail dans le récit onirique. On n’en saura pas plus. Mais chaque fois l’on sent que le témoin est arrivé au bout de ses forces. Et que s’il peut parler, c’est que quelque chose en lui a définitivement été cassé, qu’il ne pourra plus travailler comme avant. Ne lui reste que la force de dire, comme réciter le songe qui l’obsède. Voilà de bien étranges rêves que le capitalisme nous aura finalement vendus.
Je ne suis pas complètement sûre que le documentaire soit accessible aux non-abonnés. Pour s’en faire une idée et en savoir plus, j’ajoute une interview de Sophie Bruneau dont l’accès est gratuit (il est à noter que la réalisation du film a elle-même été un travail éprouvant).
Lost in Traplanta est une petite série documentaire qui a de quoi réjouir. Non seulement elle est pleine d’humour, mais elle montre un monde auquel on a peu accès, à savoir la communauté noire du sud des États-Unis. Le documentaire retrace le parcours d’Outkast, le célèbre groupe formé à Atlanta en 1992 par Andre 3000 et Big Boi et dont l’influence plâne encore sur toute la ville. Eux sont partis vivre ailleurs depuis longtemps, mais Larry enquête et retrouve des collaborateurs occasionnels et des proches, en même temps qu’il découvre l’actuelle vie musicale d’Atlanta. Malgré le ton comique du film, on perçoit parfaitement comment les jeunes hommes – peu de femmes apparaissent si ce n’est les danseuses de la boîte à la mode de la ville : le sexisme visiblement fait loi – se sont débrouillés il y a vingt ou trente ans, à l’époque où les membres d’Outkast se sont rencontrés, et comment les générations suivantes ont dû se débrouiller elles aussi par le deal et la musique. Toute cette communauté est depuis longtemps livrée à elle-même. Et la pauvreté de ses membres n’est pas que matérielle, elle est aussi et surtout intellectuelle. Pour autant, et c’est ce qui rend ce film si enthousiasmant, certains ont su développer une expertise propre, une pratique musicale dont ils tirent une sorte de joie désillusionnée. Ils ont inventé la trap music, apparentée au reggae mais qui, par son côté à la fois glauque, fatigué et érotique, me semble avoir davantage à voir avec le trip-hop. Il ne s’agit pas de faire preuve d’une naïveté béate. Ici c’est le mélange constant de dénuement extrême, d’abrutissement – nombre des interlocuteurs de Larry sont défoncés – et malgré tout, d’énergie qui est le plus touchant. Les plus jeunes, explique un vétéran, ne parviennent plus à faire évoluer leur musique. Il assure qu’aujourd’hui la trap d’Atlanta piétine car les instruments ont cédé la place à des beats pré-enregistrés. Mais on n’est pas obligé de croire ce discours pessimiste, qui est le propre des gens nostalgiques de leur propre jeunesse. La vie est bien là, toujours palpable. Et l’on peut espérer que le sud ait toujours quelque chose à dire.